Le mirage des jours passés : III
Mais mon beau-père – et tout l’équipage, par extension – prenait un malin plaisir à se mêler de notre vie sexuelle, à Ren et moi. Dès le lendemain, alors que nous étions tous réunis à la table de l’Elbereth, Śimrod lança le sujet. En attendant d’aller récupérer son cair, il logeait dans le nôtre. Il se trouvait donc avec nous à table.
— Alors ? demanda-t-il en me regardant avec insistance. Vous vous êtes bien retrouvés ?
Les babillements de Caëlurín, qui jouait avec sa nourriture, furent les seuls à perturber le silence qui était soudain tombé sur la tablée. Elbereth, qui exceptionnellement était venue manger avec nous, accompagnée de Dea, se leva en sifflotant.
— Oui, finit par répondre Ren, à qui j’avais jeté un regard rapide. Nous sommes tous satisfaits de la façon dont ont tourné les choses. Hier soir, après le banquet, j’ai extrait tout le monde des argonath, et…
— Je parlais de toi et ta femelle, précisa Śimrod. Est-ce que vous avez réussi à vous accoupler ?
Je ne m’étais toujours pas habituée à sa manière abrupte et directe de dire les choses. Parfois, il faisait montre d’un peu de subtilité, mais cela restait rare.
Après une petite seconde d’hésitation, Ren s’adressa à son père en khari. Ce dernier répliqua dans la même langue, les sourcils froncés, en me désignant d’un mouvement de tête brutal et impérieux.
La conversation entre les deux s’envenima assez rapidement. Finalement, Ren, excédé, se leva et quitta la tablée.
Je me retrouvai seule avec Isolda, les enfants, et Śimrod.
— Śimrod, demandai-je, pourrais-je te parler seule à seul ?
— Bien sûr, Rika, répondit-il avec largesse, redressant le buste et occupant l’espace d’un air menaçant, qui démentait ses propos.
Je le regardai attentivement. Śimrod, sous ses abords aimables et les efforts évidents qu’il faisait pour arrondir les angles, avait tout du mâle dominant, habitué à s’imposer et à se faire respecter. C’était dans son ADN.
Isolda se leva et emmena les enfants dans leur chambre. Dea et Elbereth n’étant plus là, je me retrouvai seule avec mon beau-père.
— Cela fait longtemps que je souhaitais parler seule avec toi, Śimrod, lui dis-je. Je pense que le moment est venu.
— Moi aussi, fit-il avec un sourire large, qui dévoilait ses longues canines.
— Tout d’abord, je voudrais te remercier… Pour l’aide que tu apportes au bon fonctionnement de notre couple, à Ren et à moi.
— Mon fils est assez débutant à ces jeux-là, acquiesça-t-il en croisant les bras sur son torse. Je suis même étonné qu’il ait réussi à te faire deux portées !
— Nous avons fait à notre rythme. Ren a voulu être sûr de mes sentiments, et moi, de pouvoir lui faire confiance.
Je le vis froncer les sourcils.
— Lui faire confiance ? Parce que tu doutais de son intégrité ?
À mon tour, je croisai les bras sur ma poitrine, étroitement.
— Comme toute humaine normalement constituée, j’avais peur de Ren, au début. J’avais peur qu’il me maltraite, me fasse mal, me dévore, même.
Śimrod éclata d’un rire féroce. Mon cortex reptilien, résidu de millions d’années d’âpre lutte pour la survie au milieu de créatures carnassières et gigantesques, me fit bondir en arrière. Cela ne parut pas attendrir l’ældien en face de moi.
— Te dévorer ! Ren ! Il n’y a pas d’ædhel plus ouvert et bien disposé envers les autres races que lui. Et il est végétarien. Quant à te faire mal... (Śimrod ricana). C’est précisément pour ça que je lui ai donné ce baume. Cela facilite la…
Je le coupai d’une main impérieuse.
— C’est bon Śimrod, on a tous compris à quoi ça sert !
J’avais déjà eu à affronter les attentions invasives de Dea en me levant tout à l’heure : Ren lui aurait demandé de m’ausculter. Elle s’était montrée si insistante que j’avais obtempéré, d’autant plus que l’effet anesthésiant du luith de synthèse ne faisait plus effet.
Mon beau-père eut la bonne idée de ne pas en rajouter. Il poussa même la politesse jusqu’à m’écouter.
— Ren est loin d’être végétarien. Il mange du faux-singe à tous les repas, de la volaille, de la viande de quadrupèdes terriens… Et il ne rechigne de consommer un petit placenta humain ou deux, à l’occasion. Je sais que c’est ce contrôle spectaculaire qu’il a de lui-même qui l’empêche de m’ouvrir en deux ou de me vider de mon sang lorsque nous couchons ensemble.
— C’est la coutume de manger le shynawil de…
— La portée, je sais, continuai-je à sa place. Je sais tout ça. Moi-même je consomme de la viande, alors que c’est interdit par l’Holos.
Śimrod ouvrit de grands yeux.
— Nous mangeons des protéines synthétiques, lui expliquai-je. Cela fait des millénaires que l’humanité a arrêté de se nourrir d’autres êtres vivants, cela est considéré comme contraire à l’éthique du Code Sapiens. Vous, les ældiens, vous avez les moyens techniques de ne plus en consommer, mais, pour certaines raisons – liées à la tradition, entre autres – vous continuez de chasser d’autres êtres vivants pour les manger, ce qui est considéré comme extrêmement barbare du point de vue de l’Holos.
— C’est ainsi que Mannu le Créateur l’a souhaité, se défendit Śimrod, qui se croyait attaqué. Tu chasseras ta propre nourriture… Notre père à tous, Cernarran, était un chasseur. Quand les ædhil se sont éveillés dans la Forêt Primordiale, ils ont fait un pacte avec les autres espèces, un pacte de coopération qui impliquait que, de temps en temps, certains soient mangés, tout comme nos corps retournent à la poussière stellaire après notre mort. Je ne vois pas en quoi c’est mal ! C’est le cycle de la vie.
— Nous autres, humains, dis-je doucement, pensons que lorsqu’une espèce accède à un niveau de conscience élevé et qu’elle possède la technologie lui donnant les moyens de le faire, elle doit alors s’affranchir des chaînes du biologique pour accéder à un stade d’existence supérieure. C’est cela, être Sapiens. C’est pour cette raison précisément que les ældiens ont été exclus de l’Holos, d’ailleurs. Parce que vous refusez cela. Vous pensez que l’univers est un jardin merveilleux, qui vous sert de terrain de jeu, dans lequel vous pouvez vous servir à loisir.
— Parce que vous, les humains, avec vos grosses machines et vos villes géantes si laides, vous ne vous prenez pas pour les maîtres de l’univers, peut-être ? grogna Śimrod, son œil rubis luisant de colère contenue. Notre organisme est parfait. Pourquoi aurions-nous envie de nous en affranchir, de délaisser un tel cadeau de la création pour nous transformer en infâme artefact de fer puant, comme les Marcheurs-de-Mort ?
— Je n’ai jamais dit que les humains avaient raison, Śimrod… J’essaie de t’expliquer d’où je viens, et pourquoi Ren me faisait si peur, au début.
La tension redescendit immédiatement.
— Ah, dit-il simplement. Je t’écoute, alors.
— Je n’ai rien à ajouter quant à ma relation avec ton fils. Maintenant, je lui fais confiance, et lui aussi. Je voulais juste te demander de ne plus te mêler de nos affaires, c’est tout.
— Reconnais que mes interventions t’ont bien aidé, ces derniers temps !
— C’est vrai. Mais à l’avenir, maintenant que lui et moi, on s’est retrouvé, j’apprécierais assez que tu n’interviennes plus. Cela embarrasse Ren, et moi-même.
— D’accord, grogna Śimrod en faisant mine de se lever. Je ne le ferais plus. C’est dommage pour vous, car j’ai tout de même plus de trente millénaires d’expérience de la vie. Et j’ai participé à beaucoup de saillies, dans ma carrière de mâle. J’ai remporté le barsaman deux fois, ainsi que de nombreuses batailles : on m’offrait des femelles à chaque fois ! J’ai eu plusieurs esclaves humaines. Normalement, les vieux ædhil comme moi, on les écoute !
Je lui fis signe de se rasseoir. Lui dissimuler mon agacement consista un tour de force.
— Attends, je n’ai pas fini… Il y a autre chose dont je voulais te parler. Dont une pour te demander ton avis de vieil ædhel expérimenté, justement.
Il se rassit.
— Tu as mon attention.
Je lui souris. Par certains côtés, ses manières directes étaient appréciables.
— La première chose ne va sans doute pas te plaire, lui annonçai-je. Je voudrais te parler d’Isolda.
Śimrod me regarda, un peu étonné.
— Isolda ? Qu’est-ce que tu veux me dire sur elle ?
Je pris une grande inspiration.
— Au début, je comptais seulement en parler à Ren… Mais je pense qu’il a d’autres chats à fouetter en ce moment, et puis je n’ai pas envie de parler d’une affaire qui te regarde directement avec lui, sans te le dire, alors que tu es le principal intéressé.
Śimrod s’était rapproché, comme s’il voulait grimper sur la table. Il me parut encore plus énorme et menaçant.
— Parle, me pressa-t-il. Qu’est-ce qui se passe avec Isolda ? J’apprécie cette femelle humaine. Elle est amusante.
— Je crois qu’elle est attirée par toi, lui avouai-je. Victime de ton luith, ou je ne sais pas quoi d’autre encore. J’aimerais que tu évites de lui faire du mal : elle a beaucoup souffert, déjà.
Śimrod me coupa la parole avant que je puisse lui en dire plus.
— Le luith ? Impossible. Comme je te l’ai dit, je suis un vieil ædhel en fin de parcours, et je n’ai quasiment plus d’épisodes de fièvres. Ça ne m’arrive qu’une fois toutes les trois révolutions, peut-être moins… Et pas une seule fois depuis que cette petite humaine m’a tiré de ma méditation.
— Ta méditation ? Qu’est-ce que tu faisais, au moment où elle t’a trouvé ?
Śimrod me jeta un regard acéré de ses yeux rubis.
— J’attendais Arawn.
Je hochai la tête. Śimrod, moins littéraire que Ren, expliquait de façon directe, simple et concise.
— Pour en revenir à Isolda…
— Quoi, Isolda ? Cela te paraît si inconcevable qu’elle puisse apprécier ma compagnie ? Pour la millième fois, je suis un vieil ellon qui a vu plus de trente mille révolutions solaires. Lorsque j’étais jeune, on me trouvait beau !
— Tu es toujours beau, Śimrod, le rassurai-je. Mais je m’inquiète pour Isolda. Je sais ce que tu as vécu, autrefois, avec cette esclave humaine, Elohar…
Je m’arrêtai là. La tête que faisait Śimrod m’avait dissuadé de continuer.
— Qui t’a donné ce nom ? siffla-t-il d’une voix de fond de gorge que je ne lui avais jamais entendue. Qui t’a raconté cette histoire ? Qui prétend savoir ce que j’ai vécu, autrefois ?
— Ta fille, Mana, avouai-je. Ren n’est pas au courant.
Śimrod se leva avec un grondement sourd. Sur la table, ses mains énormes ressemblaient aux pattes d’un ours des glaces.
— Que cela reste ainsi. Et qu’on ne prononce plus jamais ce nom devant moi. Est-ce clair ?
Je le laissai partir. Je m’étais un peu trop avancée en décidant de lui parler de cette histoire avant d’avoir demandé l’avis éclairé de Ren.
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