Un visiteur inattendu : III
Sirdhar Yllithainn fut conduit à Edegil qui se trouvait dans une autre partie du vaisseau, par Ren, Lathelennil et Roggbrudakh. Le vieux gouverneur avait l’air épuisé par les derniers évènements, mais il était néanmoins là, alerte, debout et actif parmi les décombres, à essayer de soigner tout le monde. Visiblement, les combats avaient également eu lieu ici, mais ils avaient été moins violents, et les dégâts moindres que sous la coupole principale.
Parmi les ældiens qui erraient ci et là, soignant les blessés et en transportant d’autres, je vis Erenwë qui se tenait à côté d’un mâle, aisément reconnaissable dans la foule avec ses cheveux blancs et sa peau noire. Évidemment, sa sœur Ardamirë se précipita sur elle.
— Eren !
— Arda !
Les deux jumelles se tombèrent dans les bras. Je m’approchais, heureuse pour elles.
— Bonjour, Eren.
La jeune ældienne se tourna vers moi. Je lui trouvais quelque chose de changé : elle avait l’air plus mature.
— Eren !
La grosse voix de Roggbrudakh résonna dans tout le vaisseau. Quelques ældiens se retournèrent, écarquillant les yeux à la vue de l’énorme orcanide blanc.
À ma grande surprise, Eren se jeta dans ses bras. Un jeune mâle ældien, particulièrement beau, s’approcha alors.
— Ma Seconde-Mère, Rika, qu’on appelle Baran, le plus souvent, me présenta Erenwë. Elle chante très bien et sait piloter le cair de mon père.
Le jeune et beau mâle – un vrai prince de contes de fées ! – se fendit d’une élégante courbette, le poing serré sur le côté gauche du coeur, à la manière ældienne.
— Vous me voyez enchanté, belle-dame-qui-éclipse-la-lumière-du-matin.
C’était effectivement le matin, la bataille ayant duré toute la nuit.
Je discutai un peu avec le consort d’Eren, qui s’appelait Elshyn. C’était le petit frère de Syandel, le chef des guerriers-troubadours qui étaient venus sur l’Elbereth, peu après la catastrophe. On l’avait peu vu, car après la représentation, il ne s’était pas trop montré.
— Je me suis fait aimablement mettre en orbite par Círdan, le jeune fiancé de leur sœur, plaisanta Elshyn à mon attention. Il m’a envoyé un avertissement psychique tellement fort que j’ai eu la tête qui tourne toute la soirée !
— Et j’ai bien fait, on dirait, fit la voix chaude et légèrement hautaine du susnommé.
Je me retournais, surprise, pour tomber sur l’ældien à la chevelure de feu.
— Círdan !
— En personne, me sourit-il, plantant ses yeux ambrés dans les miens.
Sur le côté, je vis Elshyn afficher une petite moue bravache. Pour ma part, je ne me lassais pas de contempler Círdan, que je trouvais plus beau que jamais. J’étais vraiment heureuse de le voir.
— Angraema est avec toi ?
— Non, malheureusement. Je suis parti devant vous chercher, en apprenant que le Ráith Mebd croisait ici, dans l’Autremer. Je suis un peu parti en cachette des dorśari, s’excusa-t-il avec un petit gloussement familier. J’avais un peu de mal avec la famille de Raema… Mais elle va nous rejoindre bientôt.
Je baissai la tête, embarrassée. Je ne savais comment lui apprendre la mauvaise nouvelle.
— En fait, l’amant de Mana, Uriel, a été attaqué par une entité extrêmement puissante, Shemehaz… (Je vis les ældiens autour de moi grimacer) On ne sait pas trop si elles s’en sont… sorties...
Étrangement, Círdan ne parut pas ébranlé par la nouvelle.
— Je suis sûr que oui, badina-t-il. Connaissant Raema… Sans parler de sa mère, terrifiante servante de la Reine Araignée… Shemehaz n’a qu’à bien se tenir, aussi puissant soit-il !
Sur ces paroles étranges, il éclata de rire, à la consternation des présents.
Du coin de l’œil, je vis Elshyn froncer les sourcils. Le visage d’Eren reflétait plus ou moins la même expression.
— C’est de ma sœur dont on parle ! s’emporta la sanguine ældienne. Et toi, tu ne t’inquiètes même pas pour elle !
— Mais si, je m’inquiète, protesta Círdan. Mais que voulais-tu que je fasse ? Je ne suis pas un guerrier ! C’est de Shemehaz, dont on parle, le Déchu, le premier tombé !
— Arrête de balancer ce nom maudit à tout bout de champ ! s’interposa Elshyn.
— Et tu aurais pu essayer de la défendre, faire quelque chose, au lieu de t’enfuir lâchement par un portail dimensionnel !
Círdan leva les mains en signe d’impuissance.
— Et perdre la vie bêtement, comme tes comparses bardes, qui gisent partout sur ce vaisseau, désarticulés comme des joujoux cassés ?
Sa diatribe cruelle – je n’en revenais pas de l’entendre dire ça ! – fut interrompue par le poing d’Elshyn, qui s’écrasa sur son beau visage. Surpris, Círdan porta la main à son nez, duquel s’écoulait déjà un filet de sang.
— Ne redis jamais une chose pareille, asséna Elshyn d’une voix glaciale. Nos camarades ont donné leur vie pour sauver nos frères et sœurs. Tu peux choisir de ne pas partager ce destin, et il ne m’appartient pas de le juger. Mais au moins, respecte la mémoire de ceux qui se battent contre le Déchu, pendant que toi tu te planques, bien au chaud !
— Un combat aussi vain que d’affronter l’avatar d’Arawn, si tu veux mon avis, siffla Círdan en plantant son regard rougeoyant sur le jeune filidh.
— Círdan, l’interrompis-je. Tu te rends compte de ce que tu dis ? Si Angraema t’entendait !
Le susnommé se tourna vers moi, et il me regarda franchement, un sourire flottant sur les lèvres. Et il me dévisagea, comme s’il me voyait pour la première fois. Des pieds à la tête, en mettant une attention particulière sur mes hanches, mon bas-ventre et mes seins.
Je me tortillai d’un pied sur l’autre, étrangement gênée.
— C’est donc ça…, murmura-t-il mystérieusement. Je comprends mieux.
— Tu comprends mieux quoi ? aboya Elshyn. J’ai bien envie de t’en coller une autre, histoire de te remettre les idées en place !
Círdan reporta son attention sur lui. Je le vis murmurer quelque chose, du bout des lèvres, qui fit s’agrandir les yeux du filidh et réduisit ses pupilles à deux minces filaments meurtriers. Mais toute cette tension disparut, interrompue par la voix d’un aios.
— Syandel-Marcheur-de-Voile m’envoie chercher son frère, Elshyn, ainsi que son apprentie Narda-des-Larmes-Pourpres. On a un problème sur le vaisseau-amiral dorśari que les Marcheurs ont crashé sur le Ráith Mebd… Elle abrite une énorme araignée sidérale.
Je grimaçai, songeant soudain à Angraema.
— Avez-vous trouvé une jeune sidhe couleur d’étoiles et une Reine dorśari couleur de lune, à bord ?
L’exarque secoua la tête.
— Non, seulement le corps du prince Niśven et l’araignée… Rien d’autre.
— L’araignée, j’en fais mon affaire, décida Eren. Viens, Arda. Tu vas nous aider.
— Avec plaisir, ma sœur, répondit la susnommée. Roggbrudakh !
— Mon frère a dit toi et moi, intervint Elshyn. Tu ne peux pas mêler une non-combattante à cela, c’est trop dangereux.
Eren le regarda.
— J’entends l’ordre de l’ollamh. Mais ma sœur, comme moi, a été formée dans les Voies de la Reine Araignée. S’il y a deux personnes qui peuvent pacifier une araignée sidérale sur ce vaisseau, c’est bien elle et moi !
Elshyn finit par se ranger à son argument. Après avoir jeté un dernier regard à Círdan – auquel ce dernier répondit par un insolent sourire suave – il quitta les lieux avec les deux sœurs, toujours flanquées de leur garde du corps orcanide.
L’aios nous regarda tout à tour.
— Est-ce que l’un d’entre vous serait charpentier, maître en configurations, à tout hasard ? On aurait besoin de toutes les bonnes volontés pour réparer le vaisseau.
L’air défiant qu’il affichait en face d’Elshyn quitta le visage de Círdan aussi vite qu’il était apparu. À la place, il se fendit d’un sourire innocent.
— Vous avez de la chance, dit-il. Il se trouve que, comme mon nom l’indique, je suis configurateur de bois-de-wyrm !
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