Sous les étoiles mortes : II
L'atterrissage fut bien sûr brutal : on ne pouvait pas s’attendre à mieux avec l’état déplorable du vaisseau et les conditions épouvantables, quoique la tempête se fut un peu calmée. Heureusement, Lathelennil était un excellent pilote. Ce qui est la moindre des choses, quand on a eu 80 000 ans pour se perfectionner !
— Tu es encore plus vieux que je ne le pensais, observai-je alors que les nuages et les éclairs laissaient la place à un beau ciel à la plaisante couleur rosâtre. Combien de fois t’es-tu fait rebooter par Edegil pour garder cette apparence juvénile ? Et comment cela se fait-il que tu aies conservé cette mentalité d’adolescent, alors que tu es plus vieux que la plupart des organismes pensants de l’univers ?
— C’est pas le moment, grinça-t-il, cramponné à sa console de navigation comme une chauve-souris de station spatiale à son pylône. Damnation !
La baie fut envahie par quelque chose de vert, qui boucha complètement l’horizon. La tête en bas, je m'écroulai sur Lathelennil, le visage dangereusement proche des lames acérées fixées sur son armure. J’aurais pu m’y empaler, mais la chance fut avec moi ce jour-là : j’évitai à la fois mort et blessures. Les petits cris de mes enfants, heureusement fixés dans leur panier fermé, me rassurèrent sur leur sort.
Au moins, nous étions à terre.
Lathelennil fut le premier à se désincarcérer. Il rampa en dehors du fouillis de matériel et se colla à la baie, fermant les yeux pour tenter de scruter les environs par les yeux du vaisseau.
— On est dans un arbre, m’apprit-il, à environ cent cinquante grades du sol.
— Génial, frissonnai-je. Est-ce que tu peux m’aider à me connecter au Crypterium, afin que je puisse obtenir les dernières analyses de l’atmosphère et des taux de radioactivité sur Nuniel ?
S’il y avait bien une chose que Lathelennil savait faire, en plus du pilotage extrême et de l’ensorcellement de victimes innocentes, c’était le piratage des réseaux de communications. C’était un hacker hors pair, qui avait même réussi à craquer le Crypterium, le réseau le plus protégé de l’Holos.
Soupirant ostensiblement, il grimpa vers moi, agile comme un nekomat, pour venir s’installer devant sa console.
— Elle est retournée, j’y comprends rien, grogna-t-il avant d’entamer une manœuvre périlleuse afin de se mettre la tête en bas, les jambes coincées dans le mobilier de manière à tenir dans le sens de la console. Je le regardai pendre comme une chauve-souris, les cheveux vers le bas, oreilles dégagées. Parfois, je ne comprenais vraiment plus la logique ældienne.
— C’est bon, me lança-t-il au bout de quelques minutes. Tu peux accéder à ton Crypterium.
Je m’y plongeai et récupérai les informations sur Nuniel, dont une carte. Les taux de CO2 et de radioactivité étaient bons. J’en profitais pour chercher également des informations sur l’attaque homoncule, mais il n’y avait rien, censure oblige. L’Holos n’avait même pas rendu public l’incident de Jupiter : j’avais vérifié la dernière fois que j’avais réussi à me connecter.
Lathelennil, qui s’était rétabli d’un bon leste et gracieux, apparut dans mon champ de vision.
— Pendant que tu y es, cherche des infos sur la façon dont se nourrit une femelle humaine enceinte, en début de grossesse.
Je réprimai une grimace.
— Pourquoi ?
Puis, je compris.
— … Ne me dis pas que tu as enlevé cette barmaid, Lathelennil !
Il en était capable. Ainsi, il pourrait réaliser son rêve d’avoir une descendance semi-humaine. Enfin, ce qu’il croyait être son rêve.
Mais il démentit vivement.
— Je ne l’ai pas enlevée. Elle ne me plaisait pas assez. Je veux une bonne mère, pas une camée prête à vendre sa portée pour acheter de la drogue !
— Qui comptes-tu enlever pour ton sombre projet, alors ? demandai-je, méfiante.
— Personne pour l’instant. Mais la plus grande base de données adannath va me renseigner… On ne sait jamais. Je tomberai peut-être sur la mère parfaite un jour, dit-il en me zyeutant du coin de son œil fendu.
Tu peux toujours chercher, pensai-je en lui rendant son regard. Quelle humaine normalement constituée aurait envie de se brûler les ailes avec un sociopathe pareil ?
— Je n’ai pas besoin du Crypterium pour te répondre, lui rappelai-je. J’ai moi-même été enceinte deux fois : je peux te dire que les humaines, gestantes ou non, mangent normalement, peut-être un peu plus que d’habitude.
— Une femelle enceinte d’un ou plusieurs ædhil, attendant une portée de perædhil, rectifia-t-il.
— Je te dis qu’elles se nourrissent normalement, insistai-je en lui jetant un regard agacé. Enceinte ne veut pas dire malade ! Et pourquoi plusieurs pères ? Tu comptes la faire tourner parmi tes frères ? La malheureuse ! Sache que je n’approuve pas du tout ton projet, et que Ren ne l’approuvera pas non plus.
— D’une portée de perædhil, répéta-t-il en ignorant ma dernière remarque. Tu sais ce que ça veut dire ?
— Inséminations régulières de la part du géniteur, oui, lâchai-je, de plus en plus énervée. C’est ça que tu voulais me faire avouer ? Tu ne te sens pas capable de te dévouer à une seule femme pendant quelques petits mois de ta vie, il te faut le recours de tes impitoyables frères, qui détestent les humains et ne souhaitent qu’une chose, leur faire du mal ?
Lathelennil ne répondit rien. Il se contenta de me jeter un regard entendu de ses sclères entièrement noires, et sauta en bas du vaisseau, entamant sa descente dans l’arbre.
Je l’avais vexé.
— Attends-nous ! glapis-je.
J’ouvris le panier, libérant mes petits qui s’éparpillèrent sur le sol instable du vaisseau retourné.
— Où on est ? gémit Cerin, inquiète.
— Et pourquoi on est là ? ajouta Nínim.
Caëlurín, quant à lui, avait déjà bondi à la suite de Lathelennil, qui le réceptionna dans ses bras sans rien dire.
— Je descends, nous annonça-t-il. On ne peut pas rester là : il va falloir trouver le portail et le réactiver pour rentrer à Sorśa. J’enverrai une partie de nos esclaves chercher Rhaenya ensuite. Moins de temps on passera sur cette planète digérée et régurgitée par la Ténèbre, mieux ça vaudra !
Je ne pouvais pas proposer mieux. Je me hâtai donc de le rejoindre, les enfants dans les bras. Lathelennil m’ouvrit le sien, avant de poser ses yeux noirs sur moi. Un rapide coup d’œil en bas me décida : je m’y accrochai, profitant de l’agilité naturelle des ældiens dans tout ce qui était vertigineux, instable et par définition peu praticable pour les humains.
Nous étions à peine descendus que Lathelennil jura.
— J’ai oublié de prendre des armes ! Attends. Je reviens.
Je le regardai sauter lestement dans l’arbre, un peu inquiète. Je n’appréciai guère de rester là, toute seule, au beau milieu de cette forêt pétrifiée. Il n’y avait pas un bruit, tout paraissait en suspension. L’étrange couleur rosâtre de l’atmosphère de cette planète me donnait mal à la tête.
— Maman, m’appela Cerin, en tirant gentiment ma manche.
— Attends, ma chérie.
— Maman…
Je me penchai vers elle.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Pourquoi est-ce que l’arbre s’enfonce ?
Je reportai vivement mon attention sur l’arbre. C’était vrai. Il s’enfonçait dans le sol. Lathelennil se trouvait déjà bien haut, mais pourtant, on avait l’impression qu’il n’avait fait que quelques grades.
— Lathé ! hurlai-je. L’arbre s’enfonce dans le sol !
Le susnommé se figea. Il se retourna, toujours accroché aux branches, et me regarda.
— L’arbre s’enfonce ! lui répétai-je. Reviens !
Un rapide coup d’œil lui confirma ce que je venais de lui dire. Leste comme un chat et vif comme l’éclair, il se dégagea avec un salto arrière, atterrissant à un mètre de moi. Puis, attrapant un objet dans sa tunique – ses poches étaient toujours pleines d’objets de ce genre, même sa veste de parade nuptiale – il le posa dans sa main et marmonna quelque mot de passe. La carcasse du Rhaenya – avec tout ce qu’elle contenait – disparut immédiatement.
— Une sauvegarde portative, observai-je en hochant la tête.
— Un microportail dimensionnel de poche, rectifia-t-il en rangeant l’artefact dans sa veste. Bon. On n’a pas d’arme… Rien que ma dague.
Je le regardai des pieds à la tête.
— Tu n’as pas de sigil ?
— Je ne sais pas faire de configurations, avoua-t-il. C’est un shynawil de camouflage que j’ai utilisé pour faire croire aux adannath que j’étais comme eux, sur le navire. J’ai préféré me concentrer sur l’art de la guerre, plus utile par les temps qui courent !
Il ponctua sa déclaration d’un petit clin d’œil complice.
Je fis discrètement une petite moue dubitative, omettant de lui dire que Ren, encore, en plus d’être le plus grand guerrier de l’univers, savait faire des configurations. J’étais persuadée que c’était l’abus de substances et les orgies en tout genre qui avaient amoindri les capacités psychiques innées de Lathé.
— Mais ça ne fait rien, reprit-il avec assurance. J’ai un peu de matériel sur moi, et ce couteau tactique sera amplement suffisante pour anéantir les obstacles éventuels qui se présenteront. De toute façon, on retrouvera rapidement le portail. C’est à trois jours de marche d’ici, peut-être moins, si on progresse vite.
— Trois jours de marche ? m’écriai-je. Mais comment va-t-on se nourrir ? Toutes les provisions étaient dans le vaisseau !
Lathelennil me regarda, une petite lueur mystérieuse et satisfaite dans le regard.
— Je chasserai notre nourriture… Alors, tu verras ce qu’est vraiment un ædhel ! m’annonça-t-il d’une voix pleine de promesses.
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