Réminiscences : III
La jeune femme retrouva l'ældien plus tard, lorsque l’une de ces petites fées volantes aux yeux noirs vint l’appeler de sa voix aigre pour la prévenir que le déjeuner était servi. Contrairement à celles de l’Elbereth, celle-là peinait à voler droit, et avait une voix compassée et vieillotte. Isolda la suivit, pour trouver Śimrod changé de pied en cap, portant une tunique de matière soyeuse à haut col de couleur perle qu’elle trouva particulièrement seyante, mettant en valeur sa silhouette haute et tonique. Sa spectaculaire chevelure, en revanche, qu’il semblait avoir lavée, était toujours emmêlée, ses fines tresses enroulées chaotiquement autour des mèches qui pendaient ça et là jusqu’à ses reins.
Isolda l’observa en songeant qu’elle pourrait lui proposer de démêler cette manne brillante, mais qu’elle ne le ferait pas. Ce matin encore, elle l’aurait fait avec plaisir, mais à présent, elle trouvait Śimrod trop autoritaire.
— Les dents de Caëlurín semblent avoir bien poussé, observa Śimrod, qui avait pris le petit sur ses genoux pour le repas. Je pense qu’il est temps de lui donner de la viande. Qu’en dis-tu ?
— C’est le premier bébé ælv que je garde, lui apprit-elle. Donc, là dessus, je vous fais confiance. Les enfants humains ne peuvent manger solide avant de nombreux mois, en tout cas.
Śimrod releva son regard de statue sur elle.
— Combien de portées as-tu eu ? lui demanda-t-il.
— Cinq, répondit automatiquement Isolda. Trois sont morts avant le terme, deux à la naissance.
Isolda se garda bien de lui dire que c’était elle qui s’en était débarrassée. Sinon, il risquait fort de lui retirer Caëlurín.
Śimrod la fixa en silence.
— Moi, finit-il par lui dire, j’ai eu dix enfants. Mana est ma fille aînée, d’une première portée. Ren est mon premier fils, d’une autre portée. Puis j’ai eu une portée de huit, cinq filles, trois mâles. Comme tes enfants, ils sont morts peu de temps après la naissance.
Isolda baissa la tête.
— Toutes mes condoléances, murmura-t-elle avant de reprendre sa cuillère et de se remettre à manger en silence.
Śimrod continuait de l’observer.
— Toutes mes condoléances à toi, finit-il par lui dire. En tant que parent, je sais à quel point c’est dur de perdre ses enfants.
Isolda lui lança un regard bref. Oui. C’était dur. Mais ça l’était encore plus lorsque le géniteur n’était pas celui que vous souhaitiez, et que vous n’aviez pas demandé à être enceinte.
La jeune fille reposa sa cuillère en soupirant. L’ælv essayait seulement de se montrer gentil avec elle. Il était maladroit, c’est tout.
— Vos cheveux sont emmêlés, finit-elle par lui dire. Vous voulez que je vous les démêle ?
Śimrod la regarda, surpris.
— Je m’occupais des cheveux de Tanit, sur l’autre vaisseau, lui apprit-elle.
— Tanit. Celle qui a trahi mon fils et sa famille, remarqua Śimrod.
Isolda hocha la tête. Tanit n’avait jamais été très gentille avec elle, et une fois, elle l’avait même giflée. Accoutumée aux mauvais traitements et craignant qu’on ne la garde pas, Isolda n’avait rien dit.
— D’accord, finit par répondre Śimrod. Cela me rendrait service que tu démêles mes cheveux : j’avais l’intention de les couper.
— Installez-vous là, fit Isolda en lui montrant un bas de sofa. Je me mettrai sur le dossier.
Śimrod lui donna un peigne aux dents ébréchées, que la jeune humaine contempla en silence.
— Vous n’avez pas mieux que ça ? lui demanda-t-elle, une imperceptible moue désapprobatrice sur les lèvres.
— Non. C’est tout ce que j’ai. Je te l’ai dit : je songeais à couper ces nœuds.
Sans répondre, Isolda planta le peigne dans le paquet de nœuds qui composait la chevelure de Śimrod. La situation avait été aggravée par le combat avec le kraken spatial, mais son origine était ancienne : visiblement, les nœuds dataient de bien avant son arrivée. Les fines tresses qui parsemaient sa chevelure étaient si dures et serrées que la jeune fille dut les attaquer avec les rares dents valides du peigne pour les défaire. Et, comprenant ce qu’elle faisait, Śimrod l’arrêta en venant enserrer son poignet d’une prise autoritaire :
— Ne touche pas à ces tresses. Laisse-les telles quelles. Démêle ou coupe le reste, je m’en moque, mais ne touche pas à ces tresses !
Figée, Isolda le regarda.
— Il le faut bien, pourtant. Je ne pourrais pas démêler vos cheveux sans défaire ces tresses, dit-elle, en prenant une entre ses doigts.
Bien qu’emmêlées, les tresses étaient fines et joliment faites. Isolda compris tout de suite que ce n’était pas lui qui les avaient faites. Une main féminine, devina-t-elle. Quelqu'un de suffisament important pour qu'il refuse qu'on y touche.
— Laisse-les comme ils sont, alors.
Isolda passa un dernier coup de peigne pour faire bonne mesure, puis laissa son bras retomber. Elle laissa Śimrod nouer le paquet de nœuds en une haute queue, songeant à quel point il était obstiné.
Une vraie tête de cochon, comme on aurait dit chez elle.
— Une chose est sûre, lui dit alors Śimrod en se tournant pour lui faire face. Le vaisseau d’où tu viens – le cair de mon fils – se trouve dans une autre dimension que celle où nous nous trouvons actuellement. J’ai quitté la Voie depuis une dizaine de millénaires, faisant quelques passages rapides par le Dédale de temps en temps. D’après l’endroit où nous nous trouvons actuellement, cela nécessiterait quelques détours de revenir dans la Voie. Et la Voie est vaste : si tu ne peux me donner aucun indice sur le lieu où se trouve le cair de mon fils… En fait, il ne nous reste plus qu’une solution : passer par l’Autremer – tous les trois, avec Caëlurín – tuer les ennemis ayant pris possession de l’Elbereth, rallier Ren, identifier l’endroit, et les rejoindre avec le Melaryon. Pas nécessairement dans cet ordre, et des ajustements seront peut être faits selon celui que nous choisirons.
Isolda le regarda, stupéfaite. Repasser par l’Autremer ? Étrangement, elle gardait peu de souvenirs de cette bizarre et déroutante aventure. Prise dans le feu de l’action, mise en confiance par le panorama alpin qu'on apercevait au-delà – si proche de ce qu’elle connaissait avant de basculer dans le monde des ælves – elle s’était dirigée sans réfléchir vers les hautes et sombres arcades sur le fond nord de la salle des armes où elle s’était réfugiée, en entendant qu’elle était poursuivie. Cette fois là, les belles images de paysages féériques et enneigés qu’elle y avait vu la première fois n’étaient pas visibles, remplacées par une ombre qui s’étalait entre les colonnes de pierre comme sur une scène éteinte. Mais elle n’avait pas hésité un seul instant, et s’était plongée dedans, le petit semi-ælv apeuré dans les bras. Il y faisait un noir d’encre, et elle n’y voyait strictement rien, aussi, par mue par ce réflexe venu du fond des âges qui faisaient hésiter les humains au passage d’une sombre cavité, elle s’était retournée vers la lumière, constatant immédiatement qu’elle n’y était plus. Les arcades avaient disparu. Dans toutes les directions, il faisait noir. L’accélération soudaine de ses battements de cœur avaient inquiété Caëlurín, qui s’était mis à piailler : inquiète, Isolda avait alors sortit de son tablier la crapaudine qu’elle portait autour du cou. La pierre fée avait – en plus de ses propriétés prophylactiques – le pouvoir de la rassurer : aussi la pressa-t-elle entre ses doigts. Quelle ne fut pas sa surprise de la voir luire par intermittence, projetant une lueur verdâtre qui formait comme une fine ligne dans le noir !
Isolda avait suivi cette ligne. De temps en temps, sur son chemin, son pied rencontrait des obstacles, et elles avait dû les contourner doucement, prudemment, tout en continuant à marcher dans la direction indiquée. De temps en temps, un bruit inquiétant, comme venu de très loin, se faisait entendre. Alors Isolda se taisait, le souffle suspendu, la main sur la bouche du petit semi-ælv qui, dans ces moments-là, se taisait aussi. Puis elle reprenait sa marche. Toujours doucement, prudemment. Et parfois, elle se heurtait à un mur. Un mur de pierre froide, humide. Alors Isolda, les deux mains dessus, le longeait, toujours dans la direction indiquée, et continuait ainsi jusqu’à trouver une ouverture. La dernière avait été minuscule, comme si elle avait été bouchée par un éboulement, et la jeune fille avait du ramper sur ses quatre appuis, lâchant Caëlurín qui, la queue collée entre les pattes, courait entre les siennes, sans jamais s’éloigner ni se laisser distancer. Isolda put sentir le petit corps chaud contre sa poitrine pendant tout le temps où elle se traîna dans ce tunnel étroit, la crapaudine brillant de sa lueur verte entre eux deux. Puis elle avait débouché sur une grande salle, où, au fond, luisait une porte. Une porte en forme d’arcade, gardées par deux colonnes sculptées et ornées de glyphes étranges. Une porte comme celle qu’elle avait emprunté plus tôt pour sortir de l’Elbereth. La lueur y menait, droit dessus. Et sans réfléchir, Isolda s’y était dirigée. Qu’importe ce qui pouvait l’attendre derrière, rien n’aurait pu la laisser un instant de plus dans ce monde d’obscurité totale, désert et inquiétant.
Et voilà que Śimrod parlait d’y retourner.
L’ældien la regardait en silence, un léger sourire satisfait sur ses lèvres pleines, le regard inquisiteur et assuré. Il avait compris à sa réaction qu’elle ne souhaitait pas affronter ces périls à nouveau.
— Avec moi, tu ne crains rien, lui dit-il alors. L’Autremer est un monde dangereux, surtout pour les novices. Comme je l’ai dit, tu as eu beaucoup de chance d’avoir pu le traverser sans encombre, et plus de chance encore d’y avoir trouvé ton chemin. Mais tu sembles posséder un objet qui te reliera au cair de Ren, et si un danger nous guette, je serais là pour le gérer. Tu peux aussi rester ici avec Caëlurín et me laisser y aller seul… En sachant que j’aurais sans doute besoin de toi pour me servir de guide de l’autre côté, et expliquer la situation à tous ceux que je ne connais pas encore, en admettant qu’on tombe sur eux d’abord. Alors ? Que choisis-tu ?
La jeune femme n’eut pas à réfléchir beaucoup.
— Je viens avec vous, dit-elle. Et Caëlurín également. Il ne supportera pas de rester ici tout seul sans personne, et si nous échouons et mourrons, il vaut mieux qu’il meure aussi.
Śimrod la regarda en silence, les coins de sa large bouche légèrement relevés, les yeux brillant d’une étrange lueur. Pendant un instant, Isolda le pensa choqué – voire fâché – par ce qu’elle venait de dire.
— Tu as tout à fait raison, finit pourtant par lui dire l’ælv noir. Je n’aurais pas dit mieux. Si ces ennemis nous tuent, alors, cela veut dire qu’ils auront tué également toute la famille de Caëlurín, et il n’y a effectivement personne ici sur ce cair pour prendre soin de lui. Emmenons-le avec nous.
— Je vais préparer ses petites affaires, fit Isolda d’une voix neutre.
La jeune femme s’éloigna, sentant le regard de l’ældien dans son dos.
Elle retourna dans la chambre que lui avait octroyée Śimrod, et mit quelques provisions et un rechange pour Caëlurín dans un bout de tissu, qu’elle noua ensuite sur son dos. Elle n’avait besoin de rien d’autre. Le peu qu’elle possédait, de toute façon, était resté dans le cair de Rika et de son mari. Étant prête, elle retourna sur le pont, devant la grande porte de la salle des armes où Śimrod l’attendait, terrible et majestueux dans son armure. Elle sourit face au contraste qu’apportait Caëlurín, qu’il portait dans les bras : avec ce petit semi-ælv contre lui, Śimrod était tout de suite moins effrayant.
— Tu es prête ? demanda-t-il en la voyant arriver.
Isolda hocha la tête.
— Allons-y, alors, déclara-t-il, et il ouvrit la porte.
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