Un monde merveilleux : I

6 minutes de lecture

Bouche bée, je contemplai la magnificence du Ráith Mebd, l’immense vaisseau de la taille d’un platénoïde sur lequel les ældiens avaient emporté une partie de leur monde défunt. Le corps recomposé et flamboyant d’une créature titanesque, qui évoquait un mammifère marin d’Oceanos Zegma momifié et incrusté de mithrine. À côté de ce mastodonte indescriptible, Padma faisait office d’astrojet. Cette colonie ambulante qui servait de refuge à un grand nombre d’ædhil était une véritable sphère de Dyson, qui possédait son propre astre artificiel, enchâssé dans un véritable wyrm, dont l’esprit vivait encore.

Au moment d’apponter, Lathelennil, visiblement désireux de se rattraper – il alternait le chaud et le froid avec une versatilité déconcertante – m’avait un peu briefé sur ce navire légendaire :

« Je n’étais pas là quand c’est arrivé, mais à l’instar de chaque ædhel, dans tous les recoins de l’univers, j’ai ressenti le choc de la disparition de notre monde. J’assistais à une assemblée de clan avec tous mes frères. Le premier à l’avoir ressenti, c’est Fornost-Aran. Soudain, il a mis la main à sa poitrine, et il a ouvert la bouche, comme un cri silencieux. Je me suis demandé ce qu’il avait, moi qui ne l’avais vu faiblir qu’une seule fois, à la disparition de la Très Aimée… Puis je l’ai senti moi aussi. La douleur, le désespoir, le plaisir aussi… C’était plus fort que tout ce que j’avais expérimenté jusque là. Je suis tombé à genoux, le souffle coupé. Lorsque ce fut passé, mes frères et moi, on s’est regardé. Une bonne partie de nos vassaux étaient morts, la bouche ouverte, le cœur éclaté, les yeux révulsés, privés de Retour à jamais. Mon entrejambe était poisseux, et je savais que pour mes frères, c’était la même chose.

» Mon aîné s’est précipité sur son Miroir du Destin. Tous les ard-ælim puissants possèdent un objet de ce genre : celui de Fornost-Aran était un bouclier en étain, gagné il y a très longtemps d’un autre ard-æl. Les quatre frères Niśven penchés sur le miroir… « Montre-moi le monde, a murmuré Aran. Montre-moi notre terre natale ». C’était la première fois que notre frère osait regarder – et même mentionner – Ælda ou Ultar, depuis qu’on l’avait quitté, des millénaires auparavant. La situation était historique. Derrière, trois bardes configuraient des glyphes frénétiquement, prêts à archiver et relater les évènements.

» Notre monde… notre monde n’existait plus. Ses satellites, ses astres avaient disparu. À la place, la béance du néant. Tu sais ce que ça fait, de voir tout ce qu’on est, même si on l’a rejeté en croyant le haïr, disparaître dans l’oubli ? C’est indescriptible. À ce moment-là seulement nous avons compris, tous les quatre, que jamais, jamais, nous ne reverrions la splendeur de notre berceau natal. Les forêts de cerdyf dorés, le pourpre du ciel et les étendues de fleurs de Sang… Les monts au sommet touchant l’espace, le feu de la lave en fusion et les reflets verts des trois soleils sur la glace d’Æriban. Les vagues fracassantes, l’argent éclatant des cavernes à mithrine de Faërung. Même la lande couleur d’eau et les forêts cuivrées de Tará, allions-nous les revoir un jour ? Je me suis mis à haïr profondément mes cousins, ceux qui étaient restés, et qui avaient pu profiter de tout cela avant que ça ne disparaisse pour toujours. Mes frères et moi étions effondrés. Sans voix. On nous avait tout pris. Tout.

» Et puis, le miroir nous a montré autre chose. Même pas le plus puissant des maîtres en configuration de Minas Arainne, mais un simple individu un peu malin qui eu l’idée de faire absorber tout un territoire un énorme wyrm. Le résultat a donné le cair le plus gigantesque n’ayant jamais existé, et qui n’existera jamais : le Ráith Mebd. On l’a nommé ainsi en référence à une ancienne ard-elleth, qui, même après avoir perdu son clan, jura qu’elle récupérerait son mâle et sa terre. Le royaume de Mebd. C’est le nom de ce vaisseau, encore aujourd’hui, plus de dix millénaires après, mené par le même ædhel, Edegil Arahael, proclamé par les lumineux « le Sage ». C’est lui qu’on va voir. C’est un très vieil ellon, et comme il n’a recours à aucun subterfuge pour se maintenir, il est en bien moins bon état que nous. Il faudra être silencieuse, et ne pas le fatiguer par tes attaques incessantes. »

Là-dessus, Lathelennil m’avait caressé la joue, profitant que j’étais immobile, encore fascinée par son histoire.

— J’ai envie de t’embrasser, avait-il murmuré d’une voix rauque, tandis que ses griffes effleuraient ma cuisse. Quand tu me regardes comme ça, hypnotisée… Bientôt. D’abord, Edegil. Puis le cristal. Ensuite… Silivren.

Un sourire carnassier avait fendu son visage cruel, me montrant ses crocs minces et pointus. Je n’avais pas osé répliquer, et il en était satisfait.

Heureusement, une fois dans le vaisseau, il sut se tenir. Il était aux aguets. Nous étions reçus par un clan ennemi, et parmi toutes ces lumières dorées et pastel, avec son caparaçon noir, Lathelennil dénotait comme un gros cafard sur un tas de mithrine.

Les ældiens du lieu, plus nombreux que je n’en avais jamais vu, lui jetaient des regards rapides et effrayés. Leurs longs cheveux clairs étaient noués en demi-queue tressée, non semi-rasés et hérissés de dagues comme l’étaient ceux des dorśari. Leurs yeux – d’une couleur intense, comme une flaque de ciel, d’or liquide, d’ambre, ou même d’argent – nous fixaient, alors que leurs porteurs interrompaient leurs activités pour nous regarder passer. De moins en moins à l’aise, Lathelennil abaissa son shynawil pourpre sur son visage. C’était surtout lui, qu’on regardait : à moi, on ne me prêtait pas attention.

J’avais passé trop de temps avec les Sombres, car la lumière fabuleuse du vaisseau me fit mal aux yeux. Et lorsque nous débouchâmes vers une salle immense, grande comme une région, je restais plantée sur place, le visage levé au plafond et la bouche bée, face au prodige qui se montrait devant moi. Un soleil. Petit, mais c’était bien un soleil qui éclairait une vallée de printemps éternel, des branches d’essences inconnues irradiant de parfums et de couleurs, figés pour toujours dans la lumière éclatante et délicate d’une aube de printemps. C’était si beau que je me mis à pleurer.

— C’est d’une fadaise, grogna Lathelennil en tirant sur sa capuche pour se protéger du soleil qui le faisait cligner des yeux. D’un goût ! Ce n’est bon que pour les petites vierges de Lumière, qui gémissent sous les arbres en écrivant de la mauvaise poésie, rêvant de leur futur « consort » (Il me jeta un regard alarmé). Ne me dis pas que tu succombes à ces plaisirs tièdes, toi aussi ! Je te sais faite d’une autre trempe !

— C’est un spectacle que je n’ai jamais vu, lui répondis-je, agacée. Mais au fond de moi, ma mémoire génétique se souvient. Elle se souvient de ce que c’était que le Paradis. Tu as oublié, toi ? Tu m’as pourtant dit avoir regretté lorsque la Catastrophe a anéanti Ultar !

— Je regrettais Hiver et, à la rigueur, Automne, grogna-t-il en réponse. Les crépuscules silencieux dans la forêt et les nuits étoilées sur la lande. Je suis dorśari, enfant de la Nuit ! Je déteste la lumière, la chaleur, le soleil. Et tous ces visages niais, heureux de vivre, dégoulinants de bons sentiments ! C’est écoeurant. Regarde ces aios. On dirait des femelles ! Même la plus inexpérimentée des Sœurs du Sang est plus virile que lui.

Lui, c’était le grand mâle blond aux cheveux lisses qui s’avançait vers nous d’un pas décidé. Si les anges de l’ancienne Terre avaient existé, alors ils auraient eu son visage. Sa bouche invitait au baiser, ses mains belles et fortes, aux griffes lissées, à l’amour. Et son visage… Il était si beau que je restais, béate, à le regarder, sans pouvoir m’en détacher.

Le pincement féroce de Lathelennil sur mon bras me fit redescendre sur terre. Le bel ældien tourna alors son visage vers mon ravisseur, affichant un air que je qualifierais de sévère. Derrière lui, toute une escouade attendait, dissimulée dans des armures d’iridium scintillant.

— Veuillez avoir l’amabilité de me suivre, fit-il en regardant Lathelennil dans les yeux. L’ard-æl vous attend.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0