Chapitre 51
Le lendemain, on a replié la tente après avoir avalé une tasse de thé et un paquet de biscuits en guise de petit-déjeuner, et on a repris la voiture pour aller se garer au bord du lac. J’avais gardé mon appareil photo à portée de main, je n’ai pas été déçue. Le ciel un peu nuageux se reflétait dans les eaux calmes du lac, entre les icebergs de tailles et de couleurs différentes. Il y en avait des blancs, des bleu turquoise presque transparents, d’autres striés de poussière volcanique noire. Leurs formes aussi étaient étonnantes. On a hésité un moment à s’offrir le tour en bateau, et puis on s’est dit que c’était trop bête d’être venus jusque-là pour rester sur la plage, et on est allés chercher nos tickets. On est montés à bord d’une drôle d’embarcation dotée de roues, qui venait chercher les touristes sur la terre ferme puisqu’il n’y avait pas d’embarcadère. Le bateau roulait sur la plage, entrait dans l’eau, et se mettait à flotter dès qu’il y avait assez de fond.
Il faisait particulièrement froid, on était à quelques centaines de mètres d’un glacier – celui-là même dont se détachaient les icebergs flottant sur le lagon – mais le spectacle valait vraiment de détour.
Après notre tour en bateau, on est allés se réchauffer dans la boutique de souvenirs, et une brioche à la cannelle nous a tenu lieu de déjeuner. Puis s’est posée la question du retour.
« Nous on dort à Skógar ce soir, on peut déjà vous emmener jusque là-bas, ont proposé Andy, Geoffroy et Matthieu. On n’allait pas refuser une telle proposition ! On s’est à nouveau entassés dans le 4x4, et on a pris le chemin inverse. Finalement, on est revenus à proximité de la vallée de Thórsmörk qu’on avait quittée la veille au soir. Mais le spectacle valait le détour et le temps passé sur la route, aucun de nous cinq n’avait de regrets. Clément a insisté pour s’arrêter à Vík, où il voulait me montrer des orgues basaltiques et la plage de sable noir. Nous avons vu également pour la première fois de notre séjour un macareux moine, drôle d’oiseau marin noir et blanc, avec un gros bec orange et un air un peu triste à cause du trait noir au coin de son œil.
Puis on a repris la voiture pour arriver à Skógafoss, une magnifique chute d’eau tombant d’une falaise. Après une courte balade – un escalier métallique fixé à la paroi rocheuse permettait de monter jusqu’en haut, et un sentier de randonnée suivait la rivière mais nous n’avons marché que quelques centaines de mètres avant de revenir sur nos pas – on a dit au revoir et merci à nos compagnons de route et fait le point. Il était 16 heures passées, nous devions rejoindre Reykjavík avant le lendemain 5 heures du matin, heure à laquelle partait la navette pour l’aéroport.
« On va partir à pied, on fera du stop. » a dit Clément. Je craignais un peu qu’à cette heure-ci ce soit compliqué, mais en même temps aucun bus régulier ne semblait partir de Skógar vers Reykjavík… On quittait le parking quand on a entendu derrière nous de grands cris ; en se retournant, on a vu Andy nous faire signe du bras. Il avait surpris une conversation entre deux Américains qui repartaient justement pour la capitale, et il avait négocié notre voyage, on n’avait plus qu’à monter dans la voiture !
Nous sommes arrivés à bon port en deux heures, les Américains nous ont laissés au centre-ville où on a trouvé un restaurant pour dîner. Puis, plutôt que de retourner à l’hôtel pour nains célibataires, pour une nouvelle nuit à deux dans un lit de quatre-vingt-dix centimètres de large, nuit qui de plus serait fort courte puisque qu’on devait partir aux premières heures de la matinée… on a décidé de passer une nuit blanche. On a trainé en ville et sur le port, pris des photos sous le soleil de minuit, somnolé quelques minutes devant l’Harpa, une salle de concerts et centre des congrès – encore un hommage aux orgues basaltiques, mais tout en verre cette fois.
On est même allés faire un tour au cimetière de la ville, il était très boisé, des bougies finissaient de bruler dans des boites métalliques sur certaines stèles. Il y avait de l’herbe sur les tombes, des feuilles mortes dans les allées, de la mousse et du lichen recouvraient les pierres les plus anciennes. Je n’étais pas tellement fan de cimetières, je n’avais même pas aimé celui du Père Lachaise où Nico m’avait emmenée, mais il se dégageait de cet endroit une atmosphère paisible, presque mystique. Clément semblait aussi touché que moi par l’ambiance du lieu. Je noircis quelques pages supplémentaires sur mon carnet – les dernières encore vierges – ajoutai, comme je l’avais fait depuis le début de la semaine, quelques mots d’explications sur ce que j’avais dessiné, le lieu et son histoire, mon état d’esprit.
« Tu sais, Lou… » Je fermai mon carnet, et regardai Clément qui avait patienté à mes côtés tandis que je crayonnais. « La semaine dernière, quand j’étais pas bien…
_ Oui ? » Je sentais qu’il avait besoin d’encouragements pour se confier. Il avait refusé de le faire jusque-là, m’assurant que ça allait passer – ce qui était finalement arrivé, et j’avais pensé qu’il ne m’en parlerait plus.
« Ça fait seize ans que j’ai perdu ma mère. Ça faisait juste seize ans, l’autre jour… J’ai eu du mal à passer le cap. C’était la première fois que ça me faisait ça... et je ne m’attendais pas à ce que ça me touche autant. Je crois… je crois que j’ai réalisé, d’un coup, que… ça y est, plus de la moitié de ma vie, je l’ai vécue sans elle… » Sa voix se cassa un peu sur ces derniers mots, et il prit une profonde inspiration, levant les yeux au ciel. Je glissai mes doigts dans les siens, pas facile de se faire un câlin avec chacun un sac sur le dos. Il soupira doucement mais longuement, et je sentis le souffle un peu tremblant frôler mon crâne.
« Ce cimetière, il est tellement beau, doux… chez nous, ils sont moches, arides… S’il m’arrive quelque chose, je veux reposer dans la nature. Promets-le-moi !
_ Je te le promets. » répondis-je, quoiqu’il me répugne de penser à la mort. Mais c’était le moment, alors j’ajoutai : « Moi aussi. Au même endroit qu’Attila.
_ Je te le promets. »
Malgré les sacs à dos, on s’est enlacés, un long moment, sans un mot supplémentaire. Puis, en silence, on a passé le portillon en fer forgé rouillé, et on a repris notre marche le long du petit mur de briques rouges. On a laissé derrière nous le cimetière et les confidences, la tristesse, pour revenir vers le port et voir le soleil se lever sur la mer, attendre la navette qui devait nous mener à l’aéroport de Keflavik.
Une fois passé le décollage – je n’aimais vraiment pas ce moment ! – j’ai dormi tout le vol, et Clément a dû me réveiller un peu avant l’atterrissage pour que je redresse mon siège et attache ma ceinture. Cette grosse sieste m’avait fait du bien, j’avais presque l’air en forme d’après lui. On a récupéré les sacs sur le tapis roulant, et Nico nous attendait dans le hall, Lenka dans les bras. Elle s’est déchainée en nous voyant arriver, se tortillant contre lui pour nous rejoindre. Clément l’a réceptionnée au moment où elle sautait des bras de Nico, elle poussait des petits gémissements d’excitation, voulait lui lécher le visage… Elle était vraiment heureuse de le retrouver !
« Salut Moustique !
_ Salut Nico, Meaza n’est pas là ?
_ Non elle avait rendez-vous chez sa psy.
_ Oh. Ça va mieux ?
_ Oui. Les poèmes le soir, c’était une idée géniale. Elle a un traitement léger pour dormir, aussi, et puis sa thérapie lui fait vraiment du bien. »
J’étais contente de ce qu’il m’annonçait, ça faisait plaisir de voir qu’elle remontait la pente.
On avait atterri à 11h35, le temps de récupérer les bagages et de faire la route jusqu’à Clermont-Ferrand, on est arrivés chez Nico et Meaza à 14 heures passées. On mourait de faim, les uns comme les autres. Meaza avait préparé un bon repas, sur lequel on s’est jetés, il n’en est pas resté une miette ! C’était bizarre de revenir dans mon appartement, qui était le leur maintenant. Ils avaient installé leur chambre dans ce qui avait été mon bureau, et la pièce à vivre avait un coin salon, avec le clic-clac de Clément et une télé posée sur un petit meuble qui avait appartenu à Virgile.
Après le repas, on s’est installés ‘dans le salon’ pour boire un café ou un thé, selon les goûts. Meaza se dandinait un peu, elle ne tenait pas en place, lançait souvent des regards par en-dessous à mon frère, qui finit par la prendre contre lui en souriant.
« On a un truc à vous annoncer.
_ Oui ? » On était tout ouïe.
« On va avoir un bébé. » annonça Meaza d’une petite voix émue, les yeux embués, comme si elle n’y croyait pas encore vraiment elle-même.
« Félicitations ! » Je n’avais pas osé en reparler depuis qu’elle avait évoqué cette possibilité, mais maintenant j’étais fixée.
« La naissance est prévue pour la mi-mars. » a précisé Nicolas. Ils rayonnaient tous les deux. « Et on va se marier. On voudrait le faire rapidement, et comme on n’a pas beaucoup d’invités, je me demandais… si vous accepteriez qu’on fasse, genre, un barbecue dans votre jardin ? Un truc tout simple, juste papa et Marité, Virgile et vous, les copains… »
Evidemment qu’on était d’accord ! On n’allait pas refuser une occasion de faire la fête.
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