Le chant du Calice Brisé : II

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Je scannai les environs, sur le qui-vive. Le décor avait changé. En lieu et place de la dalle de quartz qui couvrait le sol s’étalait un damier noir et blanc fracturé, envahi par les racines et les plantes sauvages. Un vent glacial faisait flotter les tentures déchirées aux armoiries passées, et les ogives qui encadraient les passages dimensionnels s’ouvraient sur des paysages incolores et désolés. Au milieu de la salle, un arbre noir tendait ses branches sèches et poussiéreuses comme la main d’un mort, dépassant de sa tombe abandonnée. Des bardes, des monarques qui composaient l’assemblée du Ráith Mebd, nulle trace. J’étais revenue sur le vaisseau d’Arawn.

— Tout à fait ma chère, fit ce dernier, en écho à mes pensées. Vous êtes de nouveau parmi nous. Nous nous ennuyons tant, seuls dans les ténèbres...

Une petite musique aigre, que je reconnus pour être celle qui jouait tous les soirs au bal d’Arawn, se mit à résonner. Ou plutôt, elle avait été là depuis le début, mais je ne l’avais pas entendue. Arawn resserra sa prise sur ma taille, tout en me faisant tourner autour de l’arbre mort. C’est là que je remarquais que nous n’étions plus seuls : tout le reste de sa cour moribonde, ces ældiens atteints de muil que nous avions abandonnés à leur sort dans le Grand Vide, étaient là, autour de nous.

Je remarquai leur regard vide, leurs joues hâves, leurs vêtements en guenilles. Ren et moi avions détruit cette Cour. Je l’avais soupçonné, mais j’en avais la confirmation désormais : tous ces malheureux étaient morts, ou en passe de l’être.

— Là encore, vous avez raison, ma chère, sourit à nouveau Arawn dans un rictus qui dévoila des crocs déchaussés. Voyez mon fils, qui tourne autour de l’arbre en hurlant… Il a tant de remords, pour nous avoir abandonnés, moi, son père, et mes gens. Et ce sidhe maudit, Silivren, qui se nourrit d’âmes. J’imagine que, comme vous, il a devant lui le résultat de ses belles actions. Chacun voit midi à sa porte, Baran, vous êtes bien placée pour le savoir, vous qui avez trahi vos propres parents, et même votre peuple !

À ma grande horreur, je commençais à remarquer des détails qui m’avaient échappé jusque là. Des cadavres en décomposition étaient pendus aux branches. Humains ou ældiens, je n’aurais su dire. Des corbeaux, noirs et énormes, picoraient leurs yeux. Je connaissais ces oiseaux pour les avoir cherchés dans la bibliothèque du Crypterium, après en avoir entendu parler par Círdan. Visiblement, c’était un animal emblème de Tará, l’une des deux Cours d’origine d’Arawn et Anor.

— Tará… Oui. Comme je regrette de l’avoir quittée. Sais-tu que Tará est l’une des rares Cours ældiennes, avec Dorśa et Ealfaëma, qui a survécu à la Chute ? Mais elle est bien diminuée, et surtout, bien dissimulée. Son roi, Cirnnan, n’a même pas répondu à l’appel des autres. Des 21 Royaumes, voilà tout ce qui reste… Huit Cours moribondes, dont une sans monarque. Mais qu’importe, ma chère. Sur les huit, cinq sont réunis aux mêmes endroits, et comme eux, vous danserez avec moi pour l’éternité. Ce sera votre rétribution pour avoir tout voulu, tout désiré, comme ces ædhil pathétiques qui se croyaient maîtres de l’univers !

Je me tournais alors vers Arawn et poussais un cri d’horreur : la moitié de son visage était décomposée. Ses cheveux avaient viré au blanc, et sa peau était devenue noire. Ce n’était pas la momie aux orbites vides d’Arawn que j’avais sous les yeux, mais Ren !

Cette vision d’horreur m’entraîna dans une danse virevoltante et sans répit. Tour à tour, il prenait les traits d’Arawn, de Tanit, de Círdan, pour mieux reprendre ceux du cadavre de Ren. Tinín, parfois, ainsi que tous ceux qui m’avaient menacé, de près ou de loin, et dont j’avais causé la mort, y compris Priyanca Varma. Et entre tout cela, j’avais droit à la vision fugitive d’un être à la beauté et la laideur impossible, qui exsudait la malice la plus terrifiante qu’il m’eut jamais été donné de ressentir. C’était Shemehaz, le maître des illusions. Je le sus tout de suite.

Je me sentis alors tiré brutalement par l’épaule, littéralement éjectée de l’orbite magnétique de Shemehaz. La force m’envoya bouler dans les pendrillons, et je me retrouvais dans les bras de Syandel, qui me réceptionna. Il me sourit gentiment : je me sentis un peu rassurée en voyant qu’il avait retiré son masque du Dieu Moqueur.

Ren avait pris ma place devant Círdan/Shemehaz. Il dansait avec lui, imitant tous ses mouvements, aussi impossibles et acrobatiques soient-ils. On aurait dit deux ombres sur un mur, un reflet sur une glace, ou deux chats qui se couraient après et s’affrontaient : tout cela à la fois. Autour d’eux gisaient des ældiens endormis ou épuisés, affalés sur la table, leurs fauteuils, ou même par terre. Dans les assiettes et les plats, la nourriture avait pourri. Aucun serviteur, aucune Eyslyn n’était venu débarrasser.

— Cela fait six cycles qu’ils dansent ainsi, me chuchota Syandel à l’oreille. Six cycle que le Ráith Mebd est tout entier plongé sous le dwol de Shemehaz. L’Aonaran nous a d’abord tirés de son emprise, nous, ceux du Chemin Voilé. Puis il a sorti de sa transe Edegil Arahael, pour qu’il reprenne la barre de son vaisseau-royaume. Vois-tu, Shemehaz n’a pas fait cela gratuitement… Il aime par-dessous tout nous prendre à notre propre jeu, nous les serviteurs de l'Amadán, et il ne peut pas résister à deux pas de danse avec celui qui lui est promis. Mais il a choisi ce moment entre tous pour une bonne raison. C’est pour cela que l’Aonaran ne t’a tiré de l’étreinte de Shemehaz qu’en troisième lieu… J’espère que tu ne lui en tiendras pas rigueur.

Je secouai la tête.

— Non… Cela m’a semblé n’avoir duré que quelques minutes à peine…

— Cela a duré même moins que ça, fit Syandel à ma grande perplexité. Il nous a tout de suite sortis du dwol, dès qu’il a compris que le Déchu nous avait pris dans sa transe. Mais cela fait six jours que les autres dansent sous sa main, et six jours que l’Aonaran danse avec lui… Ce sera à celui qui tombera le premier.

Inquiète, je tournais de nouveau mon attention vers Ren. Mais Syandel passa sa main sur mes yeux, gentiment.

— Il vaut mieux que tu ne regardes pas.

Il est certain que c’était affreux de voir Ren avec ce masque et ce costume sinistre, en train de danser sur le fil du rasoir avec cette terrible entité qui avait pris l’apparence de Círdan. Mais d’un autre côté, j’étais fascinée. Je n’avais jamais vu mon compagnon bouger ainsi : c’était comme si il était devenu quelqu’un d’autre.

— Si tu essaies de retrouver celui que tu connais dans l’Aonaran, c’est vain, m’avertit Syandel. Ce n’est pas ton époux, qui danse avec le Déchu, c’est Arawn, qui singe, nargue et imite Shemehaz, qui la mystifie à son propre jeu. Tu ne retrouveras ton mari que lorsqu’il aura enlevé son masque.

Je me tournai vers lui, résignée.

— Tu es très courageuse de rester avec lui en sachant ce qu’il est, me fit le Meneur après m’avoir observée un moment.

— Je ne crains pas toutes ces menaces. La seule chose que je crains, c’est de perdre à nouveau ma famille.

L’ollham me regarda gravement.

— Tes enfants, eux, il reste une chance de les sauver. C’est ce que nous essayons de faire, nous, les filidheann : sauver tous les ædhil. Même l’Aonaran peut être sauvé. Tu n’as pas confiance en l'Amadán ?

Je secouai la tête.

— Je ne crois pas aux dieux… Là dessus, je suis comme vos cousins, les affreux dorśari.

Syandel se mit à rire.

— Peut être… En tout cas, ton mâle, lui, fait confiance en l'Amadán. Sinon, il n’aurait pas accepté de prendre le rôle de l’Aonaran.

— Il est très confiant et optimiste. Il dit toujours que tant que la partie n’est pas perdue, il ne faut pas perdre l’espoir de gagner… Ou quelque chose du même acabit.

— C’est pour cela précisément qu’il est l’Aonaran, sourit-il.

Je soupirais. Oui, je le savais déjà : Ren était parfait. Il était comme ce héros mythique du moyen-âge terrien, ce journaliste qui se transforme en sauveur de l’humanité la nuit tombée.

Lorsque tout sera fini, il faudra que je regarde l’un de ces films avec lui, me résolus-je.

Je serrai mes genoux entre mes bras et posai mon menton dessus. Ren allait-il avoir le dessus sur cette entité ? Même s’il remportait ce round, de toute façon, l’ombre de Shemehaz serait toujours sur lui. Sur nous tous.

La danse sinistre continuait. Si Ren dansait ainsi depuis six jours, il devait vraiment être épuisé… Avait-il vraiment une chance de prendre un dieu à son propre jeu ? Je commençais à en douter.

— Que va-t-il se passer, si c’est Shemehaz qui emporte ce duel ? demandai-je.

— Alors, elle s’emparera de l’Aonaran et nous serons tous consumés. Consommés, si j’ose dire.

Je frissonnai.

— Cela n’arrivera pas. Ren sait ce qu’il fait. Je suis tellement habituée à le voir gérer n’importe quelle situation, même les plus critiques, que je ne m’inquiète même plus.

Syandel me gratifia d’un pauvre sourire.

— Attention. Tu as dit son nom. Moi, je le savais déjà, mais à part toi, moi, sa fille Eren, mon frère et ce dorśari à la robe domino, personne n’est au courant… Et il faut que ça reste ainsi.

Mana. J’étais sûre qu’elle, elle était au courant. Ren avait dû lui dire : c’était sa sœur, et il lui disait tout. Son allusion à la remarque de Fornost-Aran sur le clairseach, un instrument que seul l’Aonaran pouvait manier, était selon moi explicite.

La valse mortelle dura encore de nombreuses heures. Je commençai à me sentir de nouveau ensorcelée : la tête me tournait, et je perdis peu à peu toute perception claire du temps et de l’espace. Syandel, lui, ne regardait que par intermittence, et il se mit à me cacher les yeux plus souvent.

— C’est cette musique… lui dis-je. C’est à la fois horrible et hypnotique.

— C’est le chant du calice. Shemehaz et l’Aonaran se battent pour savoir qui joue le mieux.

— Je croyais qu’ils dansaient.

— Ils dansent. Mais ils jouent de la musique également, et ils se battent.

Pour ma part, je ne voyais que de la danse. Des acrobaties, plutôt, qui émergeaient d’un espèce de champ holographique. Non, c’était un combat, Syandel avait raison. Ils se battaient. Mais en même temps, il y avait cette espèce de musique, complètement étrange, qui ne ressemblait à rien d’autre…

Soudain, je sentis Syandel se tendre. Le cou droit, les oreilles dressées et les pupilles alertes, il fixait l’espèce de miroitement qui cachait le plus souvent les deux belligérants à notre vue. Puis je vis Círdan en émerger, le visage crispé, les yeux qui flambaient comme le feu. Je n’aurais jamais pensé que ce jeune si sérieux et timide puisse avoir l’air aussi diabolique.

— Il va gagner, assurai-je à Syandel.

Effectivement, je me rendis compte que Círdan avait cessé de danser. Il ne parvenait plus à suivre Ren, qui avait émergé du miroitement à son tour. Ce dernier marcha sur lui, puis il le saisit par les épaules, à deux mains. Círdan hurla. C’était un hurlement horrible, guttural, qui me fendit l’âme et le cœur. La petite musique hypnotique s’était arrêtée.

Alors que Círdan se débattait, Ren l’accompagna au sol, à cheval sur lui. Je le vis dégainer ses griffes et ouvrir la poitrine du malheureux jeune avec une brutalité terrifiante.

Je me tournais vers Syandel, horrifiée.

— Mais qu’est-ce qu’il fait ?

— Il y a des dommages collatéraux, malheureusement, me répondit ce dernier en affichant un air désolé qui me paraissait tout à fait être une petite comédie à mon attention.

Je ne parvenais pas à quitter des yeux l’affreuse scène de mise à mort qui se déroulait devant moi. Círdan se débattait en hurlant, alors que Ren lui extrayait le cœur de la cage thoracique. Il le tint un moment dans sa main, le regarda, puis souleva le bas de son masque et le goba.

Cette fois, je détournais la tête. Ce faisant, je croisais le regard de Syandel.

— C’est pour cela que je te disais que tu es courageuse, précisa-t-il avec un rictus désarmant. Entre autres.

Je baissai la tête, dégoûtée. Ren venait de tuer Círdan. Círdan, le fiancé de sa fille. Ce jeune si gentil, capable et intelligent, qu’on avait arraché à son père en vouant ce dernier à une solitude éternelle.

Partout où nous sommes passés, lui et moi, l’herbe n’a jamais repoussé.

C’était peut-être cela, le véritable sens de la malédiction de l’Étranger.

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