Interlude : le marchand d'esclaves
Le son strident du radar retentit dans la cabine d’observation. Le navigateur de quart et second, un cyborg taciturne nommé Tark, abandonna sa partie de dézingos™️ avec regret et posa un regard morne sur le néant sidéral devant lui.
— Merde, laissa-t-il échapper entre ses dents.
D’un coup de reins énergique, il fit basculer son fauteuil et appuya sur la commande du communicateur. Le crâne rasé de près du capitaine apparut aussitôt sur l’écran.
— J’espère que tu as une bonne raison de me déranger, Tark, menaça Yonas d’une voix froide en relevant son regard intense sur lui.
Derrière lui, dans le grand lit de la cabine du commandant, on pouvait voir le cul charnu du nouveau mécano, Nus Kol, ou quoi que puisse être le nom de ce gamin à la bouche boudeuse.
— C’est l’mangeur d’hommes. Il est là, juste devant nos portes.
Pour une fois, Tark prit plaisir à annoncer la sale nouvelle : le visage de son capitaine se décomposa.
— Merde ! Je l’attendais pas si tôt.
— Ouais. Il est en avance.
Yonas était déjà en train de zipper sa combinaison.
— Bon. Inutile de paniquer. À quand remonte le dernier inventaire de la cargaison ?
— 48 heures. Je l’ai fait avec Nus, quand il était opérationnel ! osa Tark, un sourire moqueur soulevant un coin de sa bouche.
Mais Yonas ignora la vanne.
— Des pertes ?
— Juste deux caissons qui ont décompressé pendant la traversée du Gosier. À part ça, tout est bon.
— Parfait. Il tolère jusqu’à 2 % de pertes, lorsque la marchandise est bonne.
— Il est généreux, pour sûr ! ironisa Tark.
Un regard coupant de Yonas mit fin à ses tentatives de faire de l’humour. Le capitaine n’aimait pas qu’on critique la créature devant lui : cela ne devait pas être dans les termes du « pacte ».
— Ouvre-lui le dock C. C’est le mieux adapté à la taille de son astronef. Demande à Kev de lancer le protocole « ambassadeur » et de rallumer les thermes. Sors un caisson d’ayesh pendant que tu y es. Ah, et… décongèle une des filles.
Tark, qui jusqu’ici avait envoyé les ordres sur son transmetteur au fur et à mesure qu’ils étaient énoncés par Yonas, fronça les sourcils.
— On est vraiment obligés de faire ça ?
— Leur sort sera meilleur que celui des autres.
— Si tu m’autorises une remarque personnelle, Yon, je trouve que c’est du gâchis de donner l’une des ces jeunes non modifiées à un monstre pareil.
— Le père de la gamine m’a payé un extra pour que je lui sauve la vie, t’as compris ? Et passer dans le lit de l’ældien, c’est le seul moyen. Ces filles n’en meurent pas.
— Si tu le dis… et s’il est pris d’une petite fringale après la baise ?
— Il les relâche toujours en vie, promit Yonas avant de mettre fin à la communication.
Comme à chaque fois, Yonas avait ordonné que chaque membre de l’Argos II, du plus haut gradé au plus simple mousse, soit présent lors de l’abordage de l’ældien. C’était une sorte de rite de passage. Les deux nouveaux embarqués, qui n’avaient jamais vu ça, semblaient prêts à se faire dessus. Le jeune Nus claquait si fort des dents qu’on l’entendait jusqu’au bout du pont. « Je croyais que les ylfes n’existaient pas ! » avait-il hurlé lorsque son capitaine et amant lui avait annoncé l’identité de leurs commanditaires.
C’était ce que prétendait le gouvernement, en effet. Mais qui, parmi ces hommes réprouvés, ces parias accusés de piraterie et d’hérésie, faisait confiance aux annonces gouvernementales ? Non seulement ces saloperies d’ylfes existaient bel et bien, mais en plus, Yonas Anders était leur approvisionneur numéro un en viande fraîche. Comme tous les nouveaux, Nus avait eut du mal à digérer la sordide vérité.
Dis-toi que c’est ça, ou la guerre, avait argumenté Yonas face à la colère de son amant. Si on ne filait pas un ou deux colons aux ældiens, ils viendraient se servir eux-mêmes. Au moins, il y a des règles. Il y a en a toujours eu.
Tark passa derrière lui et posa une main rassurante sur l’épaule du jeune homme.
— Ça va bien se passer, lui murmura-t-il. Tu n’auras pas à lui parler.
Il hésita un instant, puis ajouta :
— Mais s’il vient vers toi, ne lui montre surtout pas ta peur.
La gueule dentelée du sas d’appontement s’ouvrit avec une lenteur de scie à raboter les os. L’astronef aux lignes agressives de l’ylfe se matérialisa devant cette bouche béante, comme accouché du vide intersidéral. La coque d’un glacis hématite, parsemée çà et là d’éclats de torpilles et de cicatrices de tirs de collisionneurs, avait le mérite de rappeler à l’assistance le métier de leur invité. Quant à son signe héraldique – un myocarde alien saignant entouré de barbelés – il annonçait parfaitement la couleur. Les glyphes extraterrestres et les yeux multiples sur la proue achevaient de dissiper les derniers doutes. Depuis l’apparition du premier ældien dans l’orbite terrienne, à l’époque où l’humanité sortait de la savane, tout humain portait ces informations codées au plus profond de sa mémoire atavique. Ce vaisseau qui avançait lentement dans leur cale appartenait à l’un des derniers maîtres de l’univers, un pirate dorśari. Peut-être le pire de tous : Lathelennil Niśven, troisième prince d’Ombre, un mercenaire avide de sang que les initiés appelaient le « chien de guerre ».
Les mains derrière le dos et le visage inexpressif, le capitaine observa la manœuvre. Tark savait que Yonas s’efforçait d’avoir l’air naturel et maître de lui, pour ne pas affoler son équipage. Mais il n’était jamais serein lors de l’arrivée du dorśari. La dernière fois, Lathelennil s’était fait remplacer par un cousin, un monstre sans foi ni loi qui s’était empressé de bouffer deux de leurs mousses avant de traîner le troisième dans son vaisseau, hurlant à la mort avec deux bras en moins. Yonas n’avait rien pu faire : on ne s’oppose pas à l’appétit d’un ældien unseelie.
Ces saloperies ont tout le temps faim, songea-t-il en fixant le sas du vaisseau exogène.
Les rétrofusées maintenaient ce dernier à un grade et demi du sol. L’enfoiré prenait son temps ! Tark savait pourquoi : il se délectait de leur terreur.
Légèrement en avant par rapport à ses hommes, Yonas laissa voir un tressaillement de mâchoire. Il n’était pas à l’aise.
Quelque chose ne tournait pas rond. Pourvu que ce ne soit pas encore cet Asdruvaal ! C’était l’ældien le plus glouton auquel Tark n’avait jamais eu affaire. D’ailleurs, il était loin d’être aussi mince que ses congénères.
Après une attente qui parut interminable, l’astronef sortit enfin ses amarres. Bizarrement ornementés, avec leurs accroches d’iridium, les pieds du vaisseau ældien ressemblaient aux serres de quelque volatile diabolique. Les ylfes avaient un sens de l’esthétique complètement dévoyé ; en tout cas fort différent des standards humains.
Tark retint sa respiration lorsque le pont s’abaissa. Est-ce que ça allait être le cruel Asdruvaal, au corps si gros qu’il était presque obligé de marcher à quatre pattes, avec ses mains à sept doigts, d’une délicatesse aussi horrible qu’efficace ? Tark détestait lorsque les ældiens progressaient à quatre pattes. La façon de bouger que la quadrupédie leur conférait ; cette agilité animale, démoniaque ; le révulsaient.
Mais l’Omnipotent se montrait généreux avec eux aujourd’hui. Asdruvaal Niśven était resté à Ymmaril. Tark put presque sentir le soulagement de Yonas en reconnaissant Lathelennil qui descendait le pont, aisément identifiable à sa silhouette svelte, son masque à ramure simple, son manteau rouge et la peau de saurien géant qu’il portait par-dessus.
Lathelennil franchit les derniers grades le séparant du pont avec un bond souple, son armure d’iridium propageant un écho sourd qui fit sursauter les hommes. Puis il leva la main en un salut singeant les manières humaines, tout en s’avançant vers le capitaine.
— Salut, Yonas, annonça-t-il en venant planter ses deux mètres cinquante devant le susnommé.
Le son inhumain de sa voix, qui ressemblait à un écho diffracté, plongea une bonne partie de l’équipage dans la stupeur. La plupart des hommes n’étaient pas encore habitués aux exos.
Mais il fait l’effort de parler en Commun, remarqua Tark.
C’était bon signe. Cela signifiait que Lathelennil était bien luné, qu’il voulait leur faire plaisir.
Yonas le salua avec un hochement de tête proche de la courbette. À une époque, l’ædien l’obligeait à se coucher de tout son long.
— Seigneur Lathelennil.
Tark jeta un regard discret à Nus. Le mousse, comme tous les bleus, était choqué de voir ce naute fier et expérimenté baisser la tête servilement devant un exo. Pas sûr qu’il allait accepter de lui donner encore son cul, après ça.
À la surprise générale, l’ældien colla sa patte griffue dans le dos de Yonas. Le geste se voulait amical, mais il manqua de jeter leur capitaine – un solide mâle d’un mètre quatre-vingt quinze – sur les genoux.
— Tu peux te passer des salamalecs avec moi, lui assura-t-il de sa voix si déplaisante. Depuis combien de temps est-ce qu’on fait des affaires ensemble, Yonas ?
— Ça fait un petit bout de temps, en effet.
Le capitaine se détendait un peu.
— Bon. Présente-moi tes nouvelles recrues. Je crois avoir vu quelques têtes inconnues.
Tark jeta un coup d’œil rapide à Yonas. C’était exactement ce qu’avait dit Asdruvaal avant de se jeter sur leur nouveau mousse et de l’éventrer de la gorge jusqu’aux testicules. Le gargouillis ignoble qu’avait émit ce pauvre garçon en se faisant bouffer les entrailles le hantait encore.
— C’est que… Ils n’ont pas encore fait leurs preuves, Lathelennil, se défendit Yonas. Je ne les pense pas prêts.
— Pas prêts à quoi ?
Le ton de l’ældien s’était refroidi de deux bons degrés.
— Pas prêts à être mis en présence d’un Maître de l'univers, un prince qui plus est. Ils ne connaissent pas le protocole, ignorent les anciennes lois...
La flatterie avait fonctionné avec Asdruvaal. C’est en lui promettant de meilleurs mets, plus adaptés à son rang, qu’on l’avait empêché de décimer tout l’équipage dans son orgie de chair fraîche.
Mais Lathelennil était d’une autre trempe. Il éclata d’un rire glaçant, puis tapa à nouveau dans le dos de ce pauvre Yonas.
— Je vois. Tu protèges tes œufs, c’est ça ? Pas de problème. Je les rencontrerai la prochaine fois, s’ils sont encore à ton bord d’ici là. À propos… Je tenais à te présenter mes excuses pour les pertes occasionnées par mon cousin, la dernière fois. Ce gros tas ne sait pas se tenir ! Je te promets que je ne te l’enverrai plus. Et je t’ai amené une petite compensation, histoire de te faire oublier ce fâcheux incident. Que ça ne nuise pas à nos bonnes relations !
— Aucun risque, Lathelennil. C’est déjà oublié.
— Parfait. Bon, si tu m’offrais un coup de cette excellente boisson vieille-terrienne dans tes quartiers ? J’ai soif et j’en ai marre de porter ce masque.
Yonas se hâta d’obtempérer. Il laissa l’ældien passer devant lui, puis échangea un regard avec son second.
— La fille est prête ? murmura-t-il sur un ton de conspirateur.
— On l’a livrée dans ta cabine.
— Parfait. Chargez la marchandise sur le pont pendant que je reçois le seigneur Lathelennil.
Tark acquiesça d’un signe de tête, puis il se tourna vers ses hommes. Il les sortit de la sidération d’un claquement de mains.
— Allez. Plus vite ce sera fait, mieux on se sentira !
Ce fut loin d’être le cas. Lorsque les cent-cinquante caissons de transports furent alignés dans la cale, prêts à être chargés par les monstrueux orcanides au service de l’ældien, tous les hommes sur le pont avaient au fond de la gorge un arrière-goût de vomi.
Les innocents assoupis dans leurs caissons, arrachés à leur vie au sein d’une colonie, d’un orphelinat républicain, d’une maison close, d’un pénitencier d’état ou d’un simple voyage interstellaire, cela aurait pu être eux.
N’importe lequel d’entre eux.
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