Assise dans notre tente, je regardais Clément ranger quelques affaires qui trainaient encore dehors. Il semblait contrarié. Pas de sourire, pas de regards dans ma direction comme il faisait toujours. Je le sentais tendu, et Lenka lui collait aux basques, il faillit l’écraser en faisant un malheureux pas en arrière.

« Rhaaa, mais fiche le camp, je vais te faire mal ! »

J’appelai la chienne pour qu’elle cesse de lui tourner autour, et elle sauta sur mes genoux. Je la caressai pour la faire tenir tranquille et la garder contre moi, tout en regardant Clément revenir vers nous. Pour qu’il s’en prenne à sa chienne, c’est que quelque chose n’allait vraiment pas…

Il ôta ses chaussures de deux coups de talons et se déshabilla dans le même mouvement pour ne garder que son boxer. Puis il se glissa dans son duvet avant de tourner un peu la tête vers moi, mais sans me regarder vraiment : « Tu dois ressortir ? Ou je ferme ?

_ Non, c’est bon. »

Le zip de la tente, celui du duvet. Le clic de la lampe qui s’éteint.

Je restai clouée sur place un instant, interloquée, avant de réagir à mi-voix, dans l’obscurité.

« Clément ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

_ Rien. Je suis fatigué.

_ C’est ça, ouais. Qu’est-ce que j’ai dit ? Qu’est-ce que j’ai fait ?... Tu comptes bouder toute la nuit ? »

Il soupira.

« Pfff… j’aurais aimé passer un peu de temps avec toi. J’ai pas organisé une rando pour papoter avec ton frangin. »

Ouh, la mauvaise foi ! Il voulait jouer à ça ? Allons-y !

« C’est pour ça que tu fais la gueule maintenant que je suis avec toi ? Et d’abord, on a organisé une rando pour que Meaza se change les idées. Je suis désolée si tu t’es senti abandonné, mais elle avait besoin de moi. »

Il soupira à nouveau, et admit :

« Désolé, Lou. Tu m’as manqué aujourd’hui, et… Je sais pas, je… »

J’attendais la fin de la phrase, qui ne vint jamais. En tout cas, ce n’était pas de la possessivité sortie d’on ne sait où, il était vraiment mal dans ses baskets…

« Clé, qu’est-ce qui t’arrive ? »

Il se rapprocha de moi, vira la chienne qui tentait de se faire oublier dans mes bras, et prit la place. Je l’entourai de mes bras, et posai mes lèvres sur son front, caressant ses cheveux.

Il enfouit son visage contre moi, frotta sa joue sur mon sein à travers le T-shirt, me serra fort dans ses bras. J’avais l’impression d’être le doudou d’un petit garçon avec un gros chagrin. La jalousie, cette réaction boudeuse, limite rageuse… ça ne lui ressemblait pas.

« Je suis désolé, Lou, c’est pas de ta faute. Je n’avais pas à m’en prendre à toi comme je l’ai fait. Excuse-moi… »

J’embrassai ses cheveux et posai ma joue dessus.

« Je ne sais pas pourquoi j’ai le blues depuis quelques jours. Je pense à ma mère, à mon oncle… La rando, c’était aussi pour moi, tu sais… »

Je le serrai plus fort. Il refusa de se confier d’avantage lorsque je lui proposai, et finit par s’endormir comme ça, contre moi. Je veillai sur son sommeil un long moment avant de m’endormir à mon tour. Clément me montrait enfin une faille. Une autre faille que la perte de sa première chienne, Winnie, qui l’avait beaucoup affecté. Il se présentait comme un roc, un phare immobile contre vents et marées, mais lui aussi avait ses démons, et bien qu’il les ait à peine évoqués jusque-là, j’avais maintenant la preuve qu’il n’était pas aussi détaché qu’il voulait bien le laisser entendre…

Je fus réveillée au milieu de la nuit par quelque chose que je ne parvins pas à identifier tout de suite. Mais Lenka s’agitait, et Clément s’assit à son tour. Désorientée, je cherchais mon portable pour regarder l’heure, quand de nouveau un cri perça la nuit.

« Bouge pas. Je vais voir. » chuchota Clément en ouvrant la tente. Je restai là, entravée dans mon duvet, Lenka dans mes bras pour l’empêcher de sortir également. Tendant l’oreille, j’entendis la voix de Clément qui demandait à mon frère si tout allait bien. Je reconnus celle de Nico qui s’excusait de nous avoir réveillés, entre deux murmures destinés à apaiser Meaza.

Clément fut de retour très vite, et il se recoucha en frissonnant : il était sorti sans prendre le temps de s’habiller, en caleçon.

« Meaza a fait un cauchemar. » m’expliqua-t-il. Je l’avais déjà compris, et je m’inquiétais. « Ton frère dit que ça va aller, qu’il a l’habitude de gérer. Viens ma belle, il faut se rendormir. »

Je me blottis contre lui et retrouvai tant bien que mal les bras de Morphée, bercée par la respiration de Clément et les murmures qui venaient de la deuxième tente.

Le lendemain, au petit-déjeuner, Meaza s’excusa de nous avoir réveillés en pleine nuit. On lui a assurée que ce n’était pas grave, qu’on s’était rendormis ensuite, mais je voyais l’inquiétude sur le visage de mon frère. Je me rapprochai, laissant Clément gérer la casserole d’eau chaude. Nico soupira.

« Je ne sais pas quoi faire… Je me sens tellement impuissant… » Meaza à ses côtés le regardait, ses grands yeux bruns cernés de fatigue et débordant de larmes, elle se mordait les lèvres comme si elle était fautive. Et quand mon frère, suivant mon regard, la vit ainsi, il s’empressa de la serrer contre lui, de l’embrasser, de lui assurer qu’il ne lui en voulait pas.

« Comment tu faisais, toi, Lou ? »

Je le regardai sans comprendre.

« Avant que je revienne de Paris, quand vous étiez toutes les deux ?

_ Mais… » Je regardai Meaza : elle ne m’avait jamais réveillée en criant au milieu de la nuit. Elle le lui dit, comme honteuse, dans un filet de voix tout juste audible. Clément nous apporta nos tasses, et s’assit près de nous. Mon frère semblait blessé d’apprendre que Meaza avait des nuits agitées avec lui et pas avec moi. Et je savais à quoi il pensait : est-ce que les viols qu’elle avait subits l’avaient traumatisée au point qu’elle ne parvenait pas à dormir sereinement auprès de lui ? Clément proposa une autre explication :

« Peut-être que le fait d’avoir tes papiers, Meaza, tu te sens rassurée de ce point de vue-là, tu n’es plus en mode ‘survie’, et du coup tu te relâches, tes traumatismes ressortent ? »

C’était intéressant, comme théorie, et je la vis soulagée, elle culpabilisait visiblement à l’idée que son inconscient ait peur de Nico. Ce dernier la câlina, lui assurant que ça allait s’arranger, qu’ils allaient trouver une solution.

Ni l’un ni l’autre n’était particulièrement enthousiaste à cette idée, mais elle évoqua aussi les somnifères prescrits par le médecin, qu’elle n’avait jamais achetés.

« Si ça te permet de dormir le temps de régler tes problèmes, tu devrais peut-être y penser, oui… » glissai-je. « Comment tu fais, pour le moment, pour t’endormir ? »

Elle jeta un coup d’œil à mon frère, qui répondit :

« Je fais comme je faisais avec toi quand tu avais un cauchemar : je la berce en lui parlant.

_ Oui, le son de ta voix m’aide à dormir. » murmura-t-elle. Je souris : ils étaient mignons tous les deux, et moi aussi la voix de Clément m’apaisait et me berçait. Clément, justement, leva le nez de sa tasse de thé :

« Il faut que vous arriviez à créer un rituel. De la musique douce, une lumière tamisée si besoin…

_ Il faut surtout que j’arrive à trouver quoi raconter chaque soir… » marmonna Nicolas. « Au bout d’un moment, je ne sais plus quoi dire…

_ Pourquoi tu ne lui fais pas de la lecture ? »

Je vis son regard s’éclairer à cette idée.

« Lou, tu es un génie ! »

Tout le monde éclata de rire, moi la première. N’importe quoi… Mais ça pouvait marcher, en tout cas ça valait la peine d’essayer…

En fin de journée, on était tous fatigués par nos deux jours de marche et les nuits entrecoupées ; Nico et Meaza ont décliné notre invitation à rester diner avec nous, pressés de rentrer chez eux, de se retrouver seuls aussi sans doute. Ils ont simplement récupéré quelques affaires restées au chalet, et Clément a tendu à Nico son Anthologie de la poésie française en lui disant : « Essaie de lire ça à Meaza, ce soir.

_ De la poésie ? » Mon frère a levé un sourcil, un peu intrigué.

« Ouais… la rythmique des vers, les rimes et tout… c’est régulier, apaisant. Et puis c’est pas comme un roman où on lutte contre le sommeil pour savoir la fin. »

Nicolas a glissé le gros volume sous son bras gauche, avant d’étreindre Clément avec le droit : « Ça marche, merci. »

L’idée de génie, pour le coup, elle était là, et à mon tour j’ai enlacé Clément, me collant à lui en regardant Nico manœuvrer et Meaza nous faire signe de la main par la fenêtre ouverte de la 205.