Infiltrés : I
— Plus doucement, Angraema !
Círdan avait hésité à remplacer le nom de la jeune fille par une appellation plus tendre, telle que « amour », « reflet de mon cœur » ou « très aimée ». Aussi loin que sa mémoire puisse remonter lors de ses rêveries – et ces derniers temps, il consacrait beaucoup de temps à se remémorer cette période bénie sur Imlith, la « vallée des fleurs » qu’ils avaient quittés pour leur malheur — il avait toujours entendu ses parents s’appeler l’un et l’autre ainsi. Mais, si Angraema avait accepté son compagnonnage, Círdan était bien conscient qu’il le devait surtout à la constance de sa courtise et au fait qu’il était alors le seul mâle disponible à des milliards de milliards d’unités lunaires à la ronde. En outre, la jeune sidhe ne l’avait jamais qualifiée d’une telle appellation. Il la savait peu intéressée par la poésie romantique, et pour finir, elle ne s’était toujours pas emparée de sa queue. Bien sûr, Círdan convenait qu’il était un peu tôt pour qu'elle lui cède sa virginité, et il était prêt à attendre, même s’il se souvenait de l’avertissement que l’as sidhe, le père de sa bien-aimée, lui avait donné il y a peu.
Ne tarde pas trop longtemps. Impose-toi. Montre-lui qui tu es.
— Círdan ! Tu rêves ?
La voix pointue d’Angraema le tira de sa rêverie. Surpris – et un peu honteux – le jeune ældien se tourna vers elle.
— Désolé. Qu’est-ce que tu me disais ?
— Je te demandais comment tu aurais négocié cet atterrissage, puisque tu trouves que je vais trop vite, répliqua Angraema en lui jetant un de ces regards noirs dont elle avait le secret.
Quels yeux elle avait ! D’une belle lueur dorée lorsqu’elle était d’humeur affectueuse ou joueuse, ils pouvaient devenir d’un noir d’encre lorsqu’elle se fâchait. Et lorsqu’elle affrontait un ennemi, ses cris de guerre farouches, associés à ce regard noir et brillant d’une flamme inextinguible, lui donnait envie de se jeter à ses pieds et de demander à être immolé sur son autel ici-même, séance tenante.
Círdan chassa ces pensées dangereuses de son cerveau influençable. Même si Angraema le rendait fou, il devait rester discipliné.
C’est une grande guerrière, pensa-t-il en la regardant, et une superbe, adorable, terriblement désirable femelle… Mais elle ne sera jamais une naute.
Là-dessus, elle était loin d’arriver à la cheville de Baran, qui, bien qu’humaine d’origine, était le meilleur pilote qu’il eut jamais vu manœuvrer un cair.
— Pourquoi tu serres ton cristal-cœur comme ça dans ton poing, au lieu de me répondre, Círdan ? le tança Angraema en plissant les yeux.
Encore une fois, Círdan se reprit. Il se distrayait trop aisément.
— Les astroports humains possèdent un bouclier géothermique, lui expliqua-t-il en prenant le câble de connexion qu’elle lui tendait. Si tu arrives trop vite, tu risques d’abîmer le cair. Garder l’orbe activée tout le temps consommes trop d’énergie, et tu ne sais pas encore bien le déployer. Soyons prudents.
Círdan, comme tous les mâles ældiens de noble maison, possédait une armure et un masque, mais il ne l’avait pas revêtue. Aussi se contenta-t-il de tenir le câble pour établir une connexion avec Erryn au lieu de passer par le système intégré à son armure. La dragonne avait accepté de voler sous sa main, en attendant qu’Angraema, avec qui elle avait passé le contrat, ait un peu plus d’expérience de vol.
J’accepte, car tu es son mâle, avait dit le wyrm au grand plaisir de Círdan. Et que tes cheveux ont la couleur de mon feu.
Círdan se félicita de sa prudence lorsque la partie la plus avancée de la soute entra en contact avec le bouclier de la Nouvelle Arkonna, propageant une secousse dans tout le cair. Estimant les dégâts mineurs, il reprit de la hauteur et se stabilisa, avant de se tourner vers la jeune ældienne.
— Tu peux sortir la machine que j’ai construite, s’il te plaît ?
— Ce truc là ? s’enquit Angraema en sortant un émetteur à ondes hertziennes d’un grand panier.
Círdan acquiesça. Se saisissant de sa dernière création, il l’alluma sans la toucher, dirigeant sa paume ouverte vers elle. Elle réagissait à son impulsion. Il ferma les yeux, alors que des milliards de conversations, issus des différentes fréquences utilisées par la base, passaient dans son cerveau. Trouvant celle qui l’intéressait, il l’isola des autres et la dériva sur la machine.
« … et donc j’lui ai dit : bouge ton gros cul de là, l’exo, ou je t’explose la cervelle, résonna la voix grasseyante et fort grossière d’un mâle humain. Et j’te jure sur la tête de ma pute de mère que la seconde d’après, du sang vert giclait par tout… Ouais, vert comme mon béret, le sang ! Tiens, on a un signal là… Un vaisseau qui d’mande à entrer en communication. »
On entendit un cliquetis, et la voix reprit, d’un ton beaucoup plus protocolaire cette fois :
— Bâtiment, identifiez-vous. Vous apparaissez au radar, mais je ne vous vois pas sur le moniteur.
L’oreille fine du jeune ældien tiqua. Même s’il respectait les humains pour leur brutale efficacité et leur technologie, il s’en méfiait. L’agressive vulgarité de ce mâle n’avait, en outre, rien fait pour le rassurer. Sans pouvoir le préciser dans sa pensée, Círdan sentait que quelque chose ne tournait pas rond.
Immédiatement, il ordonna à l’orbe de Erryn de prendre la forme d’un innocent navire marchand sapiens : cette configuration, qui aurait sans doute été très difficile – voire impossible – pour un autre ældien, lui apparut facilement, de par sa connaissance extensive de la flotte aéronautique humaine.
— Nous sommes un navire marchand, venant d’essuyer une attaque de pirates orcanide dans l’espace aérien de Klonos, raconta-t-il dans un Commun parfait sous le regard stupéfait d’Angraema. Pouvez-vous nous laisser nous docker ?
— Vos noms, et celui de votre vaisseau ?
— L’Astartès, répondit-il sans hésiter, reprenant le code d’identification dudit vaisseau. Je m’appelle Louis Wu.
— C’est tout bon, Astartès. Mettez-vous sur le pont L-93. Un drone va vous piloter. Lâchez les commandes et laissez-vous driver.
Círdan coupa l’émetteur.
— Pourquoi tu lui as menti ? se révolta Angraema. Les humains sont nos alliés. Et mon maître dit qu’un guerrier doit toujours dire la vérité, sauf si une cause supérieure nécessite de mentir !
Círdan tourna son regard ambré vers elle.
— J’ai bien peur qu’on tombe dans ce cas de figure, aujourd’hui, Angraema.
— Pourquoi ?
— Tu as vu des traces de l’Elbereth quelque part, toi ? Moi, je n’en ai vu aucune. Pourtant, cet astroport n’est pas si grand, et tu sais comme moi que ton père n’aurait jamais accepté de faire rentrer son cair à l’intérieur des soutes. Il laisse toujours son vaisseau en orbite, sans l’amarrer sur les astroports où il croise. En outre… En scannant les empreintes psychiques de ses habitants, je n’ai trouvé nulle trace des membres de notre clan. Ils ne sont plus là.
Angraema garda le silence, digérant l’information.
— Tu crois qu’il leur est arrivé malheur ?
Círdan réfléchit.
— Ça dépend. Si je place mon analyse d’un point de vue rationnel, je dirais que non : les humains sont assaillis de toute parts, et le bon sens leur commanderait de faire alliance avec ton père et ta belle-mère et de profiter de leur considérable force de frappe. Les humains sont logiques et rationnels, ils sont probablement arrivés à cette conclusion par eux-mêmes.
— Alors pourquoi tu fais cette tête d’enterrement ? répliqua très justement Angraema.
— Parce que si je fais confiance à mon intuition, et tu sais que nous, les ædhil, obéissons d’abord à cette dernière… Alors je suis persuadé qu’ils ont été victimes d’une attaque particulièrement violente et perfide, dont je sens les échos au moment même où je te parle.
Comme il l’avait prévu, la jeune fille fronça les sourcils, ses yeux noirs appelant la bataille. Dans ces pupilles sombres, Círdan visualisait déjà les corbeaux picorant les heaumes des aios tombés, le voile en haillons d’Amarrigan, ses ailes lustrées et le tertre de Tir ná Béa Arainne, avec son allée de cyprès et son port aux dalles marmoréennes, d’où se profilaient déjà les blancs bateaux. Angraema était tout feu tout flamme, et encore inexpérimentée, elle avait du mal à se poser pour écouter les signaux que lui envoyait l’univers. Pour lui, qui avait déjà plusieurs siècles et un tempérament bien plus calme, le réflexe était naturel.
— S’ils ont fait du mal à Rika, mes petits frères et sœurs, Dea, Elbereth, Dio, mon père ou les autres… Je te promets que je ferais de leur nouvelle Arkonna une planète morte !
Círdan la regarda.
— Du calme. Il faut d’abord apprendre ce qui s’est passé. Configurons-nous en humains – moi en Louis Wu, et toi, en sa femme, disons, Kendra Wu – et enquêtons discrètement. On agira selon ce qu’on apprendra.
— Si ces arkonniens ont attaqué ma famille, je sais comment j’agirai, moi ! tonna-t-elle.
— Quoi qu’il arrive, ne sous-estime pas les humains, la mit en garde Círdan. S’ils ont réussi à attaquer ta famille en dépit de la présence de l’as sidhe, c’est qu’il faut résolument s’en méfier. Et Arkonna est leur base, l’endroit de l’univers où se concentre l’élite des forces armées humaines.
Cet argument calma Angraema. C’est avec anxiété qu’elle attendit que le cair soit stabilisé.
— Ça y est, murmura Círdan. On est amarrés.
Cette attache grossière que les humains avaient fixés sur son vaisseau ne lui plaisait guère. Il leur serait compliqué de partir.
Angraema s’était déjà assise sur le sol, en méditation. Círdan, bien plus expérimenté qu’elle en ce qui concernait les configurations, n’eut pas à le faire : il se changea en humain directement, ayant déjà en tête l’apparence qu’il voulait se donner depuis un bout de temps déjà. Pour Angraema, ce fut plus difficile, mais elle finit par se relever, humaine comme lui.
— Bien. Allons les affronter, maintenant.
Les deux ældiens, main dans la main, quittèrent le pont et s’engouffrèrent dans le sas.
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