Le réveil du dieu de la guerre : IV
Avant de quitter le Mebd, débuta la tournée des adieux. Ren m’avait conseillé de faire rapidement.
— Mieux vaut ne pas s’attarder dans ce genre de cas, me dit-il. Ça fait plus mal qu’autre chose.
J’allais d’abord voir Naradryan et son père, qui allait beaucoup mieux. Cela me fit plaisir de les voir heureux. Le père de Naradryan me parla en long et en large de l’attaque de Shemehaz sur le vaisseau, et de la cathbeanadht mise en place par les filidhean pour le piéger et le forcer à abandonner le corps de Círdan.
— Maintenant, le risque est de voir cet Aonaran perdre le contrôle et se mettre à consommer les âmes des honnêtes passagers. L’Aonaran est une arme trop dangereuse pour être laissée en libre circulation à bord d’une colonie comme le nôtre : le Conseil des Anciens a demandé à Edegil de le sceller dans les tréfonds du vaisseau, sous le temple de la guerre. Quel qu’il soit, il vaut mieux qu’il quitte le vaisseau.
Je pris note de transmettre le message à Ren. Si Edegil décidait, lui aussi, d’ôter à Ren sa liberté pour en faire une arme qu’on utilise à sa guise, j’étais prête à déclarer la guerre au Mebd. C’était déjà assez que ces congénères se servent de lui pour faire le sale boulot et risquer sa vie en tant qu’émissaire chez les humains ! Ren s’était assez battu pour eux. Il méritait de se reposer au calme, avec sa famille.
Naradryan, lorsque je vins le voir, leva son petit visage vers moi.
— Tu reviendras nous voir, avec Cerin, Nínim et Caëlurín ?
— Sûrement, lui promis-je.
L’étape suivante était Arda et Mana. Elles firent comme si on allait se retrouver bientôt, ce qui était sans doute vrai.
— Ren t’emmène faire une croisière ? me demanda Mana, dubitative. Je serais toi, je me méfierais. Il doit avoir quelque idée derrière la tête. Tu as vérifié la liste des invités ? Il y a peut-être un sidhe célèbre, ou quelque ennemi à défier…
— Rien de tout ça. Je crois que, comme moi, il veut se reposer.
—Hum ! Le connaissant, ça m’étonnerait. N’oublie pas qu’il est l’as sidhe d’Æriban, et pas une peluche pour amuser les humains ! Mais enfin. Amusez-vous bien.
Je profitai de cette visite à Mana pour aller voir Uriel. Je préférais ça plutôt qu’il se rende sur mon vaisseau, et croise Ren.
Ce dernier me reçut très aimablement. Lorsqu’il sonna un esclave – le jeune humain revêche qui me traduisait les propos de la finasí Umü sur Dorśa – pour me servir, je lui signifiais que j’allais le faire moi-même.
— Je regrette de t’avoir fait donner du fouet, et marquer comme mienne, me dit-il alors en me regardant boire mon gwidth.
— Tu as fait bien plus que de me donner du fouet et me mettre à ton nom, Uriel, lui dis-je.
— Certes. Mais je t’ai fait fouetter parce que je pensais que tu me mentais. Or, tu me disais la vérité. Ton maître était bien l’Aonaran.
— Pas mon maître, le corrigeai-je pour la millième fois. Mon époux.
— C’est pareil. Mana est ma maîtresse, ma reine, et je suis son maître et son roi. Tu appartiens à l’Aonaran, tout comme il t’appartient… Quoique j’émettrais une petite nuance là-dessus, puisque tu dois le partager avec le plus terrible rival qui existe au monde : Shemehaz. Il se battra pour l’avoir jusqu’au bout, mais tu le sais déjà, n’est-ce pas ?
Les paroles d’Arawn me revinrent alors aux oreilles :
Qui me l’a dit ? L’ennemie la plus implacable que tu puisses avoir dans l’univers.
— C’est plus fort que toi, Uriel, observai-je en le regardant. Tu ne peux pas t’empêcher de me torturer une dernière fois pour la route !
Il leva l’un de ses beaux sourcils fins.
— Torturer ? Voyons. Inutile d’exagérer, Rika… Je ne fais que te mettre en garde. Mais je pense tout de même que le fils de ma sœur est en de bonnes mains. S’il y a bien une personne au monde capable d’accompagner un tel être sur son triste chemin de destruction, c’est bien toi ! C’est ce que dit Daemana, en tout cas. Elle te conseille de ne pas le lâcher d’une semelle. Ar-waën Elaig Silivren est peut-être le gardien d’Æriban, mais toi, tu es son garde-fou. Qui sait quelles catastrophes il pourrait commettre s’il te perdait !
— J’en ai bien l’intention. Maintenant, si tu permets, Uriel…
— Attends. J’ai un cadeau pour toi.
Je le regardai, méfiante.
— Qu’est-ce que c’est ? Si ce sont des ornements de tétons, ce n’est pas la peine : Ren a horreur de ça.
— C’est un œuf produit par mon wyrm, Barahir. Tu l’as vu, à Ymmaril : il est magnifique, n’est-ce pas ? Je sais que vous avez une femelle wyrm à bord de votre cair, Daemana me l’a dit. Cet œuf est mâle : vous pourrez les croiser, et cela donnera une couvée de très bonne origine pour tes trois enfants. Ils sont peut-être perædhil, mais leur sang ædhel leur permettra de s’allier à un wyrm.
— Merci, Uriel. Mais je ne sais pas si je veux que mes enfants empruntent la voie de vos ancêtres, fis-je en me remémorant l’histoire de Ren sur Malenyr, qui m’avait évoqué le passé guerroyeur et sanglant des ældiens avec leurs alliés sauriens.
— On ne sait jamais. Cela peut toujours servir… Je vais envoyer quelqu’un te le faire porter sur ton cair.
C’est ainsi que je laissais Uriel, prince de Dorśa. Ensuite, c’était le tour d’Angraema.
Je la trouvais évidemment aux abords du temple du dieu de la guerre. Elle était avec le grand mâle qui était venu la voir lors de la cérémonie – habillé, cette fois – qui me salua en s’inclinant, la main sur le cœur, avant de s’éloigner. Je remarquai le regard d’Angraema – elle était resplendissante – qui le suivait des yeux alors qu’il s’éloignait, sans s’empêcher de sourire. Puis, seulement à ce moment-là, je remarquai la fourrure marbrée sur le shynawil de ma nièce.
— Pas Douée, murmurai-je en l’appelant par son nom d’enfant, qu’as-tu fait ?
Le regard de cette dernière devint immédiatement d’un noir d’encre, comme celui de ses oncles Niśven.
— J’ai pris ce qui me revenait de plein droit, dit-elle d’une voix dure. Ma première nuit avec un mâle qui s’était réservé pour moi. Irrniel est un grand guerrier et un amant merveilleux : il m’aime, et surtout, il est digne de confiance !
— Mais Círdan t’aimait également, m’indignai-je, consternée. Songe à tout ce que vous avez vécu ensemble !
Cette fois, Angraema explosa.
— Ne prononce plus jamais ce nom devant moi ! Círdan est mort à mes yeux. Il est mort en combattant Shemehaz ! Je chérirai cette image dans ma mémoire.
Il n’y avait plus rien à dire. Je savais qu’il était inutile d’affronter Angraema lorsqu’elle était ainsi. Je lui dis au revoir, le cœur lourd et triste. Alors que je m’éloignais, je la vis essuyer rapidement une larme avant de me tourner le dos et de retourner voir son nouvel amant.
Círdan. C’était lui le dernier, et je craignais ce que j’allais trouver. D’ailleurs, j’eus du mal à le localiser : les círdani m’apprirent que, le travail étant fini, ils n’avaient pas de nouvelles du jeune ældien. Apparemment, il n’avait réussi à se lier à personne sur ce vaisseau. C’était peut-être dû à sa tristesse, ses origines nobles qui le plaçaient un peu au-dessus des autres, ou alors à l’aura lugubre qu’il se trainait depuis sa possession par Shemehaz. Rien qu’à voir la distance horrifiée que prenaient les ældiens à la seule mention du nom de l’Aonaran, je penchais plutôt sur cette dernière hypothèse.
Je lui mis la main dessus sur le pont de la Cascade des Soupirs. Il fixait l’eau bouillonnante d’un air triste.
— Tu sais que si tu sautes, l’intelligence du vaisseau suspendra la gravité artificielle pour te sauver la vie, Círdan, lui rappelai-je.
C’était lui-même qui m’avait instruite de ces subtilités. Mebd, la vieille wyrm âgée de plusieurs centaines de millénaires, était une entité pensante qui veillait à la sécurité de ses passagers.
— Mon existence n’a plus aucun sens, répondit simplement Círdan.
— Je crois que tu te trompes. Écoute, Ren et moi, nous partons. Je crois qu’il serait bien que tu viennes avec nous, Círdan. Qui sait, peut être qu’un nouveau voyage te permettra de retrouver un sens à cette vie si longue ?
Je me tus un instant, le temps de lui laisser assimiler cette proposition, ses tenants et ses aboutissants.
— Dans tous les cas, Círdan, je ne pense pas que ce soit une bonne idée que tu restes sur le Ráith Mebd. Tu n’y es pas à ta place.
Le futur que j’avais imaginé pour lui et Angraema ne tenait plus. Il fallait trouver autre chose.
Círdan me suivit docilement, en silence, comme si cela le soulageait que quelqu’un prenne enfin une décision à sa place. Je songeai que c’est ainsi qu’il allait falloir le gérer à partir de maintenant : ne pas lui donner un seul instant l’occasion de réfléchir par lui-même, lui donner de nouveaux travaux à faire, et surtout, le laisser se reposer de toute la tension nerveuse qui l’avait habité depuis notre séparation à tous.
Ren n’eut pas l’air étonné en le voyant arriver. Il lui souhaita la bienvenue, puis le laissa partir dans sa cabine. Malheureusement, c’était celle qu’il partageait avant avec Angreama. Il n’y avait plus aucune de ses affaires, toutes sur le cair de ma nièce, mais la disposition de la pièce était la même.
— J’aurais dû la reconfigurer ! se morigéna Ren.
— Il le fera lui-même, lui assurai-je.
Syandel, qui était à bord en train de discuter avec Ren au moment où j’arrivai, leva un sourcil.
— Qu’est-ce qui se passe avec ce jeune ellon ?
— Son as-ellyn vient de le remplacer par un autre. C’est celui qui s’est fait posséder par Qui-tu-sais, fis-je en reprenant sans le vouloir les mots de Lathelennil.
Syandel hocha la tête d’un air entendu.
— Ah, c’est vrai… Le jeune prince si beau qui était promis à la sœur d’Eren !
Puis, plus bas :
— Avec un tel physique, il aurait mérité d’être barde ! Quelle chevelure, on dirait de la lave en fusion !
Ren acquiesça.
— Le problème, c’est que je viens de lui donner la cabine qu’il partageait autrefois avec ma fille. Mais je ne sais pas trop où le mettre. J’ai terraformé plus de la moitié de mon cair pour loger des wyrm et un troupeau de carcadann : je ne peux tout de même pas l’envoyer se construire une hutte dans la forêt !
— Quoique ça lui ferait sans doute du bien, sourit Syandel. Écoutez : je veux bien le prendre sur mon vaisseau. Avec notre bonne humeur et la bénédiction de l'Amadán, il retrouvera vite le sourire, je peux vous le garantir !
J’échangeai un regard entendu avec Ren.
— Je ne sais pas si c’est vraiment une bonne idée, fit ce dernier avec un petit air contrarié sur le visage. Il y a également ma fille Eren dans votre troupe, et elle était assez infatuée de Círdan avant de rencontrer Elshyn. J’ai peur que cela attise des rivalités entre les deux.
Syandel leva un sourcil.
— Des rivalités ? Penses-tu ! Mon frère sera bientôt nommé olamh, et il quittera ma troupe pour fonder la sienne. Nous avons perdu beaucoup de nos effectifs lors des deux dernières batailles, Silivren. Mon frère et sa Narda vont donc reprendre la clarté dorśari de la guilde du Chemin Voilé, tandis que j’irai diriger celle de lumière, qui a presque été entièrement décimée et a perdu son chef. Donc, je ne pense pas que cela soit un problème. Et puis tu sais, Eren et mon frère sont comme deux argonath ayant fusionné, maintenant. Ils sont inséparables.
Ren soupira.
— Bon. Si tu penses que c’est une bonne idée…
—Je pense que l'Amadán nous montre la voie, mon ami, fit Syandel plus sérieusement.
Cette phrase ayant valeur d’injonction chez les filidhean, Ren céda. Et Syandel alla inviter Círdan sur son vaisseau. En le voyant suivre le chef de ces joyeux drilles, la tête basse, j’en eus gros sur le cœur. Lui qui était autrefois un prince respecté, prometteur et admiré était désormais un fardeau que les gens se passaient de main en main.
Annotations