Échos du chaos : II

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Lathelennil ayant quitté le bain depuis longtemps, c’était à mon tour de me tremper, avec mes enfants, dont la présence me permettait de me détendre. Je savais que le dorśari n’allait pas venir me rejoindre tant que je serais avec mes petits. La compagnie des petits, je l’avais remarqué, le dérangeait. Je pus donc me laver en paix.

J’aurais pu ensuite m’enfermer à double-tour dans ma cabine – ce que je comptais faire cette nuit – mais ce n’était pas mon style de laisser quelqu’un d’autre piloter tout seul pendant que je me faisais convoyer comme une passagère. Aussi, après avoir couché mes deux petits épuisés par le stress des derniers évènements, j’allais rejoindre Lathelennil et Rhaenya dans la salle des commandes.

Pour la première fois, je vis le premier sans son armure de sombre seigneur de la guerre. Visiblement à court de vêtements – ou n’en possédant pas beaucoup – il portait seulement la combinaison noire moulante que portent les ældiens sous leur armure. Je fus étonnée de le découvrir aussi mince : Uriel l’était déjà (surtout après avoir succombé à Mana), mais son jeune frère, encore plus. À côté, avec sa musculature développée de tueur galactique, Ren avait l’air d’un orcanide. Les pieds à six doigts griffus, posés nus sur la console de navigation comme l’aurait fait un adolescent humain, Lathelennil suçait une nouvelle portion de purée de mangue, ses cheveux bicolores ramassés en queue à l’arrière du crâne. Pendant un moment, j’hésitai à m’approcher. Les ældiens n’aiment pas qu’on les découvre négligés, dépourvus des régalias qui font d’eux les seigneurs de l’espace et de l’univers.

Je m’assis sur un bout de banquette, sans faire de bruit. Lathelennil se gratta le bout de l’oreille – deux fois, trois fois – puis il lança un petit coup d’œil derrière lui. Son regard de basalte poli tomba sur ma silhouette et accrocha le mien, avant de se détourner à nouveau.

— Ton Silivren, là…, commença-t-il de sa voix rauque. Tu dis qu’il s’est réveillé après avoir été syntonisé par les adannath, en ayant perdu et son cair et la mémoire ?

Je secouai la tête.

— Oui. Il ne se souvenait de rien de ce qui s’était passé depuis son réveil sur LVX, la planète où il est mort il y a dix mille ans.

Lathelennil se leva.

— Dix mille ans… il est presque aussi vieux que mes frères et moi ! ricana-t-il.

Je regardai Lathelennil. Il avait l’air jeune, pourtant.

— Comment faites-vous, pour vivre aussi longtemps ?

Lathelennil me fit un sourire condescendant.

— Je ne suis pas vraiment spécialiste de ce genre de choses, il aurait fallu demander à mon frère, c’est lui qui verse le plus là-dedans, entre nous quatre… Déjà, nous autres ædhil, avons une espérance de vie naturelle qui peut facilement atteindre la moitié de ce chiffre. Ensuite, parmi tous ceux de notre race, nous autres de Dorśa sommes précisément ceux ayant la plus grande longévité. C’est grâce à nos pratiques… Ça nous maintient en forme. (Il ricana, puis fit une longue pause.) Surtout, ça tient éloignée de nous la Ténèbre.

Je haussai un sourcil.

— Lethë ? La Reine Araignée ?

Un rire bref – ressemblant à un aboiement – sortit de la bouche de Lathelennil.

— Non, Lethë n’est qu’une déesse mineure, par rapport à la Ténèbre… Du menu fretin. Je te parle de Shemehaz. Le Prince des Plaisirs, ainsi que vous le nommez, je crois, dans votre langue adannath.

Shemehaz. Le seul Dieu de l’Abîme dont je n’avais jamais invoqué le nom. Le faire une fois suffisait à vous damner, d’après ce qui se disait.

— Je croyais que… la Ténèbre, repris-je — désireuse de ne courir aucun risque – se nourrissait justement des perversités du monde. Vous, les dorśari, vous la nourrissez ! Et pourtant, vous chercher à la tenir éloignée ?

— C’est cela, acquiesça Lathelennil avec un sombre sourire. Nous la nourrissons. Pour la tenir éloignée de nous. Et ce soir, j’ai bien envie de la nourrir avec les sensations extrêmes que je vais te procurer… et que tu vas me procurer. Est-ce que mon luith commence à faire effet ?

— Pas le moins du monde, lui appris-je à son grand désarroi. Si tu es déjà en chaleur, ton luith ne me fait aucun effet. Je ne dois être sensible qu’à celui de Ren !

— Ren. Ce sidhe accro au psytroprene !

— Le psytroprene ? fis-je en fronçant les sourcils. Qu’est-ce cela ?

— Une drogue de combat qui peut faire perdre la mémoire, si on en abuse. Personnellement, moi, je n’en prends pas. Pas besoin de stimulation extérieure pour me déchaîner sur le champ de bataille !

— Ren ne prend aucune drogue, précisai-je. C’est à peine s’il boit du gwidth.

Furieux que je le contredise, Lathelennil pointa l’un de ses six doigts griffus sur moi.

— Et comment crois-tu qu’il a perdu la mémoire, hein ? Par intervention miraculeuse ? Je te dis que c’est le psytroprene. Je sais en reconnaître les effets. De toute façon ça ne peut être que ça, ou la perte de son cristal. Tanit a dû le détruire.

À cette évocation, mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Tanit. Je ne lui avais pas demandé ce qu’elle avait fait du cristal de Ren. J’avais tout bonnement oublié.

— Fais tout de suite demi-tour, fis-je d’une voix blanche.

Comment avais-je pu oublier une chose pareille ?

Mais Lathelennil fronça les sourcils.

— Faire demi-tour ? Il n’en est pas question. Si c’est ça qui t’inquiète, j’ai fouillé Tanit, et en profondeur : elle avait quelques artefacts de ce type, mais aucune pierre-coeur. Même pas la sienne… Bizarre, pour une Lumineuse ! Cette femelle s’est vouée à l’Abîme. Cela me paraît évident… Je crois qu’elle va prendre beaucoup de plaisir aux réjouissances que lui réservent mon frère et sa Dame. Je...

Lathelennil perdit soudain la parole. Je le vis poser sa main sur son plexus solaire, incapable de continuer. Un filet de sang sombre, minuscule, se mit à couler de son nez.

Rhaenya le regarda, alarmée. Elle aussi avait l’air d’avoir reçu un gros coup de massue.

— Mon frère…, croassa Lathelennil en agrippant frénétiquement le cristal rouge rubis qui pendait autour de son cou, sous sa combinaison. Uriel…

— Qu’est-ce qu’il y a ? m’écriai-je. Qu’est-ce qui se passe ?

Le souffle coupé, Lathelennil glissa lentement au sol, sa main maigre et pâle crispée sur le caillou.

C’était un cristal-cœur. Ainsi, même les dorśari en possédaient !

Rhaenya se précipita. Alors que je restais à côté, les bras ballants, ne sachant que faire, la wyrm arracha d’un coup d’ongle la combinaison de Lathelennil, mettant à nu son torse sec et pâle, lourdement tatoué et scarifié de tout un tas de symboles ésotériques et éminemment hérétiques. Je notai au passage que ses deux tétons étaient percés – un fait que je savais commun chez les femelles dorśari, mais pas chez les mâles. Les modifications « esthétiques » de ce type étaient si nombreuses sur son corps que je faillis ne pas voir sa poitrine béante, laissant voir le globe palpitant qui servait de cœur aux ældiens. Sur l’organe, une fissure. Exactement ce qu’avait eu Ren, sauf que celui de Lathelennil n’était pas ouvert. Pas encore.

— Qu’est-ce qui lui arrive ? soufflai-je à Rhaenya.

— Il a subi un gros choc. Son frère vient de mourir.

Je haussai un sourcil, surprise.

— Uriel ?

Lathelennil, qui respirait difficilement, acquiesça.

— Uriel, lâcha-t-il d’un filet de voix rauque. Uriel est mort. Et on a essayé de s’emparer de son âme. Une entité d’une force monstrueuse.

— Mais comment peux-tu savoir ça ?

La main caressant doucement son épaule, Rhaenya l’aida à s’asseoir.

— Mon cristal, répondit-il en laissant sa tête reposer contre la console de navigation. Il a été oblitéré. Par mesure de sécurité, mon frère et moi avons échangé nos pierres : je porte la sienne et lui la mienne. Comme ça, si l’un de nous meurt au loin, sans qu’on puisse la récupérer… L’autre peut toujours en prendre une nouvelle, avant de stocker la sienne dans un temple d’Arawn.

Je me redressai, un peu horrifiée. Ainsi, c’était la sienne, qui venait d’être perdue.

— Je suis désolée, dis-je simplement. Si tu es sûr de ce décès…

Le rire craquelant de Lathelennil me fit taire.

— C’est une victoire, au contraire ! C’est moi qui ai la pierre d’Uriel. Je peux le faire revenir, si je veux… Même sa femelle, cette Daemana, le pourrait, si elle invoquait sa terrible déesse. À condition d’avoir le cristal.

Il se leva difficilement, aidé par Rhaenya qui le soutenait. Il avait tout de même l’air mal en point.

— Et toi ? lui demandai-je.

— Moi… il me faudra un nouveau cristal. Le plus vite sera le mieux.

Je savais ces artefacts extrêmement rares. Embêtée, je me mordis la lèvre.

— C’est bête, on venait d’en recevoir toute une tripotée avant de perdre le cair… Attends ! Les troubadours. Sais-tu où on peut les trouver ? Ils en ont plein, eux ! Ils les distribuent gratuitement à leurs clients.

Lathelennil se mit à rire, d’une petit rire en sourdine, douloureux.

— Tu parles des filidhean ? Déjà, ils sont loin de distribuer les cristaux-cœur à n’importe qui sans raison. Ils ont toujours une idée derrière la tête quand ils le font… Un plan. Et ce plan, peu sont ceux qui le connaissent, et encore moins nombreux ceux qui le comprennent. Enfin, on ne décide pas de trouver les filidhean… Ce sont eux qui nous trouvent. Là encore, si cela entre dans leur plan.

— Mais comment faites-vous alors, pour les contacter ? J’ai cru comprendre qu’ils vous servaient plus ou moins d’ambassadeurs. Et quand vous voulez voir une pièce de théâtre ? Il doit bien y avoir un moyen de les contacter ?

— Il y en a un. Être une colonie en demande d’aide… Mais ces colonies, à part la nôtre, sont toutes Lumineuses. Et Dorśa est en guerre avec Lumière ! Quant à réclamer de l’aide… Dorśa ne demande pas d’aide. Pas même aux filidhean.

De l’aide, pourtant, il semblait en avoir besoin. La douleur, le risque physique, cela ne semblait pas être un problème pour lui.

Mais la soudaine vulnérabilité qu’induisait la perte de cristal-cœur, si.

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