Réminiscences : I
Isolda jeta la balle à Caëlurín. Ravi, le petit semi-ældien bondit dessus avec un piaillement joyeux, et il la mordilla, roulant sur le dos, avant de la lui renvoyer. Avec ses oreilles pointues qui pendaient sur le côté, sa queue rayée et sa tignasse blanche hirsute, on aurait dit un petit chat. Attendrie, la jeune humaine rangea la balle et se rapprocha de lui pour le câliner, ce qui du reste, il apprécia autant que le jeu.
La jeune fille se figea en voyant une ombre menaçante se découper sur le sol devant elle. Śimrod. Il se tenait derrière elle. L’ældien ne s’était jamais montré hostile, mais Isolda se souvenait de l’avertissement de Rika – qu’elle avait outrepassé en se manifestant à lui. Isolda n’avait jamais trouvé Śimrod véritablement effrayant – pas plus qu’un autre ælv, en tout cas – mais elle ne comprenait pas ce qu’il lui disait. Et chaque jour, Śimrod tentait de lui parler.
Courageusement, la jeune humaine se retourna, Caëlurín dans les bras.
— Gen suila, Isolda. Man mathog ? attaqua l'ældien immédiatement.
— Gen suila, Śimrod. Man mathog ? répéta-t-elle, signifiant ainsi qu’elle était prête à communiquer.
— Ni maer, hamad, répondit-il en tapotant sa poitrine à l’emplacement de son cœur. Man mathog ?
Tous les matins, lorsqu’elle le croisait, il lui répétait la même chose. Gen suila, man mathog, ni maer. Cela devait correspondre à une sorte de salutation.
— Ni maer, répéta-t-elle à son tour, provoquant un sourire fugitif sur le visage de son interlocuteur, qui eut l’incidence de dévoiler ses impressionnantes dents.
— No in elenath hilar nan rad gín. An mathog ? demanda-t-il ensuite en pointant le petit de son doigt griffu.
— Caëlurín maer, hésita-t-elle.
— Caëlurín maeth, corrigea-t-il.
Voyant qu’elle soupirait, il ajouta rapidement :
— Ma. Hón cenin. Tad im mi adab nin. Caëlurín maeth.
Complètement perdue, Isolda hocha la tête. Śimrod s'arrêta enfin de lui parler, et il tendit les mains pour prendre le petit. Elle le lui donna sans hésiter : il s’en occupait beaucoup, ce qui était également un soulagement pour elle.
Il s’éloigna avec, gazouillant quelques mots incompréhensibles au petit semi-ældien. Bientôt, il parlerait ældarin couramment, et pourrait servir d’interprète. Lorsqu’il saurait parler, du moins !
Isolda en profita pour aller faire sa toilette, dans les appartements que Śimrod lui avait octroyé. Jamais elle n’avait vécu dans un tel luxe. Les souvenirs de la masure puante dans laquelle elle vivait avec sa grand-mère lui paraissaient venir d’une autre vie. Elle prit son bain – Śimrod lui avait appris les mots pour faire couler l’eau, chaude ou froide – et se lava les cheveux. Puis elle sortit et se sécha, remettant ses vêtements et le tablier que Rika lui avait fait fabriquer sur sa demande. Isolda avait porté un tablier toute sa vie par-dessus sa robe, et même si l’espèce de tenue d’homme qu’elle portait aujourd’hui n’en était pas une (une « combinaison », paraît-il), elle appréciait toujours de mettre un tablier par-dessus. Une fois prête, elle alla rejoindre Śimrod pour le petit-déjeuner.
Le cours de langue ældienne se poursuivit pendant le repas, et, à sa grande joie, elle se rendit compte qu’elle possédait à présent un vocabulaire de survie. Mais Śimrod semblait frustré de ne pas pouvoir communiquer mieux que ça. De temps en temps, un claquement de langue impatient se faisait entendre alors qu’il venait de lui poser une série de questions rapides, pointant tour à tour elle, Caëlurín, et la salle des armes où il l’avait trouvé.
— Je suis désolée, lui disait-elle alors dans sa langue à elle, impuissante. Mais je ne comprends pas. Faut parler plus lentement.
Śimrod ouvrait grand ses yeux rouges, et il recommençait, en s’arrêtant sur toutes les syllabes et surtout les longues suites de consonnes de cette langue tout de même bien compliquée qu’était l’ældarin.
La jeune fille pensa alors à une solution. Se souvenant des images que Rika faisait faire à ses enfants, elle fit mine d’écrire avec ses mains.
— Feuille. Papier, dit-elle en agitant la main comme si une pointe courait sur un manuscrit imaginaire. Plume, calame, encre.
Śimrod la regardait en plissant ses yeux effilés. Puis son visage s’éclaira.
— Thaven ! s’écria-t-il et, d’un seul coup, il se leva et quitta la pièce.
Il revint bientôt avec un coffret, d’où il tira un livre et une plume.
— Thaven, répéta-t-il en poussant les deux objets vers Isolda. Theitho.
La jeune humaine regarda Śimrod. Il lui avait donné une plume neuve, mais pas d’encrier. Elle ouvrit le livre, rempli pour moitié de glyphes penchés et élégants, et s’arrêta sur une page vierge.
— Je peux prendre la feuille ?
Śimrod répondit en saisissant le livre et en arrachant une série de feuilles, qu’il lui tendit.
— Theito, répéta-t-il, avant de croiser les bras et d’attendre.
Isolda le sentait impatient. Mais que faire, sans encre ? Alors, à court d’idées, elle avisa l’un des fruits que Caëlurín n’avait pas terminé et trempa la pointe de la plume immaculée dedans. Śimrod la regarda faire, stupéfait. Visiblement, il ne s’attendait pas à cela. Mais il comprit en la voyant tracer les premiers dessins sur la feuille parcheminée, à l’aide du jus rouge.
— Les parents de Caëlurín, fit-elle en dessinant Ren – qu’elle figura avec de grandes oreilles pour que Śimrod comprenne bien qu’il s’agissait d’un ælv – et Rika, plus petite, à côté. Puis elle se dessina. Moi. Caëlurín. Nínim, Cerin… Angraema. Erenwë… Ardamirë. Mana. Círdan. Tanit.
Elle avait coloré les cheveux de ces deux derniers en rouge, pour avoir un premier élément de différenciation.
Śimrod observait son œuvre avec attention. Il décroisa les bras pour s’emparer du dessin, avant de pointer le couple Ren-Rika :
— Isolda an hervenn ? demanda-t-il en la montrant du doigt.
Isolda comprit ce qu’il voulait dire, et elle secoua la tête.
— Ren et Rika. Ren, fit-elle en pointant le susnommé sur le dessin. Rika. Hënnel, conclut-elle enfin en montrant les trois petits semi-elfes. Perædhil.
Śimrod sembla enfin comprendre. Il regarda à nouveau le dessin attentivement, et s’empara de la plume, qu’il plaça sur le premier personnage (Ren).
— Ren, répéta-t-il, mais mal, en le prononçant hen.
— Ren, répéta Isolda.
Śimrod répéta à nouveau sans changer grand-chose à sa prononciation, qui ne ressemblait pas du tout à celle qu’utilisaient les autres pour qualifier Ren. Et la plume bougea d’elle-même dans le vide, inscrivant un glyphe sur la feuille, au-dessus du personnage.
— Lica, fit-il ensuite, et Isolda hocha la tête.
Si ça lui faisait plaisir. Il fit de même pour tout les personnages, semblant tiquer un peu sur Mana.
— Mana ? demanda-t-il en la regardant.
Elle confirma, et il regarda la feuille à nouveau. Isolda regretta de ne pas avoir une palette de couleurs pour faire comprendre à Śimrod que les deux ælves, Ren et Mana, avaient la même couleur que lui. Elle les montra alors du doigt, avant de le désigner, lui.
— Mana et Ren, répéta-t-elle. Śimrod.
Il la regarda un moment, perplexe. Puis soudain, ses yeux semblèrent s’allumer.
— Mana ahd Ren, dit-il enfin.
Isolda s’empressa de hocher la tête.
— Ren ! confirma-t-elle.
— Caëlurín imin Silivren ?
Śimrod s’était levé. Visiblement en proie à une vive agitation, il regarda Caëlurín, puis le dessin, puis Isolda à nouveau.
Ce qu’il fit ensuite dérouta la jeune fille. Soulevant Caëlurín à moitié endormi au niveau de son visage, il entreprit de le renifler avec attention. Il renifla notamment dans son cou, sous ses petits bras et sur ses cheveux, cherchant de toute évidence la trace d’une odeur connue. Puis il le regarda, très attentivement, et le renifla à nouveau.
Isolda se souvint alors de ce qu’elle avait entendu dire de Śimrod à Angraema par Ren.
Cette grosse brute, comme tu dis, est ton grand-père, et il aurait pu te tuer en un claquement de doigts.
Ou quelque chose comme ça.
Śimrod était le grand-père d’Angraema. Donc, celui de Caëlurín. C’était le père de Ren. C’était sans doute l’odeur de ce dernier qu’il tentait de retrouver sur son fils.
L’ældien se rassit ensuite, tenant toujours l’enfant dans ses bras. Affichant un air satisfait, il le garda contre lui tandis que le petit s’agitait et tentait de grimper sur son épaule. Puis il pointa à nouveau le dessin explicatif de la « famille » pour laquelle travaillait Isolda.
— Man Isolda ? lui demanda-t-il. Im Śimrod, hó ædhel anu. Silivren ahd Mana imin Śimrod. Cin Isolda, hó adain inu, ci mella.
Isolda comprit que Śimrod cherchait à savoir quelle était sa position dans la famille de son fils. Pour lui répondre, Isolda se leva, fit le tour de la grande table et vint se positionner devant l’ældien, qui la regarda du haut de sa grande taille, intrigué. Elle fit mine de prendre Caëlurín et de le bercer.
— Je suis nourrice, précisa-t-elle.
— Nuriss, répéta Śimrod pensivement.
Visiblement, il ne comprenait pas.
Pourtant, Isolda savait bien que les ælves plaçaient parfois leurs petits chez les humains en nourrice, ou qu’ils enlevaient directement des jeunes femmes afin de remplir ce rôle auprès de leurs enfants. C’était bien connu. Ce Śimrod était un mâle, mais il avait eu des enfants : il devait connaître cette coutume. Isolda décida donc d’y aller franchement. Tendant les bras pour récupérer Caëlurín, elle fit signe à Śimrod de le lui rendre, et, tout en le tenant contre elle, elle commença à dégrafer le haut de sa combinaison. À sa grande surprise, Śimrod se cacha le visage.
— Nourrice, répéta-t-elle plus fort, pressant contre son sein Caëlurín, qui s’empressa de l’attraper.
Ignorant le douloureux pincement, elle le décolla délicatement, refermant sa combinaison dans un même mouvement.
— Je m’occupe des bébés, dit-elle à l’ældien qui la regardait en silence, les deux mains posées sur ses genoux. Je suis une nourrice. Une nourrice sans lait : pour ma part, je n’ai jamais eu d’enfant.
Śimrod continuait à la regarder sans rien dire. Isolda s’installa à côté, et, tout en caressant le dos de Caëlurín qui s’endormait, elle commença à raconter sa vie.
— Je viens d’un village situé non loin d’un tertre hanté par une cour ælven. On nous disait de ne pas dépasser un certain coin de la forêt, pour ne pas tomber sur eux. Mais moi, j’ai toujours eu moins peur des ælves que des gens. Comme je vivais seule avec ma grand-mère qu’on disait un peu sorcière, sans homme à la maison, tous les gars du village venaient se défouler chez moi. Un matin, après une nuitée particulièrement difficile, j’ai demandé à ma mère-grand de me préparer une potion qui permettrait à mon âme de quitter mon corps, de façon à pouvoir aller ailleurs quand les gars viendraient. Et ça a très bien fonctionné. Mon âme a quitté mon corps, et je me suis retrouvée nue comme au jour de la Création, à courir dans la forêt. Mais la forêt était différente. J’étais passée de l’autre-côté, dans le monde où les ælves se sont retirés lorsque le Messie les a chassés de la terre. Un peu comme quand je suis arrivée chez toi… Et la chasse sauvage du roi Arawn est arrivée. Je les ai suivies, et je suis devenue servante chez eux. Puis la famille de ton fils, Ren, et sa femme Rika, une humaine, sont arrivés, et ont pris avec eux les âmes des humains qui étaient encore prisonnières des ælves : les autres avaient été délivrées depuis longtemps. C’était la première fois que je voyais une humaine vivre avec un ælv en tant qu’épouse et mère de ses enfants. Ils ont proposé de me relâcher dans un autre village – l’ancien m’était devenu inaccessible, et de toute façon, je ne voulais pas y retourner – mais j’ai préféré rester avec eux et m’occuper de leurs enfants. Ils sont très mignons, ces enfants. Et très gentils. Tout allait bien, jusqu’au jour où on nous a attaqué...
Elle s’arrêta, et sous l’œil attentif de Śimrod, entreprit d’ajouter de nouveaux éléments à son dessin. D’un coup de plume rageur, elle barra Ren et Rika de la feuille.
— Morts, dit-elle en tapotant le bout de sa plume sur eux. Je suis désolée Śimrod, mais ton fils et sa femme sont morts. Tués par une cheffe de guerre humaine et ses hommes. Quant à Angraema, Círdan, Mana, Eren et Arda, ils sont tous partis de leur côté.
Elle les entoura d’une grosse bulle : une pour le groupe de Mana, une autre pour celui d’Angraema, et, d’une flèche, les relia au coin le plus éloigné de la feuille.
Ne restait plus que Tanit. Sans dire un mot, Śimrod posa son ongle acéré sur elle.
— Tanit, confirma Isolda. Lorsque les soldats sont entrés dans le cair, elle a téléchargé tous ses habitants dans des unités de sauvegarde provisoires, sauf moi et les trois petits. Puis, sans nous porter le moindre secours, elle s’est enfuie. C’est elle qui a révélé aux méchants humains la présence des perædhil. C’est ainsi que les soldats ont pu emmener Cerin et Nínim (Elle les désigna sur la feuille). Moi, j’ai réussi à me barricader dans la salle des armes avec Caëlurín. Et me voilà..
Śimrod prit la feuille et étudia le schéma attentivement. Puis il la rendit à Isolda et l’observa sans rien dire. Pour une fois, il ne tenta pas de parler. La jeune fille soutint son regard rouge et se plongea dans la contemplation de ce visage sombre qui, à première vue, paraissait si effrayant. Bizarrement, malgré toutes les mises en garde que lui avaient donné Rika, Śimrod ne lui avait jamais fait peur. Dès la première fois où elle l’avait vu, dans cette salle des armes où Angraema s’entraînait, elle lui avait trouvé un air intéressant et même, en quelque sorte, familier. Il ressemblait beaucoup à Ren, le mari ælv de Rika. Sa peau sombre, son air sévère, ses yeux acérés, ses traits aigus... Tout était exacerbé chez lui. Sa carrure aussi, jusqu'à ses cheveux et ses griffes. En le regardant, Isolda se dit qu’il était d’une beauté dure, impressionnante, mais saisissante.
La jeune fille rompit le contact, une moue sur les lèvres. C’était sans doute parce qu’il était ælv et aussi éloigné des hommes humains que faire se peut qu’elle le trouvait beau. Sinon, elle l’aurait sans doute trouvé détestable.
Śimrod prit le dessin et partit dans la salle des armes avec, tout en continuant à mâcher un bout de viande. Pour l’avoir parfois entendu parler tout seul à voix haute, elle savait qu’il s’entretenait avec une entité indéfinie, qu’il allait probablement consulter encore une fois. Peut être un genre de dieu. Dieu n’avait jamais daigné répondre à Isolda, mais peut être qu’il le faisait pour les ælves. Dans son village, certains disaient que les ælves étaient des anges déchus, précipités sur terre pour s’être révoltés contre Lui : les plus rebelles, ceux qui avaient commis le péché de fornication, avaient été envoyés sous la terre, mais les autres, ceux qui avaient simplement suivis leurs camarades, avaient été bannis du paradis et condamnés à errer à la surface avec les humains, ce qui, au final, les avait rendus aussi méchants que les premiers.
Isolda se rendit compte que le vaisseau s’était remis en branle. Lorsqu’elle y était arrivée, il y faisait un froid glacial, et il n’y avait pas un bruit. Le navire semblait désert. Puis Śimrod l’avait découverte, et, tout en la laissant sur place, il avait rallumé le chauffage et mis à sa disposition de la nourriture. Enfin, il lui avait amené de la literie, des vêtements et des couvertures. Pour finir, lorsqu’elle s’était manifesté à lui, il l’avait invitée à s’installer dans de confortables appartements avec Caëlurín.
C’est loin d’être une grosse brute, pensa-t-elle en partant dans sa chambre avec le petit. En fait, il était même très gentil.
Les jours suivants se déroulèrent sans incidents. Śimrod continuait, inlassable, ses leçons de langue. Isolda savait désormais dire sans faire de fautes « Salutations à vous, allez-vous bien, je vais bien, merci, Caëlurín va bien aussi », la suite de mots qu’il lui répétait tous les jours depuis qu’elle s’était manifestée. Elle savait également parler de la nourriture, de ce qu’elle voulait boire ou manger, si elle avait froid ou chaud. Mais elle ne comprenait toujours pas les monologues que lui faisait Śimrod parfois, pas plus qu’il ne comprenait les siens.
La situation semblait inextricable.
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