À l'image de la Nuit : I

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Crevant la trame de la réalité dans un éclair à la fois spectaculaire et sinistre, les immenses vaisseaux noirs de l’armée de Dorśa envahirent l’espace. Envahir, c’était bien le mot : il y en avait tant, et ils étaient si énormes, qu’on ne voyait plus le ciel.

— Les dorśari semblent aimer les grosses épées, les grosses armures, les gros dragons et les gros vaisseaux, murmura Eren à sa sœur d’un air moqueur en coulant un regard irrévérencieux à Lathelennil.

Eren avait toujours été insolente et drôle, mais sa propension à l’humour avait augmenté depuis qu’elle était devenue filidh.

— Je pense qu’ils essayent de compenser pour quelque chose, ma sœur, lui répondit Arda avec un sourire malicieux.

Lathelennil, fier comme un troupier – ou un volatile rouant, comme aurait dit Śimrod, qui poussait l’irrévérence jusqu’à l’appeler le paon albinos – faisait des allers-retours devant la baie, les mains croisées dans son dos. Il ne tenait plus en place.

— Regardez nos armées, grinça-t-il, un sourire carnivore sur son visage racé. Regardez-les prendre possession de l’espace aérien du Ráith Mebd, prêts à la dominer comme un seigneur de la guerre domine son esclave gémissante !

Arda et Eren échangèrent un regard blasé, tandis que je dissimulais ma grimace derrière ma main.

— Bientôt, la terrible magnificence du Sombre Royaume va s’abattre sur cette cour insupportablement dorée, continua-t-il, plus lyrique que jamais. Lorsque mes frères auront quitté leurs superbes vaisseaux de guerre – voyez ces lignes, leur agressivité, leur noblesse ! – la Nuit éteindra cet horrible soleil et étouffera la lumière de ses ténèbres. Alors, vous verrez le Soleil Noir apparaître. Et vous vous prosternerez, car nul ne peut regarder la parfaite beauté de son visage !

Je lui jetais un petit regard en biais. Mana avait qualifié Fornost-Aran de fastidieux « bellâtre ». Tout en sachant que je ne pouvais pas vraiment me fier aux goûts de Mana – après tout, elle prenait plaisir à coucher avec des araignées —, cela me fit douter de la légendaire beauté du « Soleil Noir ».

— Est-ce à dire que vous n’avez jamais vu le visage de votre frère, Oncle ? demanda Arda sur un ton faussement innocent.

Lathelennil appuya sa main gantée d’iridium sur la baie, faisant sonner la paroi d’un cliquètement guerrier.

— Je l’ai vu, bien sûr, mais il y a longtemps. Depuis le départ de la Très-Aimée – qui était la plus belle femelle n’ayant jamais ouvert les yeux dans les dix mille mondes, toutes races confondues – il ne laisse plus contempler son véritable visage. Nous, ses frères, Aeluin, Uriel lui-même, n’avons pas le droit de le regarder.

Je haussais un sourcil, surprise.

— Pourtant, Mana a eu le droit, elle, remarquai-je.

Lathelennil secoua la tête.

— Non, il devait porter un masque endwollé. Personne ne connaît la vraie beauté de mon frère aîné. Il est victime d’un geas.

Je soupirai, blasée. Encore un mystère bien inutile, à mes yeux, et beaucoup de fifrelins pour pas grand-chose.

Je me tournai vers Arda et Eren.

— Comment s’est passée la pacification de l’araignée qui se trouvait sur le vaisseau d’Uriel ?

— Très bien, firent-elles de concert. C’était une araignée khari, une araignée sacrée du temple de Lethë, visiblement invoquée par Mère : nous l’avons fait partir dans l’espace afin qu’elle retrouve le chemin de chez elle.

Je frissonnai à la pensée des malheureux nautes qui allaient voir apparaître cette horreur rayée sur leur baie.

— Vous ne l’avez pas renvoyée d’où elle venait par un portail dimensionnel, ou quelque chose comme ça ?

— Seule une prêtresse de Lethë pleinement assermentée peut communiquer directement avec la dimension des sældar et obtenir une araignée sacrée. Nous n’avions pas le pouvoir d’accéder à cette dimension pour la renvoyer. Il aurait fallu emprunter un portail dimensionnel vers Kharë, mais il n’y en avait pas sur le vaisseau, et de toute façon, nous ignorons les coordonnées, expliqua Arda.

— Et puis elle était très combattive, précisa Eren à ma grande horreur. On a dû agir vite.

Arda sourit à sa sœur.

— Je crois qu’Elshyn a été très impressionné. Il était pâle comme un dorśari, lorsqu’elle est tombée de la coupole où elle s’était réfugiée !

— Il déteste les araignées, murmura Eren comme pour s’excuser.

Arda poussa un soupir théâtral.

— Et pourtant, il t’a choisie comme femelle !

Les deux sœurs éclatèrent de rire, avant de s’éloigner. Je n’eus pas plus de précisions sur cette araignée : en quelque sorte, c’était mieux ainsi.

Une bonne partie de la population du Ráith Mebd se massa dans la grande salle d’accueil en réparation pour voir débarquer les princes de Dorśa et leurs armées. Je devais reconnaître que c’était impressionnant. Les frères Niśven – Fornost-Aran et Aeluin, rejoints par Lathelennil – nous offrirent une véritable parade militaire, une démonstration de force, faisant défiler contingents bardés de noir iridium, armés jusqu’aux dents des lourdes lames acérées qu’affectionnaient les dorśari, esclaves orcanides enchaînés et castrés, aux crocs limés, bêtes féroces menées à coup de fouets cloutés par de fières Sœurs du Rouge à moitié nues, bourreaux insidieux menant des processions d’esclaves vêtus de barbelés, et même wyrms hérissés de pointes en uranocircite. Les Enfants de la Nuit étaient fiers de montrer qu’ils étaient les derniers ældiens à posséder des dragons vivants : en fait, tout dans leur attitude envoyait un message d’écrasante supériorité militaire à leurs cousins lumineux.

La démonstration était loin d’être au goût de tout le monde. Edegil le premier, qui affichait sur son noble visage une légère moue de dégoût, quasi-imperceptible : on sentait bien qu’il n’avait accepté cette alliance contre-nature que parce qu’il n’avait plus le choix. Une autre monarque de lumière se tenait à ses côtés, une superbe ældienne au visage grave et beau, en longue robe blanche, au diadème reconnaissable entre tous, qui luisait de mille feux sur sa longue chevelure d’or pur : il s’agissait du bijou que j’avais arraché à Unëlianthe, dans la Tour de l’Initiation d’Æriban, avec Angraema.

Angraema. Nous étions toujours sans nouvelles d’elle.

Ren, Śimrod, Isolda, les enfants et moi étions massés dans un recoin, un peu en hauteur. Arda était avec sa sœur, quelque part dans le vaisseau à vaquer aux mystérieuses occupations des bardes filidhean.

— C’est incroyable, ce goût qu’ont les dorśari pour les armes démesurées et les gros machins pointus. On dirait presque une parade de l’Holos ! Arda dit qu’ils compensent pour la petitesse de ce qu’ils ont entre les jambes.

Śimrod éclata de rire, alors que Ren me jetait un regard gêné, discrètement.

— Ah, tu ne crois pas si bien dire ! s’exclama le premier en posant sa grosse patte sur mon épaule en un geste affectueux et familier. C’est presque ça.

Je lui jetai un coup d’œil. Mon beau-père avait une fâcheuse tendance à me prendre pour son bon pote, multipliant les accolades et manquant de me faire tomber à chaque fois. Comparé à Ren, subtil et louvoyant comme un chat dans sa façon d’occuper l’espace, l’aura de Śimrod m’évoquait parfois celle de l’orc Roggbrudakh.

— Ces Ælves Sombres sont tout de même bien outillés, observa benoîtement Isolda avec sa bonhommie habituelle. Je le sais, pour avoir échappé aux avances du bicolore, pas plus tard qu’hier.

Ren, Śimrod et moi échangeâmes un regard.

— J’irai lui dire un mot, à celui-là, décida Śimrod en fronçant les sourcils. Personnellement, le seul dorśari que j’ai jamais vu nu était une femelle (Il jeta un regard en biais à son fils, qui ne réagit pas). Mais je sais que les Niśven sont connus pour la finesse et la noblesse de leur constitution. Pour leur grande taille, aussi, alors on ne peut présager de rien !

Je n’avais pas vraiment envie de savoir, ayant toujours regardé ailleurs lorsqu’Uriel agitait son joujou sous mes yeux. Śimrod surprit mon regard et s’adressa directement à moi :

— Alors, tu sais pourquoi les dorśari portent leurs armes directement sur leurs armures, en s’encombrant de lames aussi lourdes ?

Je secouai la tête.

— Pour inspirer la peur, je suppose ? tentai-je.

— Il y a de cela, oui… Mais ce n’est pas la raison principale. Nos sombres cousins, à force de se complaire dans l’ombre de Yuggoth, ont perdu leurs aptitudes à faire des configurations. Ils sont incapables de forger et de manier un sigil. Pour toutes les opérations nécessitant de manier l’énergie spectrale, ils font appel aux mages de Minas Athar, en terres khari. C’est pour cela, également, que la rumeur les dit plus forts physiquement et plus grands que les autres ædhil… La rumeur, j’insiste sur ce point !

Isolda leva un œil tranquille sur Śimrod. Aussi grand qu’Uriel, il faisait également le double, en corpulence, de ce dernier. Et pourtant, il était capable de faire des configurations. Pas de manière experte, d’après Ren, mais il pouvait tout de même en faire.

J’hésitai à faire un petit geste à Ren pour attirer son attention sur la façon dont la jeune humaine regardait son père. Mais, n’étant pas certaine de sa réaction, j’y renonçais. Du reste, Ren tournait déjà le dos à la parade, et à nous.

— Allons voir comment se porte le père de Naradryan, proposa-t-il.

Je jetai un dernier regard à la glorieuse parade. Le « Soleil Noir », le Roi de la Nuit, venait de passer devant nous, suivi de son harem de mille concubines, soi-disant vantées dans toute la galaxie : on disait que parmi elles se cachaient des Sœurs de métier, prêtes à intervenir à tout moment pour protéger leur seigneur, même dans le fond du lit.

— Porter le titre ronflant de seigneur de la guerre et compter sur sa femelle pour se battre à sa place, il y a de quoi avoir honte, avait grogné Śimrod lorsque Syandel nous avait raconté cette histoire. Je comprends pourquoi il se couvre la face !

Effectivement, pour ce que j’en avais vu, le Roi de la Nuit avait gardé son heaume d’un noir pur, l’usure de la bataille révélant ci et là l’éclat argenté de l’iridium sur les angles acérés du masque de guerre. Mais sur ses épaules cascadaient des flots de soie onyx, une chevelure si belle qu’elle en paraissait fausse. Et il était vrai que tous les badauds, moi la première, ouvrirent des yeux émerveillés sur la longue main d’un blanc pur qui vint rejeter en arrière une mèche de cette bannière de jais.

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