Le réveil du dieu de la guerre : II
Je revis Círdan après cet épisode. Il errait, tristement, dans les ruines des bulles d’habitation détruites par la bataille. Lors du repas partagé avec les apprentis sidhe, qui faisait suite au rituel, je m’étais enquis auprès d’Angraema sur l’endroit où résidait le jeune ældien. Elle m’avait répondu d’un ton égal qu’il passait ses journées avec les círdani, les forgerons « chanteurs de matière », à s’efforcer de réparer le vaisseau.
Il y avait sans doute peu de structures, dans la galaxie, aussi gigantesques que ce vaisseau. Avec ses bulles d’habitations, ses centaines de kilomètres de nature intacte, ses palais fabuleux, c’était une merveille de technologie ældienne, une éclatante démonstration de la victoire de l’espoir sur l’abandon, de la lumière sur l’ombre. On m’avait dit que, pour en faire une exploration complète, il m’aurait fallu plusieurs années solariennes. Même du sommet de la pyre où j’étais montée avec Ren le lendemain matin de ma première nuit sur l’Elbereth après notre séparation, ses contours restaient indistincts à l’œil nu. Le Mebd, qui avait vaguement une forme en losange, était constitué d’une longue proue qui s’élargissait en largeur vers l’arrière en formant la plus grande partie du vaisseau. L’arrière était constitué de dômes de cristal qui tombaient dans le vide : c’était l’endroit où j’avais été reçue au début, le domaine d’Edegil et de sa cour. C’était cette partie-là qui avait été attaquée en priorité par les forces ennemies, pour une raison que j’ignorais. Lorsque je posais la question à Círdan – j’adorais parler technique et vaisseaux avec lui – il tourna son beau visage au regard triste vers moi.
— C’est dans cette partie du vaisseau que se trouve la salle des cristaux et l’arbre-lige originel, me révéla-t-il. Chaque navire ædhel en possède une… Même le cair de ton époux. C’est dans cette salle, dans les racines de cet arbre, que sont stockés les cristaux-cœurs qui contiennent les esprits des anciens membres du clan. Leur âme est ainsi relâchée dans l’arbre, et, par ses ramifications, circule dans tout le vaisseau. Ils le nourrissent, renforcent le pouvoir du chef de clan, qui en retour, leur garantit l’immortalité. Les vivants peuvent les consulter et se servir de leur pouvoir pour vaquer à leurs occupations. Elles servent également de carburant à Mebd : la dragonne est morte, et il faut bien de l’énergie pour animer sa carcasse… C’est ainsi que nos machines fonctionnent : toutes. On les charge d’énergie vitale, qui sont elles-mêmes chargées des âmes de nos morts. Ainsi, elles évitent de tomber dans l’oubli et restent utiles à la communauté.
Je restai silencieuse un moment, choquée.
— Mais c’est horrible, finis-je par dire. Vos morts ne connaissent donc pas de repos ?
Círdan haussa les épaules.
— Les lois sont très strictes : chaque argonnath doit retourner dans sa communauté d’origine. Pour la plupart des ædhil, la perspective de revenir dans son clan après sa mort et de continuer à être utile à ses descendants est un grand honneur. C’est vrai que parfois, les choses se passent différemment que prévu, et les cristaux-cœurs sont abandonnés sur un corps, oubliés de tous, dans un monde éloigné. Ils se trouvent alors exposés à mille dangers, dont leur récupération par des gens peu scrupuleux... Les dorśari, entre autres, n’hésitent pas à commettre cette ignominie. Ils ramassent des argonnath trouvées dans d’anciennes colonies et les ramènent sur Dorśa, pour s’en servir à leur guise. Chez nous, c’est considéré chez nous comme l’un des pires crimes qu’il soit. Les bardes, qui voyagent beaucoup, récupèrent les argonnath dès qu’ils en trouvent et punissent violemment ceux qui se rendent coupables de trafic. Après avoir ramassé les cristaux, sur un champ de bataille, une ruine de l’empire ultari ou directement aux dorśari, ils les relâchent dans un endroit connu d’eux seuls, où, paraît-il, les esprits des morts connaissent une grande félicité et une grande paix, en attente des Jours du Retour. Puis ils récupèrent le cristal neutralisé et le donnent en remerciement à leurs alliés – toujours des ældiens – ou les revendent pour financer leur cause. Les parents de petits les achètent – les cristaux neutralisés n’ont pas d’autre usage que d’être occupées à nouveau – et le cycle continue.
— Quel est cet endroit connu des seuls filidhean ?
— La plupart te répondraient qu’il s’agit de la Cour Exilée, un vaisseau errant dont personne ne connaît l’emplacement et qui apparaît seulement à quelques élus. Pour d’autres, c’est Tyrn-an-nnagh, l’Eden mythique situé en dehors de la réalité, dans une dimension inaccessible à la plupart d’entre nous. L’endroit que mon père a cherché toute sa vie, en vain.
Il baissa ses longs cils, une ombre tombant sur son visage qui était si animé jusqu’ici.
— Círdan, m’enquis-je à nouveau, qu’est-ce que sont ces cristaux-cœurs, exactement ? Où les trouve-t-on ?
— On les appelle communément éclats d’étoiles, me répondit-il. On les trouve partout où un ædhel est tombé.
Je haussai un sourcil, étonnée.
— Vraiment ? Pourquoi ?
Círdan releva son regard ambré sur le mien.
— Tout simplement parce qu’il s’agit de la cristallisation du corps d’un ædhel décédé, fondu sur son organe solénoïde.
Ma stupéfaction dut se voir, car Círdan me fit un faible sourire.
— Tu l’ignorais ?
Je hochai la tête.
— Voilà ce qui reste de nous à notre mort… Un galet de silice. Parfois, je me demande à quoi ressemblera le cristal que je produirai, ajouta-t-il en saisissant celui qui pendait à son cou. Sera-t-il émeraude ? Jaune ? Orange comme mes yeux ? Améthyste ? Ou noire, à l’image de mon avenir et mes pensées ?
— Círdan… Tout va s’arranger, tu verras, tentai-je, alarmée par son ton particulièrement lugubre. Ne perds pas espoir !
Il se tourna vers moi.
— Angraema ne m’aime plus, asséna-t-il d’une voix robotique. Je la dégoûte, désormais. Et elle est courtisée par beaucoup de mâles, maintenant… Bientôt, elle en choisira un. Et je n’aurais plus qu’à m’effacer, à disparaître. Elle est tout pour moi, et je n’arrive pas à imaginer ma vie sans elle.
Je lui pris la main. La plupart des ældiens n’appréciaient pas d’être touchés par des humains, mais je m’estimais suffisamment proche de lui pour pouvoir le faire.
— Círdan, je t’en prie, ne désespère pas. Angraema est perturbée, certes, mais elle reviendra vite à la raison. Elle t’aime, tu sais. N’en doute pas.
— Je ne sais pas. Elle ne voulait pas de moi, au départ, rappelle-toi…
— Elle était jeune. Elle est toujours jeune ! Et passionnée, entière et emportée. Parfois ses mots dépassent sa pensée. Sois patient.
Il ne chercha pas à me contredire. Je restai à le regarder, les bras ballants, désolée pour lui, lorsque son groupe de forgerons le rappela. Ils avaient beaucoup de travail, et apparemment, Círdan était considéré comme un apport important pour le groupe. J’avais même cru comprendre qu’on lui offrait une place et un métier sur le Ráith Mebd. Si Angraema s’engageait dans l’armée de défense du navire, alors, ils auraient une vie à peu près stable, et suffisamment de temps et de sécurité pour faire leur première portée… Du moins je l’espérais. Ren avait tempéré mes espoirs en me disant que les ældiens ne se reproduisaient pas avant d’avoir atteint leur maturité – un ou deux siècles au bas mot – mais la situation était différente de celle de son époque : les ældiens étaient désormais une race en voie d’extinction, la plupart de ses représentants isolés sur de petits îlots civilisationnels qui se rencontraient rarement.
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