Comploter ou mourir : I
Cela faisait un quart de lune déjà que Mana était dans la Cité du Roi Noir, reçue chez Fornost-Aran lui-même, et presqu’autant de temps qu’Uriel dépérissait. Le cruel ældien refusait de prendre la moindre nourriture ou boisson, délaissant jusqu’à son gwidth coupé au sang, et, bien sûr, les jeux auxquels ils se livrait au détriment de ses esclaves. Depuis qu’il avait posé les yeux sur Daemana, personnification de la Reine Araignée, le terrible seigneur d’Ombre se laissait mourir.
J’étais loin de m’en réjouir. Uriel ayant perdu tout interêt pour ce qui n’était pas Mana, sa maison et ses affaires étaient tenues par son frère bicolore, l’insidieux Lathelennil Niśven.
Et pour mon plus grand malheur, Lathelennil avait développé un intérêt malsain à mon égard. Dès son frère parti assister à l’audience de Mana par Fornost-Aran, le premier jour, il s’était introduit chez Uriel, et avait demandé à ce qu’on m’envoie, moi, lui servir du gwidth tandis qu’il patientait. Là, il m’avait dévoré de ses yeux noirs, brillants et affamés comme ceux d’un damné, en silence, tout en dégustant sa boisson. Puis il était reparti, sans même attendre le retour de son frère. Uriel — à qui j’aurais bien parlé pour une fois, impatiente d’avoir des nouvelles de Mana et de savoir la raison de sa présence sur Dorśa — s’enferma dans ses appartements privés dès son retour, tout seul, refusant d’un geste la moindre tentative de rapport de son chambellan. On ne le revit pas de la soirée, et il ne vint pas dîner : il ne convoqua aucun de ses esclaves ce soir là.
Le lendemain, il repartit chez son aîné. Et comme la veille, Lathelennil, le frère bicolore, vint. Cette fois, il demanda carrément à me voir, et, pénétrant dans la partie du palais réservée aux serviteurs, un endroit où son frère ne venait jamais, il se planta devant moi. Puis, le menton haut et l’air fier, il me tint en ældarin ce discours surprenant :
— Mon nom est Lathelennil Niśven, troisième dans l’ordre de succession à la Neuvième Cour d’Ombre. Ma famille est l’une des plus anciennes maisons nobles d’Ælda, remontant aux temps primordiaux. Bien sûr, cela ne te dit rien, esclave, mais je veux que tu saches que mon nom est prestigieux. Plus prestigieux que celui d’aucun ædhel que tu n’as jamais rencontré, ni ne rencontreras jamais. Quant à mes réalisations personnelles, saches que nombre de guerriers æribani célèbres sont tombés par ma main. J’ai remporté plus de six fois les jeux des arènes d’Urdaban. Participé à de nombreuses guerres dont mon parti est sorti victorieux, me suis rendu maître de milliers de mondes où l’oriflamme aux neuf croissants de Sorśa a flotté bien haut… Est-ce que tu m’entends, esclave ? Est-ce que tu comprends ce que je te dis ?
Je l’avais regardé d’un air morose. Les esclaves n’ayant pas le droit de lever la tête, et encore moins de regarder les maîtres sans autorisation, je m’en étais abstenue. En outre, son tableau de chasse — que je n’avais écouté qu’à moitié, d’une oreille distraite — ne m’intéressait pas. Je doutais qu’il puisse faire mieux que Ren, qui, lui, ne s’était jamais vanté de rien du tout, minimisant même, au contraire, ses hauts faits d’armes lorsqu’ils étaient rapportés par d’autres !
— Tu es autorisée à me répondre, me lâcha Lathelennil, tout en continuant à me regarder avec dédain.
— Je comprends ce que vous dites, lui avais-je répondu. Je parle l’ældarin.
— Inutile de me répéter ce que je sais déjà. Tu as été l’esclave d’un sil-illithiiri, un marginal qui vit hors des cours, s’amuse chez les adannath et a conservé sa queue comme un trow sauvage. Ar-waën Elaig Silivren, celui qu’on appelle Immortel, quadruple vainqueur du Barsaman, héros des guerres faëruni. Le fils bâtard de ma sœur, en outre. Un maître qui te laissait aller en cheveux, non enchaînée, impunie, et dont tu ne portais pas la marque. Un maître qui, d’après la rumeur, t’a fait deux portées, dont il a laissé les humains s’emparer... Sache que si tu deviens mon esclave, moi, je ne te délaisserai pas. Tu seras marquée à ma propriété, tatouée et scarifiée selon mes couleurs. Tu seras punie tous les jours : tes souffrances et tes plaisirs deviendront légendaires, même à Sorśa !
Face à ce discours hallucinant, je fis de mon mieux pour garder un visage inexpressif. Ce Lathelennil me paraissait fou à lier, encore plus dément que son malveillant frère.
Par la grâce du saint sauveur de la galaxie, je ne lui appartenais pas. Et Uriel avait été suffisamment clair : il était hors de question que son frère lui vole — ou même lui emprunte — ses jouets. Je le lui rappelai subtilement, en lui répondant que, étant l’esclave d’Uriel, je ne pouvais pas être la sienne.
L’ældien bicolore fronça les sourcils.
— Mais mon frère te délaisse ! Il te punit peu, jamais très sévèrement, et il ne t’a jamais conviée dans son khangg. N’en es-tu pas frustrée ?
J’avais secoué la tête avec véhémence. Non. Je n’en étais pas frustrée. Au contraire. J’en étais ravie.
— Tu es ravie d’être son esclave ? Tu ne préfèrerais pas me servir, moi ? Sur certains points, je suis un meilleur maître. Plus sévère, et plus inventif. Plus joueur, aussi, et j’apprécie grandement l’accouplement avec les humaines. Laisse-moi te convaincre !
Il avait tendu sa main griffue vers moi. Avec sa polydactilie congénitale (Uriel comptait sept doigts à sa dextre, Lathelennil, six à chaque main), cette patte longue et fine me dégoûtait. Pour m’en débarrasser et éviter le pire, j’avais hurlé que j’étais ravie d’être au service d’Uriel, que c’était une grande joie et un vrai plaisir. Lathelennil avait dû se ranger à l’évidence et battre en retraite, alors que des sluaghs soupçonneux, attirés par cette profession de foi, avaient fait leur apparition.
Mais à partir de ce jour, il me fit parvenir des petits cadeaux. Des cadeaux horribles, dont je me serais bien passée. Un collier de chien serti de mithral. Une chaîne décorée de gemmes à y accrocher. Et autres objets innommables, que j’ai honte même d’évoquer, et dont le moindre fut une paire d’anneaux sertis de pierres précieuses, que je crus longtemps être des boucles d’oreilles. Le pire des cadeaux me fut offert un jour où j’étais assise sur le balcon, contemplant avec effroi la cité et le ciel noir qui s’étendait au dessus, dont je désespérais de ne jamais pouvoir m’échapper. Un cri joyeux m’interpella soudain, ce qui en soit était déjà suffisamment étrange pour être remarqué.
— Rika ! me hurlait une voix masculine. Rika !
En face de moi, sur une haute tour, se tenait un jeune humain au crâne rasé, nu, dont les deux bras étaient attachés dans le dos, portant un collier comme le mien. Il me regardait, les yeux habités par une folie qui m’effraya. Lorsqu’il fut sûr que je l’avais vu, il monta sur le rebord ouvragé de la tour, sur cette rambarde dont les sculptures semblaient être de la dentelle. Je remarquai alors trois détails qui me firent frissonner : premièrement, cet esclave humain avait le torse scarifié d’odieuse manière. Deuxièmement, on l’avait castré fraîchement, le sang dégoûtant encore de ses blessures sans qu’il semble en souffrir. Enfin, à son cou pendait une chaîne, non reliée à son collier. Et lorsqu’il sauta, la chaîne brisa net ses vertèbres. Le bruit qu’elles firent, ainsi que le hurlement qu’il poussa d’abord, me hante encore aujourd’hui.
Je me précipitai à l’intérieur pour vomir, prise de hoquets incontrôlables. Mais je dus garder mes larmes pour la fin de la nuitée, les uniques moments où j’étais seule : dans la prison de la tour d’Uriel, tout le monde m’observait constamment, et tous, du maître au plus humble des serviteurs, étaient des sadiques se nourrissant de douleur.
Le plus affreux était encore à venir, car ce cadeau comportait plusieurs niveaux, typique de la complexe perversité des dorśari. Ici, on ne me connaissait que sous le nom d’iblith, le seul par lequel on m’appelait. Iblith était le mot dorśari pour « esclave », cela, je l’avais assez entendu pour le retenir. Pourtant, ce malheureux jeune homme m’avait appelé par mon prénom… Comment le connaissait-il ? Tanit ne l’avait dit à personne, et nul ne me l’avait demandé. Mon nom n’intéressait pas Uriel. Pour lui, je n’étais qu’une esclave, un bout de viande à faire saigner.
J’eus la réponse dès le lendemain, lorsque Lathelennil vint s’enquérir de ma réaction à son cadeau.
— Alors ? me lança-t-il avec l’air arrogant qu’il affectait constamment. Est-ce que mon présent t’as plu ? J’ai sacrifié l’un de mes plus belles prises de guerre pour toi. L’as-tu reconnu ?
Interpellée, j’avais perdu mon masque inexpressif – celui qui me protégeait si bien des sadiques dorśari, et que, comme tous les esclaves ayant survécu assez longtemps pour comprendre, j'apprêtai en toutes circonstances – et relevé un visage haineux vers ce Lathelennil.
Visiblement ignorant de mon animosité, ce dernier, d’un geste à son serviteur sluagh, avait fait amener un coffret ouvragé devant moi.
— Ouvre-le.
Le gobelinoïde l’avait fait pour moi. Alors que je découvrais le visage supplicié de Keri Mauser, l’un de mes anciens amants, réduit à l’état de chiffon de peau, Lathelennil m’avait glissé à l’oreille ces mots affreux :
— Rika, c’est ça ? Il m’en a fallu, des heures de torture, pour que cet esclave arrive au chapitre de sa vie où il me racontait t’avoir connue charnellement. Avant même Ar-waën Elaig Silivren, d’après ce que j’ai compris… À une époque où tu étais encore très jeune, presque vierge. J’espère que ce présent t’a fait ressentir des sensations d’un nouveau type, comme tu n’en as jamais eu !
C’était le cas. Non seulement la scène m’avait horrifiée, montant aisément en haut de la liste des pires expériences que j’avais vécues jusqu’ici, mais elle m’avait terrifiée et plongée dans un désespoir infini. Keri Mauser. Je ne l’avais pas quitté en excellents termes, mais j’avais été rassurée d’apprendre qu’il avait connu une mort honorable et sans souffrance par la bouche de Levi Fenrig. Or, ce dernier s’était trompé. Keri avait été capturé vivant par les dorśari, et il avait connu une fin épouvantable, après des mois de souffrances sûrement inimaginables. En outre, il avait été tué à cause de moi.
Et désormais, Lathelennil connaissait mon nom.
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