Sombre idiot de clown : IV
La Cour de Mebd. Le vaisseau-monde portait bien ce nom mythique, celui de l’un des plus grandes hautes reines de l’histoire du Peuple : en réalité, les jumelles n’avaient jamais rien vu de plus magnifique. Resplendissant de mille feux comme une gemme dans l’espace, le navire ressemblait à une tour couchée couleur d’or blanc, c’est à dire exactement la même que celle des cheveux d’Elshyn. Sur sa proue, se dessinait le glyphe de la déesse Narda, à qui cette Cour se vouait : un œil, souligné d’une unique larme de sang, cette sældar ayant acquis en se le crevant la capacité si rare de pleurer.
Eren apprit à cet occasion le nom de scène de leur gardien : le « Sombre Fou » des mythes, un avatar de l'Amadán. Selon Eren, cela lui allait comme un gant.
Les clowns les avaient instruites de ne pas utiliser leurs véritables noms sur le Ráith Mebd. Eux-mêmes allaient garder leurs masques et leurs déguisements tout le temps.
— Le Mebd est une trop grande concentration d’ædhil pour qu’on prenne le risque de révéler notre identité, leur apprit Innafay. Sur le cair de votre père, c’était différent.
Eren ne voyait pas en quoi c’était différent. L’Elbereth regorgeait de guerriers redoutables, à commencer par leur père, que personne au monde n’avait jamais vaincu. Mais sur le Ráith Mebd, qui n’était selon les dires des filidhean, seulement protégé par une armée de réserve, il fallait déguiser son identité ? C’était à n’y rien comprendre. Comme de coutume, avec les clowns !
Et en plus, Elshyn jouait au petit chef. S’il avait eu une laisse et un collier, c’est comme ça qu’il nous aurait promenées, maugréa Eren en le regardant évoluer parmi les gens de Mebd. Protégé par son statut de filidh, rendu anonyme par son horrible masque, Elshyn paradait, le poitrail en avant, toutes dents d’ivoire dehors. Chez les ædhil, les bardes étaient à la fois craints et respectés : partout où la troupe passait, ce n’était que visages admiratifs et regards en coin. Eren réalisa également, à sa grande surprise, que les ellith contemplaient Elshyn comme on le ferait avec un bon plat : pourtant, il portait cet affreux déguisement de bouffon !
— Les filidhean sont respectés, lui répondit Arda en dorśari lorsqu’elle lui confia ses pensées. Je pense que beaucoup de femelles aimeraient coucher avec un clown. Il paraît qu’on leur prête une plus grande virilité que les autres ædhil, et puis, ce sont de redoutables guerriers. Tu sais bien que les femelles aiment les mâles dangereux.
— Pas moi, siffla Eren. Moi, j’aime les mâles doux et soumis. Círdan : voilà mon type de mâle ! Malheureusement, il est réservé à notre sœur.
— Círdan est amoureux d’elle, fit Arda, et Angraema refuse de partager. Ne t’en fais pas : on finira par trouver lame à notre gaine !
Pas sur le Ráith Mebd, en tout cas, songea Eren en regardant les gens autour d’elle. Parmi toute cette concentration hallucinante d’ædhil, qui vaquaient partout comme il se doit dans une capitale, pas un sil-illithyrii n’était visible. Et même Elshyn se rendait compte de la façon dont on les regardait. Passant devant l’étal d’un sluagh vendeur de tissu, il acheta deux étoles de soie arachnéenne de Kharë aux couleurs chatoyantes et les donna aux deux sœurs, une pour chacune.
— Couvrez-vous la tête avec ça, leur dit-il. Vous attirerez moins l’attention. J’irai vous acheter un shynawil tout à l’heure.
Les orcanides, en effet, avaient volé leur shynawil. La technologie particulière utilisée pour tisser ce manteau lui donnait des propriétés magiques aux yeux des orcneas, et ces derniers les convoitaient.
Arda, moins rebelle que sa sœur et échaudée par son expérience de la captivité, mit l’étole de soie sur sa tête et prit le bras qu’Elshyn lui tendait. Eren, quant à elle, refusa.
— Je suis fière d’être une descendante de Malenyr, l’un des plus grands maître en configurations n’ayant jamais existé sur Aelda, déclara-t-elle en bombant le torse. Je suis fière d’être la fille de mes parents, à la cheville desquels pas un des ædhil présents ici n’arrive. Je ne me cacherai pas. De toute manière, les sil-illithyrii sont connus pour la beauté de leur visage : que ces ædhil me contemplent, je ne m’en offusquerai pas !
Arda sourit à sa sœur.
— On croirait entendre maman, remarqua-t-elle.
— Mère est la plus belle elleth sur laquelle je n’ai jamais posé les yeux, lui rappela Eren.
Arda, à cela, fut obligée d’acquiescer. C’était vrai. Quelle femelle ædhel dépassait en beauté leur mère, avec son corps sculptural de marbre noir, ses traits finement ciselés, ses crocs adamantins et ses quatre yeux rouges rubis ?
— Malenyr était certes un grand hiérarque, fit Elshyn dont Eren pouvait entendre le sourire derrière celui du masque. Mais c’était aussi un rebelle et un criminel, qui a massacré quatre-vingt huit aios et déclaré la guerre à toutes les Cours d’Aelda. À cause de lui, notre peuple fut séparé en deux factions qui, aujourd’hui, ne se parlent plus. Ce schisme a affaibli notre race, et s’il n’avait pas eu lieu, aujourd’hui, nous n’en serions pas là.
Eren lui jeta un regard vindicatif.
— Et c’est un clown filidh qui me dit ça ! Un paria qui n’est affilié à aucune Cour, ni sorśari, ni dorśari, ni rien du tout !
— C’est justement ma position extérieure qui me permet de le dire, objecta Elshyn d’un ton doucereux. Qui est mieux placé pour dire la vérité que nous, les serviteurs de l'Amadán ? Nous sommes peut-être neutres, mais chaque guilde est séparé en trois troupes, chacune affiliée à une clarté. Tu devrais le savoir !
Eren le regarda.
— Et vous, alors, quelle est votre clarté ? Lumière, j’imagine ?
Cette fois, Eren fut absolument sûre qu’il souriait.
— Nous sommes une troupe d’Ombre, lui apprit-il. Le côté sombre du Voile… Si tu savais lire les glyphes correctement, tu l’aurais déjà deviné : c’est indiqué sur notre armure et mon costume, mais aussi sur nos armes, notre flotte et notre vaisseau. Ce signe-là, en forme de losange noir, est le signe de l’Ombre. Celui à côté, qui ressemble à un crochet inversé, c’est celui de notre guilde : le Chemin Voilé.
Eren maugréa. Une fois de plus, Elshyn l’avait humiliée et prise de haut. Mais la vengeance était un plat qui se consommait froid.
Bientôt, se rassura Eren, ses yeux rubis sur l’insolent ældien. Bientôt.
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