Le monde ténébreux des cités sans fenêtres : III

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Arriva alors un mâle à l’apparence étonnante, car ses cheveux, longs et coiffés à la mode de cette cour, c’est à dire un haut demi-chignon orné de pointes en croissant de lune et de lames diverses, avec deux mèches devant les oreilles lui encadrant le visage, étaient de deux couleurs différentes : un côté était blanc comme l’os, et l’autre noir comme l’obsidienne. Ses yeux étaient noirs mais brûlaient d’un feu impie, emplis d’encre liquide et pailletés d’or, à la manière d’Uriel. Comme ce dernier, il avait l’œil gauche orné d’une scarification ésotérique, qui, de loin, ressemblait à la cicatrice d’un coup de lame sur son arcade. À l’instar d’Uriel, sa peau était pâle, ses pommettes hautes et dessinées, sa bouche fine et cruelle, ses traits racés. En fait, il lui ressemblait comme un frère, si ce n’est ces bizarres cheveux bicolores qu’il arborait.

Il entra et salua à la manière des ældiens mâles, c’est à dire en croisant les avant-bras devant son giron, brièvement. Uriel lui montra d’un geste où s’asseoir, avant de poser sa main griffue sur ma tête, qu’il se mit à caresser négligemment.

Ce geste intrusif – le premier qu’il avait à mon égard, ne m’ayant jamais puni lui-même – me glaça les sangs. Je me raidis immédiatement, et, le sentant, le cruel Uriel glissa sa main sur ma nuque, ses longs ongles frottant mes vertèbres d’un geste qui se voulait rassurant.

— Ce n’est rien, tithiniel, ronronna-t-il en ældarin à mon intention. Ce n’est que mon frère cadet. Je sais que sa robe est étrange, mais il n’y peut rien : son premier géniteur n’a fréquenté le lit de sa mère qu’une ou deux fois, avant d’être remplacé par le mien. Et tous les deux avaient des robes aussi différentes que le jour et la nuit !

Je tendis le dos, à la fois intriguée — par cette bizarrerie de la génétique — et horrifiée par les caresses, le ton familier et le petit nom que m’avait donné Uriel (« la petite, la toute menue » en ældarin). J’étais familière des étrangetés de la reproduction ældienne : la fécondation avait en effet lieu en plusieurs fois. Je ne m’étais jamais demandé ce qui se passait si le géniteur était remplacé par un autre en cours de route, mais j’en avais la réponse : les petits pouvaient se retrouver bicolores. Issus d’une mère et de deux pères, donc... J’avais eu une bonne intuition à l’époque : les ældiens étaient plus proches des félins que des singes !

— Une nouvelle esclave ? s’enquit le frère bicolore, passant automatiquement à l’ældarin. Je ne l’avais jamais vue.

— C’est notre aîné qui me l’a octroyée. Un cadeau que lui avait présenté une Sœur du Rouge de mes connaissances par mon entremise, et accessoirement, l’une de mes concubines.

Le frère leva un sourcil. Ses yeux luisant d’une haine glaciale et malfaisante passèrent de ma silhouette à celle de son aîné.

— Une Consacrée au dieu de la guerre ? Et tu t’accouples avec ?

— Cela fait longtemps qu’elle a déserté sa phalange, pour suivre la voie des bardes. Du reste, j’aurais pu la soumettre facilement. Elle est loin d’être comme notre sœur, qui, elle, s’investissait complètement dans sa voie.

— J’entends bien, grinça le frère, avant de revenir à son observation de ma personne. Son regard scrutateur m’examina des pieds à la tête, et il fronça les sourcils.

— Pourquoi est-elle habillée ? s’enquit-il.

— Elle parle l’ældarin. C’était, soit disant, l’esclave bien-aimée de l’as sidhe d’Æriban, Ar-waën Elaig Silivren… Que cela soit vrai ou pas, il me déplaît de voir une créature parlant la langue de la sældarín aller nue comme une sauvage, alors je l’ai vêtue.

— Moi, j’aimerais la voir nue, fit cruellement le frère. Déshabille-là, si tu veux m’être agréable, mon frère !

Uriel éclata d’un rire sombre et il reposa sa main sur mon crâne d’un geste autoritaire.

— Justement, je n’ai pas envie de t’être agréable, petit frère. Cette esclave – mon esclave – restera habillée.

Le frère bicolore voulut dire quelque chose, mais il se retint visiblement, devinant que plus il insisterait, plus Uriel se gausserait de lui. Après m’avoir jeté un dernier regard de son œil noir, il détourna la tête et passa à autre chose, se mettant du même coup à parler en dorśari.

Lorsqu’il fut enfin parti, ce fut Tanit qui entra. Visiblement, c’était l’heure des visites. Elle était à peine assise qu’Uriel fit signe à une fynasí.

— Déshabille mon esclave, ordonna-t-il à la servante en ældarin. J’ai une grande envie de la voir nue.

Cette seule remarque força Tanit à remarquer que j’étais habillée. Son regard croisa le mien : c’était la première fois qu’elle osait me regarder en face depuis qu’elle m’avait vendue aux dorśari.

— Vous lui avez enlevé son bâillon, murmura l’ældienne, interdite.

Uriel lui octroya un long sourire.

— Oui. J’apprécie ton cadeau, vois-tu. De plus en plus. Au début, j’étais fort mécontent que tu me remettes un tel fardeau entre les pattes, et encore plus lorsqu’il me revint directement. Des esclaves humains, j’en écorche des dizaines par jour, et ils ont une durée de vie si limitée… Je préfère les orcanides, plus résistants à la douleur. Mais celle là est différente des autres. Elle parle l’ældarin – tu le savais, non ? – et prend des initiatives. Elle a une compréhension innée de ce qui est intéressant et stimulant. Elle recherche la punition constamment mais sans vile soumission. Elle est combattive, endurante, mais invitante et complice. Et résistante, elle met du temps avant de céder… Bref : c’est l’esclave idéale. Je sens que l’amusement sera optimal avec elle. Qu’est-ce qui t’amène, sinon ? Tu es encore venue me supplier de te malmener ?

Tanit s’arracha à ma contemplation pour lui jeter un regard dur.

— Cette humaine ment comme elle respire. Sa langue est plus crochue que les pattes d’une araignée !

— Et c’est à un prince sorśari que tu dis ça, marmonna Uriel en appuyant son menton sur sa main d’un air blasé.

— Elle tentera tout ce qui est en pouvoir pour t’échapper, par la ruse et le marchandage. Elle est plus fuyante et machiavélique que l'Amadán ! tenta encore Tanit.

Uriel changea de position et cala sa joue contre son poing.

— Je me demande qui est la menteuse, entre vous deux. Cette humaine m’a raconté une fable intéressante… D’après sa version, c’était elle, la femelle de Silivren, et c’était elle également la mère de ses petits. Toi, tu aurais joué le rôle de la vile usurpatrice.

Hors d’elle, Tanit se redressa, ses beaux yeux étincelants de rage.

— Elle ment ! Comment pouvez-vous croire sa parole à elle, une simple humaine, et la favoriser par rapport à celle d’une elleth de votre race ?

— Tu n’es pas de ma race, répliqua durement Uriel. Tu es une femelle de Crépuscule. Et je n’ai jamais dit que j’accordais plus de crédit à son histoire qu’à la tienne. J’ai simplement dit que vous me chantiez deux versions d’un même fabliau. Ce petit mystère me plaît et me détourne de l’ennui qui est le mien. Lorsque j’en aurais assez et voudrais savoir qui, de vous deux, est la menteuse, il me suffira de vous livrer aux mains expertes de mon bourreau. Il accomplit un travail formidable, c’est un véritable artiste. On l’appelle le maître chanteur, car il arrive à diriger de merveilleux orchestres, et que devant lui, même le plus insensible à la musique devient un soprano aguerri.

Tanit me jeta un regard rapide, que je jugeai affolé. Pour ma part, je restai calme. Visiblement, j’étais beaucoup plus accoutumée aux aléas et aux coups du sort qu’elle.

— C’est elle qui ment, répéta-t-elle. Vous devriez le savoir ! Elle m’a volé mon mâle et mes petits !

Renversant la tête en arrière, Uriel éclata d’un rire grave. Visiblement, il s’amusait comme un petit fou.

— Y-a-t-il quelque chose de plus terrible qu’une femelle crachant et feulant pour défendre sa portée, et sa primauté sur le mâle qui l’a produite ? Je me sens comme ce roi humain de jadis, comment s’appelait-il déjà… (Il se tourna vers un sluagh, qui lui murmura un nom). Ah oui, c’est ça : Solomon. Mais je n’ai aucun bébé à couper en parties égales pour vous contenter toutes les deux ! Je crois que vous livrer à Khror sera plus que suffisant.

Khror. S’il y avait un nom que tous redoutaient ici, c’était bien celui là. Personne au juste ne savait ce qu’avait été Khror avant d’être ignoblement adoubé par les princes des ténèbres : ædhel, orcanide, humain, wê ? Son corps puissant aux muscles luisants et aux veines saillantes étaient recouvert d’un tablier en peau cousu à même la sienne, le reste orné de glyphe impies et de runes démoniaques qui formaient des cicatrices rougeâtres et en relief sur son épiderme sclérosé. Son visage était caché à notre vue par un espèce de heaume terrible et grossier, et il travaillait en éructant des râles satisfaits et des halètements sourds derrière le bout de ferraille rouillé qui lui servait de bouche.

Savoir Tanit torturée – et sans doute violée, au passage – par cet être immonde s'avérait plus que satisfaisant. Je n’en étais plus au stade où je plaignais mes ennemis : j’avais tenté de pardonner à certains d’entre eux, et voilà où ça m’avait mené. Aussi pris-je la parole, et dis-je mon sentiment à la traîtresse.

— Te voilà bien punie, Tanit. Quoi que ce Khror te fasse, ce sera toujours peu cher payé pour ce qu’auront subi mes enfants. J’espère que tu vas bien en chier. Pour ma part, sachant que tout ce qui m’arrive te sera administré également, j’accueillerai ce moment avec beaucoup de patience et de résignation.

Tanit me jeta un regard vipérin, tandis que le rire d’Uriel résonnait, franc et haut.

— Prometteuse, n’est-ce pas ? Cette petite guenon a des crocs !

Il me caressa amoureusement sous le menton d’un geste rapide du pouce, avant de venir me tapoter le crâne.

— La paix, Tithiniel, reprit Uriel. Je ne vous livrerai pas à Khror pour l’instant. Je préfère garder le mystère entier… pour le moment. J’entendrai vos cris et le fin mot de l’histoire plus tard.

En attendant, Tanit eut droit au même traitement que la veille, si ce n’est qu’Uriel me regarda tout le long. Je soutins son regard sans ciller ni avoir l’air trop provocante, lui signifiant à la fois que je ne le craignais pas, ni ne l’invitais à quoi que ce soit. Puis il congédia une Tanit épuisée, et, s’étant rhabillé, il s’arrêta devant moi.

— Je sais que c’est toi qui dis la vérité, m’annonça-t-il. Comment le sais-je ? Tanit a insisté pour que je t’offre à mon frère. Et nul ne pose les yeux sur le visage nu du Roi de la Nuit sans tomber irrémédiablement en son pouvoir. Cette femelle rousse voulait que tu lui succombes toi aussi, ce qui aurait représenté une douce torture par rapport à ce qu’un autre maître aurait pu te faire subir. C’est donc qu’elle te craignait. Que pouvait-elle craindre ? Que, toi même, tu aies la faveur du mâle qui l’intéresse… Ar-waën Elaig Silivren, celui que tu appelles Aonaran.

Je poussais un soupir.

— À ce propos, je vous ai menti, avouai-je tout de suite à Uriel. Ren n’est pas l’Aonaran. J'ai dit ça pour attirer votre attention, avant que vous ne me fassiez arracher la langue, me tuiez et ne m’ôtiez tout espoir de sauver un jour mes petits.

Uriel me regarda en silence. Je savais que je prenais un risque en lui révélant cela. Cela pouvait lui donner une nouvelle arme contre moi, et un nouveau moyen de me faire souffrir. Je pouvais également perdre ses bonnes grâces, visiblement aussi capricieuses qu’une tempête gravitationnelle.

— Fouettez-la, ordonna-t-il à son sluagh sans crier gare. Trente coups. Puis soignez-la, faites-la se reposer et se sustenter.

Je fus déshabillée, bâillonnée, et attachée, alors qu’Uriel s’installait, un verre de gwidth à la main, pour jouir du spectacle. Avec tout ce qu’il buvait, je m’étonnais qu’il ne soit pas ivre mort tout le temps.

Une fois la punition effectuée, Uriel, à qui apparemment Tanit n’avait pas suffit, attrapa la muette qui avait été appelée pour lui servir de repose-pieds, la fit grimper sur son giron, et, après une parodie vite expédiée de touche-touche, la viola vicieusement sous mes yeux. Je savais qu’il le faisait pour me faire peur, pour me montrer que ce sort, éventuellement, pouvait m’être administré s’il le décidait. Mais le fouet serti de pointes dont on se servait ici pour punir les esclaves m’avait laissée au bord de l’évanouissement, et c’est de l’œil morne des damnés accoutumés à leur sort que je regardai la malheureuse muette se faire besogner par le cruel ældien. En fait, après tout ce que j’avais vu Uriel commettre, l’opération ne me paraissait plus si horrible : c’était même, selon moi, la chose la plus normale que le seigneur dorśari avait faite depuis que je le connaissais. Quant à la muette, elle subit son sort avec une résignation teintée d’un sombre et discret plaisir, et alla même jusqu’à s’incliner pour remercier son maître lorsque ce fut fini. Uriel me jeta un petit regard, trouvant probablement la leçon édifiante : puis il grimaça un demi-sourire, et ordonna d’un signe qu’on me sorte de ses appartements. Alors qu’on m’attrapait par les bras, je le vis passer le revers de sa main griffue sur la joue de la muette, qui, en retour, vint se lover contre lui. Le luith, à n’en pas douter. Ou le syndrome de Stockholm.

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