Les enchantements de Lathé : II
Confortablement installée sur un type de siège tout à fait inédit pour moi, qui me permettait de garder une position allongée sans perdre ma position d’observateur, je profitais des dernières mises à jour opérées par le Crypterium sur mes capacités visuelles pour regarder avec un intérêt croissant les vacanciers exos et sapiens qui défilaient sur les îles opposées en tenue de bain : nekomats poilus, wê imberbes, humains tatoués et tunés, qui représentaient de loin la plus grande faction. À côté de moi, Ren lisait un bouquin holographique, bien planqué derrière ses lunettes pare-soleil, son panache frôlant ma jambe nue avec régularité et fausse négligence.
Lathelennil, qui s’était néanmoins rendu très utile en m’aidant à craquer le Réseau et à y accéder sans numéro de citoyen, avait refusé de nous accompagner sur cette île artificielle : c’était trop lumineux pour son éminente noirceur. Je savais que Ren souffrait aussi du soleil, mais il l’appréciait : du reste, il portait une tenue de bain couvrante et moulante qui ne laissait dépasser que sa queue de fourrure, l’extrémité de ses pieds, ses mains et son visage.
En dépit de sa grande taille, de ses cheveux d’un blanc électrique, de ses yeux sans pupilles apparentes, de sa queue et de sa peau grise, Ren attirait peu l’attention parmi l’assemblée hétéroclite et fortement cybermodifiée du vaisseau de croisière. Lathelennil, qui sortait peu de sa cabine, l’attirait beaucoup plus. On ne pouvait pas dire que c’était un roi de l’infiltration. Contrairement aux filidhean, qui eux, étaient tout simplement invisibles.
— Marrants, ces oreilles pointues et ces yeux tout noirs ! Z’êtes de quelle race ? Un genre de lutin géant de l’espace ? s’était enquis un humain un peu trop curieux dès le premier soir, lors du repas pris en commun dans le complexe hôtelier de notre île, où nous étions retrouvés à dîner avec de parfaits inconnus.
— Je suis un prince ædhel, avait sifflé Lathelennil en réponse. Lathelennil Niśven, deuxième dans la ligne de succession au trône d’obsidienne de Sorśa !
L’homme l’avait regardé, peu impressionné.
— Ædhel ? Qu’es’que c’est ? Jamais entendu parler. C’est d’quel système ?
Lathelennil s’était redressé de toute sa hauteur, outré.
— Comment ? Cherche dans ta mémoire atavique, et tu te souviendras de la terreur et de la magnificence devant laquelle tes ancêtres courbaient le front, esclave !
Dieu merci, la maîtrise du Commun de Lathelennil n’était pas optimale : il le parlait avec un guttural accent dorśari qui rendait ses propos difficilement compréhensibles, lorsqu’il s’énervait. Mais c’était déjà bien qu’il accepte de le parler : la plupart des dorśari s’y refusaient tout bonnement, d’après Ren.
— Et z’êtes prince ? continua innocemment l’autre. Z’êtes de la haute alors ! Pourquoi qu’on vous a pas mis à la table du commandant ?
Lathelennil n’avait pas su quoi répondre. Il trouvait déjà cette négligence offensante.
— Comment cela se fait-il qu’on ne soit pas à la table des chefs de ce navire, plutôt que sur cette île perdue au milieu d’une fausse mer avec une poignée de faux-singes de basse caste ? avait-il abruptement demandé en se tournant vers moi, comme si j’étais responsable de ce crime de lèse-majesté.
Ren lui avait jeté un regard blasé, tout en continuant à croquer son légume mariné. Comme nous nous étions enregistrés en tant qu’humains, on nous servait de la nourriture humaine.
— Parce que nous sommes là incognito, lui avais-je répondu. Personne ne doit savoir que tu es un noble prince ældien, Lathelennil.
Cette mention de sa « noblesse » l’avait calmé : cette technique marchait avec la plupart des organismes issus du système d’Ultar, particulièrement imbus de leur petite personne. Mais depuis la veille, on ne l’avait pas vu. J’espérais juste qu’il ne fut pas allé manifester son droit à dîner à la table du capitaine avec le gouverneur : s’il faisait cela, la mission d’infiltration des clowns risquait de devenir fortement compromise.
Songeant à cette disparition potentiellement problématique, je me tournais vers Ren. Je voulais savoir ce qu’il pensait du comportement de Lathelennil.
Mais Ren somnolait, sa liseuse holographique ouverte sur son ventre. Cette fois, il avait enlevé ses lunettes et fermé les yeux : la lumière devait le déranger pour sa rêverie. En regardant son corps, je constatais que la peau de son visage s’était déjà éclaircie : au lieu de bronzer comme nous les humains, les ældiens blanchissent en s’exposant au soleil. Ren avait déjà mentionné devant moi cette nouvelle bizarrerie de la physiologie ældienne, à la fois si proche de la nôtre et si différente, mais voir cette information à l’oeuvre m’étonna tout de même.
Ren avait une sorte de sixième sens lui indiquant quand je le regardais dormir, et que je souhaitais lui demander quelque chose. Il se réveilla donc sans que je le touche.
— Qu’est-ce qu’il y a ? me demanda-t-il en s’étirant légèrement.
Sa main vint saisir mon fauteuil, et il le rapprocha du mien, avant de poser son bras sur ma taille. Ses longs doigts caressèrent le creux de mon dos nu, comme une sorte de petit massage.
— Rien, je te regardais blanchir du visage… Je comprends pourquoi tu mets cette combi, maintenant, mais tu n’as pas peur de te retrouver bicolore, comme Lathelennil ?
— C’est un risque, sourit Ren. Mais après, il suffira de deux jours dans l’espace pour que je reprenne ma teinte habituelle.
— Même bicolore, je t’aimerais quand même, tu sais, fis-je en touchant le bout de son nez. Tu as fait une bonne rêverie ? lui demandai-je.
— J’ai rêvé de Faërung, m’avoua-t-il alors. Ce n’était pas choisi, en plus… Je me suis plongé dedans en pensant à toi, mais sans que je sache trop pourquoi, le rêve a basculé en cours de route. J’ai rêvé que je prenais un portail qui m’amenait à Faërung. J’étais content d’y retourner, pour moi, ça faisait comme un genre de Tyrn-an-nnagh…
— Faërung, c’est bien cette planète où on t’avait envoyé pacifier les orcs ?
Ren hocha la tête.
— Oui, enfin, plutôt là où Tintannya m’a exilé officieusement… L’histoire des orcs n’était qu’un prétexte, une tâche impossible à accomplir pour un seul sidhe sans appui logistique, selon elle. De toute façon, elle ne s’intéressait pas à Faërung. Elle n’avait aucune intention d’y retourner. Mais moi, j’ai aimé cette planète. Et au final, j’y ai passé une grande partie de ma vie.
Ren poussa ses lunettes sur le côté, et il me serra contre lui pour m’embrasser. Je le trouvais très démonstratif depuis notre séparation : il regrettait probablement de m’avoir abandonnée pendant si longtemps. Le baiser s’éternisa, et nos mains respectives devinrent baladeuses.
— Tu veux qu’on aille dans notre cabine ? me murmura Ren dans le creux de l’oreille.
— Et les enfants ?
— Ils sont partis à l’autre bout de l’île avec Isolda et Śimrod, m’apprit-il en me caressant le ventre.
La proposition me semblait tentante. Surtout, j’étais vraiment ravie de constater à quel point Ren avait envie de moi. Son comportement lors de nos retrouvailles m’avait fait craindre qu’il soit devenu glacial et frigide, mais en fait, il se montrait beaucoup plus passionné et sensuel qu’avant notre séparation.
Je me lovai contre lui.
— D’accord, fis-je en lui prenant la main. Allons dans notre cabine.
J’espérais juste que Lathelennil, qui occupait celle juste à côté, ne soupçonnerait rien.
Ren ne se leva pas immédiatement. Il resta allongé à m’embrasser pendant quelques minutes, savourant visiblement l’attente et l’anticipation.
— Attention, le taquinai-je en passant ma main sur son corps. Avec cette tenue de bain, la situation peut devenir facilement embarrassante !
— Je mettrai ma serviette autour de ma taille. Et puis, notre cabine n’est pas loin. Ce n’est pas comme si nous devions traverser tout le navire.
— On y va, alors ?
— Encore cinq secondes.
Il ne voulait plus arrêter de m’embrasser. J’avais fini par basculer sur son fauteuil, tirée par ses soins, à moitié avachie sur lui. Le vaisseau était tellement grand que chacun des clients avait accès à sa petite plage privative : mais juste derrière nous se trouvait la rangée d’arbres tropicaux qui séparait la plage des premiers complexes hôteliers – dont notre cabine.
Un poids soudain sur le bas du fauteuil faillit faire basculer celui-ci.
— Maman ! Papa ! Qu’est-ce que vous faites ? fit la petite voix de Nínim qui rampait à quatre pattes vers nous.
Ren me lâcha à regret. Cerin suivait derrière, ainsi que Caëlurín, qui ne quittait plus les « grands » d’une semelle.
— Où est Isolda ? demandai-je alors que Nínim se calait contre moi.
— Elle est partie avec Śimrod, répondit Cerin.
— Où ça ?
— À la cascade !
La cascade. Un lieu désert, difficile d’accès à moins d’être ældien (ou portée par un ældien), où on s’était dit qu’on irait tous les deux, Ren et moi.
— Et ils vous ont laissé rentrer tout seuls ? s’enquit-il, les sourcils légèrement froncés.
— Ils nous ont raccompagnés jusqu’à la maison et emmenés aux arbres, et nous ont dit de vous rejoindre. Après, ils sont partis, répondit Cerin.
— En se tenant la main, gloussa Nínim.
— C’est des zamoureux, ajouta Caëlurín, qui avait fait d’énormes progrès ces derniers temps, au contact de ses aînés.
Je me tournai vers mon compagnon. Il était temps que je lui parle du cas Śimrod.
— Śimrod et Isolda vous ont laissés tous seuls dans le complexe ? répéta à nouveau Ren, visiblement très contrarié.
— Non, ils nous ont confiés à Oncle Lathé, répondirent-ils.
— Et où est Oncle Lathé présentement ? demandai-je.
— Il est parti au bar. Comme on s’ennuyait, on s’est dit qu’on allait vous chercher. Et nous voilà, sourit Cerin innocemment, ses grands yeux rêveurs posés sur son père et moi.
Lathelennil qui buvait, Śimrod qui partait s’isoler à la cascade avec Isolda dans je ne sais quel but douteux… Un coup d’œil échangé avec Ren, et nous étions tous les deux debout, un ou deux gosses dans chaque bras. Et c’est avec regret, mais détermination que nous abandonnâmes nos projets de l’après-midi, avant de regagner le complexe privatif avec personnel IA intégré où se trouvait notre cabine, celle des enfants, celle de Śimrod, celle d’Isolda et celle de Lathelennil.
— Je vais chercher Lathelennil, proposa Ren après avoir quitté sa combinaison de bain pour une tenue plus appropriée.
— Non, reste avec les enfants. Il vaut mieux que ce soit moi qui y aille. Moins tu te montreras, mieux ça vaudra. Et puis, Lathé pourrait mal interpréter ta venue. Tu sais comment il est !
Ren acquiesça. Il savait son oncle aussi difficile à manier qu’un éclat de corium pur, et savait que Lathelennil se montrait un tout petit plus docile avec moi.
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