Comploter ou mourir : III

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Mon plan fonctionna à merveille. Comme je l’avais prévu, Mana, qui s’échinait en vain à faire plier Fornost-Aran par sa connaissance extensive du kama-sutra ældien, quitta le lit du soi-disant irrésistible Prince de la Nuit dès qu’Uriel vint faire part de ses intentions. Bien entendu, pour ce dernier tout comme pour moi, la partie était loin d’être gagnée, mais nous avions déjà bien avancé nos pions.

Lathelennil fut remis au pas, et un troisième frère convoqué. Cette fois, celui-ci, le dernier de la portée, avait les cheveux entièrement blancs, mais les yeux noirs, et les traits caractéristiques de la famille régnante de Dorśa : la peau d’albâtre, le mince visage de loup ou de lame, la bouche fine et dédaigneuse, les yeux sauvages, à moitiés fous, irrésistibles. Il ne me prêta absolument aucune attention, évoluant devant moi comme si j’étais un meuble, ce qui me convenait parfaitement. Moins ces dorśari me remarqueraient, mieux ça vaudrait.

Le point négatif, en revanche, c’était qu’Uriel n’avait pas fait part de mon existence à Mana. Et il n’avait aucune intention de me convier à son expédition. Il voulait que je reste là, à garder sa maison et à assurer son intendance, pendant qu’il guerroyait pour Mana avec ses deux vassaux de frères et leurs armées. J’eus beau essayer de le convaincre, rien n’y fit : il ne voulait rien entendre. Lorsque j’insistai un peu trop, il me menaça :

— Je t’ai donné des habits, et je te fais l’infime honneur de m’adresser à toi autrement qu’en dorśari, ce qu’aucun autre maître ne ferait. Je t’ai élevée à la tête de ma maison, donné tous les pouvoirs et tous les amusements, et toi, encore, tu oses exiger de moi de nouvelles faveurs ? Tu veux donc être livrée à Khror, et participer à ma guerre en étant épinglée sur la proue de mon cair ?

Je me hâtai de faire profil bas. Je me retirai pour l’instant, réfléchissant à une stratégie.

Mana. Il fallait à tout prix que je sois mise en présence de Mana. Je pouvais également faire le pari de la patience, et attendre qu’Uriel revienne victorieux avec elle. Mais nul ne garantissait que Mana allait lui tomber dans les bras une fois la quête de son chevalier servant accomplie. Mana était, comme tous les ældiens, absolument imprévisible. Elle pouvait tout autant tomber folle amoureuse de lui que se lasser, ou même, décider de ne pas coucher avec lui. Ça aussi, c’était possible. Et si cela arrivait, Uriel retomberait dans sa catatonie, me laissant entre les griffes de Lathelennil, qui attendait son heure, tapi dans un coin et aiguisant ses lames.

Je décidai donc de me servir du frère bicolore. C’était risqué, mais je n’avais plus le choix. Je profitai d’un conseil de guerre chez Uriel, qui réunissait les trois frères, pour l’attirer dans mes rets à nouveau. Depuis que son frère lui avait rappelé que j’étais son esclave et pas la sienne, Lathelennil ne me regardait plus. Comme son frère cadet, il m’ignorait. Or, ce jour-là, en tant qu’intendante en chef, j’étais debout dans la salle de réception, vêtue des nouveaux atours sombres et luxueux qui correspondaient à ma nouvelle fonction, surveillant la bonne marche du service. Si Ren m’avait vue — en se souvenant de qui j’étais — il serait tombé à la renverse, horriblement choqué : je portais une robe constituée de ce polymère noir et collant que portaient les dorśari sous leurs armures, et recouverte d’iridium qui couvrait tout mon corps jusqu’aux doigts, à l’exception des seins, dont le téton était caché par une marque d’une matière noire et brillante qu’on appelait eyn en dorśari, et qui couvrait également mes yeux et mes lèvres, comme du maquillage. Je portai deux gros rubis aux oreilles et un genre de couronne de lames acérées, qui cachait la repousse de mes cheveux, Uriel m’ayant accordé cette faveur insigne. Enfin, je n’avais pu empêcher Uriel de me « récompenser » en me faisant passer sous le stylet de son maître-scarificateur : deux minces traits cicatriciels ornaient désormais le coin de mes pommettes à la jonction des yeux, indiquant à tous mon nouveau statut de maîtresse-intendante de la maison d’Uriel, dont je portais l’insigne héraldique autour du cou. Ce dernier m’avait même doté d’un fouet à huit lanières crantées, dont j’avais le droit d’user contre le personnel récalcitrant.

— Tu peux même les punir sans raison, si cela t’agrée, m’avait dit Uriel d’un ton nonchalant. Ils en seront tous très honorés. Les esclaves adorent être punis : tu t’en rendras compte assez vite. Surtout, fais preuve de créativité et de cruauté : nous avons une image à tenir !

Pour l’instant, je n’avais puni personne. Cette seule idée me révoltait, quoique les sluaghs étaient des êtres vicieux et sournois, obséquieux par devant mais comploteurs par derrière. J’en avais surpris un en train de voler à la cuisine, et de me jeter un regard torve alors que je le reprenais : il m’avait alors suffi de poser la main à mon fouet pour qu’il se jette au sol et s’excuse, ce qui m’avait, je dois le dire, assez satisfaite, surtout que j’avais encore en mémoire tout ce que ces gobelinoïdes m’avaient fait subir.

Ce jour-là donc, j’étais au garde-à-vous dans la salle de guerre d’Uriel. Les trois frères Niśven étaient en armure, debout autour d’une représentation en trois dimensions de la Voie, incluant la planète occupée par les orcanides sur laquelle Mana pensait que Drorgo avait emmené ses filles. Plus encore que la bataille et le massacre qui s’annonçait, les trois dorśari avaient l’air de se réjouir d’avance des nombreux esclaves au cuir dur qu’ils allaient pouvoir capturer, promesse d’amusements renouvelés.

Lathelennil profita d’une petite prise de bec entre ses deux autres frères sur un point de stratégie pour me jeter un discret regard en coin. Je le lui rendis sans baisser les yeux : je vis sa bouche s’entrouvrir de surprise, et, rapidement, il rompit le contact, retournant à la discussion. À la fin de la réunion, il resta traîner dans la salle, faisant mine de potasser encore les positions des armées que son frère aîné avait placé sur une table de lugdanaan, bougeant un pion du bout de son ongle renforcé d’iridium, puis un autre. Sa manœuvre était évidente, et je me retins de rire, sachant tout de même que la menace, elle, était bien réelle.

Uriel lança un mot à son frère et quitta la pièce, le laissant seul avec moi (dont il avait probablement oublié la présence). Aussitôt, Lathelennil me regarda. Son regard était brûlant et impérieux, comme s’il était fiévreux. Du reste, avec son teint blafard, ses joues émaciées et ses yeux déments, il avait constamment l’air malade.

— Je t’ai sous-estimée, vint-il me murmurer en ældarin. Je n’avais pas compris que tu étais ambitieuse, et comptais gravir les échelons d’Ymmaril comme l’a fait Khror, le bourreau de mon frère. Ma proposition n’était pas à la hauteur de tes aspirations !

Il leva sa main gantée d’iridium à la hauteur de mes seins, mais renonça à les toucher. Il n’en avait pas le droit, et il le savait.

— Tu ne portes pas les bijoux que je t’ai fait parvenir, observa-t-il judicieusement. Pourtant, ils feraient merveille sur tes petits tétons. Ils ne te plaisent pas ?

Je le regardai. Il arborait un drôle d’air, presque peiné.

— Non. Uriel ne m’y a pas autorisé. Et de toute façon, je sais que ça ne plairait pas à mon époux.

Les yeux d’encre de Lathelennil rétrécirent.

— Ton époux ?

—Ar-waën Elaig Silivren.

Lui, siffla son rival. Le fils du mâle qui nous a pris notre sœur !

— Le fils de ce mâle et de votre sœur, corrigeai-je.

Lathelennil tourna la tête en faisant claquer sa langue. Visiblement, aucun des frères Niśven ne portait Śimrod Surinthiel dans son coeur. C’était bon à savoir.

— Sans les machinations d’Ardaxe d’Urdaban, jamais ce parvenu de Śimrod n’aurait pu poser les yeux sur Amarië, grinça-t-il. Du reste, je suis certain qu’il l’a également empoisonnée, afin de permettre à ce sidhe sans renommée de l’emporter contre elle. Amarië n’avait jamais perdu contre personne avant ce jour, et un Niśven ne peut pas s’incliner devant un roturier sans nom de famille comme ce Śimrod !

Je hochai la tête.

— Oui, mais ça, c’était avant Śimrod… Comme tous les tueurs professionnels, celui là ne laisse pas de trace, ce qui explique peut être le manque de renommée dont tu parles. Et puis, c’est le descendant de Malenyr, non ?

— Malenyr n’était pas noble. C’était un mage qui doit sa renommée à deux faits d’armes : avoir pacifié un nid d’araignées et les avoir utilisées pour massacrer les aios qui avaient violé sa fille. C’est tout. Rien de bien prestigieux !

— Qu’importe. Ar-waën Elaig Silivren est mon maître, et je lui appartiens encore aujourd’hui. Si tu me veux, tu devras le battre. Je ne céderai à personne d’autre autrement.

Lathelennil s’agita.

—Le battre ? Et où est-il ? Dis-le moi, que je t’amène sa tête.

— Si je le savais, ni Daemana ni moi ne seraient là, lui répondis-je. Mais, si tu obtiens – habilement s’entend – que ton frère demande ma présence sur son cair, alors, je te garantis qu’il apparaitra. Il viendra me réclamer. La probabilité est forte qu’il soit en train de chercher ses filles, à l’heure qu’il est. Si c’est le cas, il attaquera la colonie orcanide, les délivrera puis repartira immédiatement, avant même que tu aies pu l’engager. Mais si je me trouve avec vous… Alors, il vous confrontera. Et tu pourras avoir un mot avec lui.

— Un mot final, tu veux dire, répliqua le dorśari en souriant dangereusement. Je te présenterai sa tête. Ensuite, tu t’offriras à moi, et Uriel sera obligé de convenir que tu es faite pour m’appartenir. Il paraît qu’on t’a pris tes petits ? Je t’en ferais d’autres. C’est interdit, mais j’ai toujours voulu avoir des perædhil !

Je dus me faire violence pour éviter insultes et pleurs. Mais j’étais en guerre. Pas le temps de m’attendrir. Si je voulais revoir Ren un jour, il fallait d’abord que je sorte de Sorśa. Et cette sortie passait malheureusement par Lathelennil.

— Tu ne regretteras pas ta décision, murmura le frère bicolore, s’enhardissant jusqu’à venir effleurer ma joue de sa patte griffue. Uriel est un mauvais coucheur, qui n’apprécie pas les humaines à leur juste valeur. Moi… J’adore les adannath. Surtout les comme toi, insolentes et joueuses. Bientôt, tu porteras ma marque sur ta peau, et mes petits dans ton ventre.

Et toi, ta tête se retrouvera brandie bien haut par Ren, continuai-je dans ma tête.

Ignorant de cette menace, le frère bicolore me lança un sourire féroce, à la fois charmeur et sadique, puis il se détacha de moi et quitta la pièce sans un regard en arrière.

Puisse Amarrigan lui donner des cours de séduction dans une prochaine incarnation, car dans celle-ci, il avait vraiment tout faux !

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