Un monde merveilleux : III
Lathelennil fut conduit dans les quartiers d’Edegil pour y être soigné. Pour ma part, je fus reconduite sur le premier pont où nous avions débarqué par le sidhe qui nous avait escortés.
— Vous pouvez l’attendre ici, me dit-il en me montrant une alcôve d’aspect confortable où des ældiens se prélassaient en buvant du gwidth et en humant des fumées colorées. Si on vous demande quoi que ce soit, montrez cela.
Et il me tendit un symbole sculpté dans le mithrine.
— Vous pouvez aussi choisir de partir, ajouta-t-il. Les dorśari, surtout celui-là, font de bien cruels maîtres. Les cír vont et viennent. Avec ce sceau, il serait facile d’embarquer sur l’un d’eux. Les départs se font au pont tolofae : je peux vous y conduire.
Je le coupai gentiment.
— Merci, mais je ne suis pas l’esclave de Lathelennil Niśven. Je suis une humaine libre, épouse d’un sidhe, Ar-waën Elaig Silivren… Cela fait des lunes que je le cherche dans toute la Voie. Serait-il passé par ici, à tout hasard ?
L’éphèbe secoua lentement la tête.
— Un sidhe ? Désolé, mais je ne connais personne de ce nom. Une adannath parlant notre langue, mariée à l’un des nôtres… Excusez-moi, je me suis montré bien impoli. Mon nom est Rhydathrin. Si vous avez besoin de quelque chose, quoi que ce soit… Demandez ce nom.
— Je désire seulement retrouver ma famille, murmurai-je. Mon mari, le dernier petit que j’ai eu de lui, ainsi que ses deux premières filles.
Rhydathrin me regarda, l’air sincèrement peiné.
— Vous pouvez utiliser la mémoire du vaisseau pour essayer de retrouver votre famille… Ah, mais vous êtes humaine. Avez-vous quelque talent psychique ? J’ai entendu dire que cela pouvait arriver chez les adannath, même si cela a été sévèrement réprimé par les vôtres.
Je secouai la tête. J’avais perdu tout pouvoir à communiquer avec les machines ultari depuis que l’Elbereth avait disparu.
— C’est dommage. Vous voyez ces gros arbres, qui sont disséminés à chaque croisement ? Ce sont les bornes de connexion au réseau du vaisseau. Il aurait suffi de poser votre main dessus, de vous concentrer un petit peu sur l’être que vous recherchez, et le moniteur vous aurait indiqué où le trouver, à condition qu’il soit sur le vaisseau. Voulez-vous que je le fasse pour vous ?
Je secouai la tête.
— Merci. J’imagine que vous avez beaucoup à faire. Je crois que je vais attendre le retour de Lathelennil.
— Comme vous voudrez. Je vous laisse, alors.
Mais il n’avait pas fait trois pas qu’il se retourna.
— Une dernière chose, que j’ai oublié de vous dire, fit-il en fronçant ses beaux sourcils blonds d’un air concerné. Lorsque vous vous adressez à l’Aonaran… Je veux dire par là, si vous êtes vraiment obligée de vous adresser à lui, que vous ne pouvez en aucune manière l’éviter.
Je relevai la tête vers lui, intéressée. C’était de la pure curiosité, car je ne pensais pas revoir ce sombre et tragique personnage.
— Oui ?
— Parlez-lui en vers.
— En vers ?
— En vers, sur la métrique, par exemple, de l’école de poésie Uriathillin. S’adresser à l’Aonaran en dehors du cadre rituel de la cathbeanadh est particulièrement dangereux. Si vous le recroisez, faites attention à cela.
J’acquiesçai. Rhydathrin me laissa alors, rassuré. C’était le premier ældien, en dehors de Ren, purement désintéressé que je rencontrais.
Dès qu’il se fut éloigné, je posai le sac à dos que j’avais récupéré dans le foutoir de Lathelennil et l’ouvris.
— Allez, vous pouvez sortir, fis-je à mes deux aînés.
Cerin sortit la première, enjambant le sac comme Pas Douée l’avait fait avant elle. Elle était toute nue, comme son frère : la vue de ces deux perædhil sauvages suscita des regards choqués des ældiens autour de nous. Je me dépêchai d’arranger leur panache presque imberbe entre leurs jambes, ainsi que j’avais vu Ren le faire.
— Ne vous montrez pas trop, leur conseillai-je. Ou on pourrait vous prendre et vous amener à la police.
Nínim releva son petit visage vers moi.
— La peau lisse ? Pourquoi ?
— Parce que vous n’avez pas le droit d’être tout nus. C’est interdit.
— Parce qu’on n’a pas la peau lisse ?
Le babillage continua ainsi pendant quelques minutes, avant que j’y mette fin en voyant une eyslyn voleter vers moi.
— Désirez-vous quelque chose ?
— Deux jus de Lomë, commandai-je, ainsi qu’un bol d’yeux de Lompe. Et un verre de gwidth.
— Quelle origine ?
— Qu’est-ce que vous me conseillez ? Je veux quelque chose de sucré, pas trop fort.
— Nous avons du Taranis, mais il est devenu très cher depuis la perte de la colonie.
— Je prendrai du Taranis, décidai-je. Vous le mettrez sur le compte du prince Lathelennil Niśven, amarré à la coursive thildë. Ah, et savez-vous où je peux obtenir des vêtements pour les hënnil ?
— Dans le quartier des tisseurs, coursive per-ann-nebenæ.
Je remerciai l’eyslyn, qui se retira. Un sluagh guindé revint bientôt avec un plateau chargé de denrées, sur lesquelles Nínim et Cerin se jetèrent avidement. C’était si bon de les voir heureux, en sécurité, en train de manger !
En sécurité. Je ne m’étais pas sentie autant protégée, depuis que j’avais quitté l’Elbereth.
Si je ne retrouve pas Ren et Caëlurín, me surpris-je à songer, je pourrais peut-être rester là…
Non. Il fallait que je les retrouve. Il le fallait.
— On a encore faim, fit Cerin, la bouche rouge des yeux de Lompe qu’elle venait de dévorer.
— Commandez ce que vous voulez, les enfants, leur souris-je. N’oubliez pas de le mettre sur le compte du prince Lathelennil.
— Celui qui a les cheveux de deux couleurs différentes ?
— Lui-même, répondis-je avec un rictus de pure vengeance.
Je me renfonçai dans les confortables coussins et regardais autour de moi, ma coupe de gwidth à la main. Ce nectar était divin. Ah, ces ældiens savaient vivre ! Un tel endroit n’existait pas, dans les colonies spatiales humaines. Tout était gris, moche, sale, efficace, industriel.
Je pris le temps de regarder les gens autour de moi. De nombreuses femelles, vêtues de délicates tuniques semi-transparentes, leurs superbes chevelures couvertes de boutons de fleurs violettes, turquoises ou vertes, de pierres précieuses ou de fils d’or et d’argent. Des mâles beaux et galants, qui discutaient avec elles, leur passaient des ampoules de verre fin exhalant de jolies et mystérieuses fumées. Dans un coin, une elleth posait devant un peintre, qui, avait les yeux sur un cadre vide mais les mains dans les poches : une image de pure lumière se créait toute seule. Des oiseaux colorés, de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, voletaient en piaillant au-dessous d’un doux treillage de grosses fleurs odorantes, tandis que des marmousets au pelage moelleux circulaient en ronronnant parmi nous, ou couchés sur un coussin. Un monde merveilleux.
— Maman ! Maman ! piailla Nínim. Regarde !
Je me tournai vers mon fils, qui agitait son minuscule panache derrière lui, tout excité. Face au regard réprobateur que me lança une ældienne, je me saisis de la serviette qu’on avait apportée avec le plateau de victuailles et la posais sur le pénis de Nínim, minuscule lui aussi.
— Qu’est-ce qu’il y a, Nínim ? lui demandai-je en tentant d’attacher la serviette sur ses fesses. Mais il était trop excité pour me répondre, répétant trois fois le début de sa phrase.
— On s’est fait un ami, fit alors Cerin de sa voix douce, me montrant alors un troisième enfant.
Ce dernier darda ses petits crocs en un sourire amical. Ses yeux immenses ressemblaient à des perles noires constellées d’étincelles. Il avait les cheveux aussi clairs que le bon côté de Lathelennil, mais plus brillants, et sûrement plus doux. Ses oreilles pointues, plus grandes que celles de mes enfants, sortaient de cette jolie chevelure, attachée sur sa nuque par un tressage lâche.
— Salutations, belle-femelle-humaine-qui-admire-les-volatiles, chanta-t-il à mon attention. Je m’appelle Naradryan.
Je souris, conquise. C’était la toute première fois que je voyais un petit mâle ældien, un vrai.
— Bonjour, Naradryan. Je suis Rika. Et voici mes enfants, Cerin et Nínim.
— Ils sont très petits, jolis et aimables. J’aimerais être ami avec eux, proposa le petit ældien avec une sincérité désarmante.
— Nous aussi ! brailla Cerin en réponse. Maman, dis oui !
— Dire oui à quoi ? Bien sûr que vous pouvez devenir amis avec Naradryan.
Les trois petits bondirent de joie.
— Je vous invite dans mon gîte, proposa alors Naradryan. C’est juste à côté.
Je regardai rapidement autour de moi. Aucun signe de Lathelennil. De toute façon, avais-je envie de rester entre les griffes de ce sadique ? Définitivement non. J’allai rester sur ce vaisseau-ville, le Ráith Mebd, et chercher Ren et mon fils à partir de là.
Le petit ældien nous conduisit dans l’une des immenses colonnades du vaisseau, qui, imitant un énorme tronc d’arbre, constituait en fait une habitation. Ma théorie sur l’origine des ældiens me semblait de plus en plus vraie : il y a bien longtemps, des millions d’années peut-être, ces êtres raffinés et civilisés avaient été d’innocentes créatures des bois, gîtant dans les arbres et vivant de chasse et de pêche. Tout dans le Ráith Mebd, si on mettait de côté les monumentales statues, les arches délicates et les colonnes vertigineuses, rappelait cela : bien qu’extraterrestre, la décoration était bucolique et sylvestre.
— Père, je suis rentré, annonça le petit mâle en poussant la porte de chez lui. J’amène des invités.
Je m’avançai avec prudence et circonspection, m’apprêtant d’avance à devoir justifier ma présence et mon humanité à un ældien adulte potentiellement hostile, défendant son territoire. Mais nulle voix ne répondit. Ce qui m’étonna encore plus, c’est que Naradryan ne s’en étonna pas.
— Où est ton père ? Il faut tout de même que j’aille le saluer.
Le petit ældien fixa ses grands yeux sur moi.
— Oh, bien sûr. Il est là.
Et, tournant derrière le mur, il m’invita à la suivre dans une petite alcôve ouverte sur l’espace. Contre le mur était assis un ældien en armure, les jambes tendues, casque sur la tête. Un cordon de connexion ressemblant à une liane le reliait au plafond.
— Père est un sidhe, et il a participé avec maman à la défense de Taranis, la colonie où nous vivions, attaquée par des Marcheurs-de-Mort. Les filidhean sont venus nous sauver, mais maman est partie dans les bras d’Arawn, et papa, depuis, ne se sent pas bien. Il se repose, aidé par Mebd. Elle lui apporte chaleur, réconfort et nourriture.
Ce que je crus comprendre de son récit me toucha profondément. Dans le langage métaphorique des ældiens, la seule mention d’Arawn était synonyme de mort : j’avais bien retenu cette leçon depuis le Mirhendelas. La mère de ce petit n’était donc plus de ce monde. Quant à son père, il restait prostré ainsi depuis cette bataille de Taranis, sans même avoir pris la peine de retirer son armure ?
Le muil, compris-je. La mort brutale de sa compagne avait fendu son cœur en deux, littéralement, et il ne s’en remettait pas. La cause – la disparition de sa femme – étant incurable, même Edegil ne pouvait le soigner. À la place, il l’avait fait brancher sur le wyrm qui constituait le vaisseau, et qui subvenait, par un moyen inconnu de moi, à tous ses besoins vitaux.
— Tu es tout seul tous les jours ? demandai-je à Naradryan en m’agenouillant devant lui.
Le petit ældien secoua la tête.
— Oui. Mais j’accomplis mes tâches quotidiennes sans faillir : d’abord, je me lève, puis je me lave, même derrière les oreilles, puis je prends mon petit déjeuner, et je médite, puis je fais mes devoirs, et le ménage, et je lave l’armure de papa, puis je fais mes exercices à nouveau, et je médite, et je me lave, je dîne, et je me couche.
Envahie d’une immense pitié, je le serrai dans mes bras. Il parut surpris tout d’abord, puis se lova contre moi, et déposa son petit visage dans mon cou en fermant les yeux.
Naradryan insista pour qu’on reste dormir chez lui. Je fis à manger pour tout le monde, poussant même l’optimisme jusqu’à déposer un plat de viande aux pieds du père. Mais celui-ci ne bougea pas. Il resta immobile, dans la même position, tout le temps que je restai chez lui.
Je passai la nuit la plus reposante depuis des lunes. Qu’on était bien, entre les bras de Mebd ! Naradryan dormait dans son panier, et il me prêta le khangg de ses parents, où je dormis avec mes enfants. Pendant la nuit, le pauvre chou se réveilla, et il vint nous rejoindre. Je l’accueillis avec plaisir. Il était si mignon ! Le voir ronronner dans mes bras, confiant, me mit presque les larmes aux yeux.
Le lendemain, au petit-déjeuner, ayant appris par mes enfants que nous recherchions leur père et leur frère, il proposa gentiment de nous aider.
— Tu es sûr ? Tu as sûrement beaucoup de choses à faire.
Mais il m’assura que non, et mes enfants insistèrent pour que j’accepte son aide et sa compagnie. C’est vrai que ce pauvre petit devait se sentir bien seul.
C’est ainsi que, après avoir embrassé et dit en revoir à son père mourant, Aradryan se joignit à notre compagnie. Il ferma la porte de chez lui à clé et s’en alla, main dans la mienne.
Annotations