Orcs et clowns : II
Erenwë sortit en sursaut de sa rêverie quatre bonnes heures plus tard. Elle avait laissé sa sœur à la merci des orcs. S’extirpant à regret de ses souvenirs d’enfance pour retourner à la sombre réalité, elle se précipita hors de sa cachette, constatant avec soulagement que, comme promis, Roggbrudakh montait toujours la garde. Et sa sœur était réveillée.
Sarn ! se hâta de lui signifier celle-ci. Il y a un orcanide qui monte la garde.
Erenwë descendit de sa cachette.
— Ne t’en fais pas. Il est avec nous.
Roggbrudakh se retourna à ce moment-là.
— Eren bien dormi ?
La jeune ældienne hocha la tête. Roggbrudakh était leur improbable allié, mais il était hors de question de lui retourner la moindre politesse.
— Nous partir, alors, ajouta-t-il en se dirigeant vers la cage.
Un peu effrayée, Arda se releva, reculant au fond de sa geôle. Roggbrudakh l’ouvrit d’une simple torsion de ses grosses mains.
— Roggbrudakh pas clés. Clés gardées par chef Drorgo.
Mais ce n’était pas fini. La pauvre Arda était enchaînée dans sa cage par les chevilles et les poignets : là encore, il suffit à Roggbrudakh de tirer sur la chaîne pour la délivrer. Légèrement irritée, Erenwë comprit alors qu’elle n’avait strictement eu aucune chance de l’emporter contre lui. Sa sœur l’aurait-elle pu ?
Même Père a assurément moins de force que lui, songea Erenwë.
Angraema leur avait raconté qu’à une époque, sur la planète Faërung qu’il avait reçu pour mission de nettoyer, leur père avait été surnommé « fléau des orcs », tant il en tuait. Angraema elle-même avait rapporté la tête de l’un d’eux, le redoutable Brack’thal, lui aussi orc-lige de Drorgo… Erenwë se tourna vers Roggbrudakh.
— Tu connaissais Brack’thal ? lui demanda-t-elle.
Roggbrudakh hocha la tête.
— Oui. Lui grand guerrier. Mais toujours perdre contre Roggbrudakh au ghazhkhull.
Erenwë le regarda des pieds à la tête, un air dégoûté sur son petit visage. Ghazhkhull. Encore un horrible mot devant servir à qualifier une bien laide réalité, qu’elle préféra ignorer.
— C’est ma sœur qui a tué Brack’thal, se vanta-t-elle. Angraema. C’est une sidhe, qui étudie la Voie de Naeheicnë avec notre père, l’ancien as sidhe d’Æriban.
— Roggbrudakh savoir, lui apprit le susnommé avec un geste de sa grosse main. Femelles ylfes ici pour vengeance Brack’thal. Pour chaque dun-dun sur sœur Eren, chef Drorgo dire que Brack’thal lui aussi faire dun-dun à nombreuses vierges ylfes dans Kav’rkhruma, forêt heureuse des orcs.
De nouveau, la jeune ældienne le contempla d’un air dégoûté. Ainsi, ces créatures porcines imaginaient l’autre-monde comme un paradis de délices dans lequel ils avaient accès à un harem de femelles ældiennes. Vierges, en plus ! Quelles croyances absurdes !
— Brack’thal a fait dun-dun avec beaucoup de guerriers orcs, alors, sourit-elle, triomphante. Car grâce à moi, pas un seul de tes horribles camarades n’a pu poser ses pattes sur ma sœur. Elle est trop noble pour être donnée à d’affreux orcs !
— Ça aussi, Roggbrudakh savoir. Ylfes jolie race de jolies et gentilles femelles, pas juste faire dun-dun à elles.
Au moins, il est conscient de sa place, réalisa Erenwë, satisfaite.
Elle décroisa les bras, se sentant plus détendue. De par son humilité, Roggbrudakh avait en quelque sorte gagné sa confiance.
La force brute de Roggbrudakh finit par avoir raison des liens d’Arda, qui se précipita hors de la cage, droit dans les bras de sa sœur. Les effusions ponctuées de petits cris des deux ældiennes mirent Roggbrudakh mal à l’aise, et il se trémoussa d’un pied sur l’autre, le nez par terre.
— Maintenant, nous partir. Wurg Roggbrudakh dans soute. Risque croiser guerriers orcs : nous prudents.
Arda derrière elle, Erenwë hocha la tête. Sa sœur, qui avait été attachée pendant si longtemps, semblait affaiblie. Roggbrudakh la fit passer derrière lui, et il partit devant, Erenwë fermant la marche.
Ils n’avaient pas fait dix pas en dehors de la geôle qu’une alarme retentit. C’était une alarme orcanide, c’est à dire émettant un bêlement guttural, qui poussa les deux ældiennes à se boucher les oreilles.
— Nous attaqués, leur expliqua Roggbrudakh. Chance pour échapper !
Et il se précipita dans les couloirs, droit sur les étages inférieurs.
Visiblement, les combats faisaient rage : on pouvait entendre les beuglements de guerre des orcanides, mais aussi le son des tirs de plasma, et des coups sourds sur la coque. Qui donc était l’assaillant ? Un allié, ou un ennemi ?
— C’est peut-être notre clan qui est venu nous délivrer, suggéra Arda à sa sœur. Mère a dû aller chercher Père !
Mais cette dernière n’en était pas si sûre. Si ça avait été leur père, elles l’auraient vu bien avant de l’avoir entendu, et il n’aurait pas attaqué de manière aussi peu subtile, en les mettant en danger. Son instinct lui disait que cet assaut n’était pas l’œuvre d’amis, de gens qu’elle connaissait. Et il ne fut guère détrompé : au détour d’un couloir sombre, alors que la soute était en vue, une silhouette menaçante tomba des étages supérieurs par un trou dans le plafond, comme si elle les avait repérés d’en haut et attendu tout ce temps.
Un masque de bouffon. Un bouffon tragique, au sourire tordu entre le hurlement et le rire hystérique, aux yeux méchants et noirs. Ses cheveux – s’il s’agissait de cela – étaient teints et coiffés de la façon la plus outrageusement vulgaire et voyante. Au lieu d’être longs, coiffés ou tressés, ils étaient hirsutes, coupés n’importe comment, et d’une longueur bâtarde laissant voir les oreilles démesurément longues et pointues de son porteur, qui, en dépit des efforts de mise dont ses bijoux témoignaient, ne devait pas être un canon de beauté. Erenwë n’avait jamais rien vu de si tristement laid ni de si menaçant, si ce n’est, peut-être, un orcanide. Mais il s’agissait d’un ædhel mâle, un membre de sa race qui avait sciemment accepté la disgrâce en se déguisant ainsi : elle le sentait à son odeur caractéristique, sa façon de se mouvoir et à l’impression générale que donnait sa silhouette souple et tonique. Il n’y avait pas de doute, et c’était bien le plus impardonnable.
L’ædhel bouffon était peut-être habillé comme pour aller au carnaval, ainsi que l’aurait dit leur mère — jamais avare de bons mots acides — mais il n’en brandissait pas moins deux armes. La première était une lame démesurée, tenant plus de la batte en iridium que du cimeterre. La deuxième — Anwë le préserve du déshonneur — était une arme à feu, ce qui voulait dire que ce mâle n’était ni un vrai guerrier (pas un sidhe, en tout cas) ni un maître en configuration. Un tel manque de prestige aurait fait tomber raide leurs deux parents, mais celui-là ne semblait pas s’en soucier. Il poussa même l’outrecuidance jusqu’à attraper Arda et la balancer sur son épaule comme un sac. Il la fit passer à un complice caché derrière qui déboula tel un vilain zébulon sortant de sa boîte, la saisit aussitôt et s’enfuit avec.
Aussi choqué par cette farce qu’elle l’était elle-même, Roggbrudakh attaqua immédiatement. Mais un troisième larron surgit de l'ombre et projeta sur le pauvre orcanide une charge incapacitante, le neutralisant aussitôt. Roggbrudakh s’écroula à ses pieds, sonné, ou, peut être pire.
Erenwë comprit alors qu’il fallait fuir. Comme leur apparence grotesque l’indiquait, ces ædhil étaient hostiles, sûrement du genre de ceux qu’elles avaient rencontré à la Cour d’Arawn-Arowed. La jeune ældienne recula prestement, voulant échapper à l’avancée silencieuse et menaçante du masque ricanant, mais elle tomba nez à nez avec un autre, la tête en bas et comme collé au plafond, qui la fixait de son horrible visage énigmatique. L’un des côtés de son visage était blanc, l’autre entièrement noir, sans bouche, nez, œil ou rien ! Erenwë hurla lorsqu’elle se vit dans ce reflet, décrépie et méprisée, une trow exilée dans sa grotte et abandonnée de tous. Puis, sans savoir ce qu’il lui arrivait, elle tourna de l’œil, et tomba à son tour aux pieds du masque au sourire tordu, qui était venu s’accroupir devant elle. Son rictus sinistre fut la dernière chose qu’elle vit avant de perdre connaissance.
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