Le seigneur des épées : I
Un gentil piaillement me réveilla. Entrouvrant les yeux, j’aperçus un joli petit tétrapode, au plumage chatoyant, reflétant plus de couleurs qu’un champ holographique. Émerveillée, je le regardais évoluer devant moi, se rapprochant de plus en plus. Au moment où il allait se poser sur ma tête, une main leste et impitoyable le saisit et le broya.
— Lathelennil ! soufflai-je en m’efforçant de ne pas réveiller mes enfants, pour ne pas qu’ils assistent à cette scène inutilement cruelle.
Le susnommé se débarrassa du volatile agonisant, qu’il jeta au sol, dix mètres plus bas.
— En ældarin, on appelait cette créature une baobhan sith, ou perfie chanteuse : c’est un oiseau qui se nourrit des globes oculaires de créatures vivantes, préférentiellement des faux-singes qu’il charme par ses chants, avant de leur crever les yeux. Sans mon intervention…
— Merci, maugréai-je de mauvaise grâce en me renfonçant dans la couverture de peau.
Le fond de l’air était frais de bon matin, sur Nuniel.
Lathelennil se pencha sur moi, le sourire large.
— J’espère que tu as bien dormi, ma douce.
Je marmonnai une vague réponse. J’avais en effet dormi comme une morte.
Lathelennil se recoucha à mes côtés, reposant son bras sur mon corps, sous la couverture de son shynawil. Il m’attira à lui et cala son menton sur ma tête. Visiblement, nous avions dormi comme ça.
— Pas la peine d’en faire trop, bougonnai-je en sentant ses longs doigts caresser mon ventre.
— Détrompe-toi, ma belle. Les petits ont besoin de sentir l’amour de leurs parents pour bien se développer.
— L’amour de leurs parents… Tu n’es pas leur père !
Je le sentis sourire.
— Oh, je serais probablement le père d’un ou deux, ou d’une moitié d’un ou deux…
Je me retournai.
— Quoi ! Mais tu avais dit…
— Ne t’énerve pas, ma beauté, ma douce poupée humaine, fit-il, mielleux. Rappelle-toi ce que je t’ai dit. Des ondes positives… Si tu t’énerves… Les petits risquent de s’énerver aussi, et de se battre, comme un nid d’araignées qui s’entre-dévore !
Je chassai un frisson, dégoûtée par l’image. Un nid d’araignées dans le ventre… Lathelennil avait le don des images choc.
Il profita de mon indécision – je ne savais vraiment pas comment me comporter, avec lui – pour me caresser la poitrine et se presser contre moi en poussant des soupirs passionnés. La veille, j’avais dû le laisser faire également, alors que je m’étais juré que je ne le laisserais pas me toucher. Dans l’idéal, j’avais prévu de faire les choses de façon mécanique, tous les deux habillés et de préférence assis, ou se tournant le dos : le prestataire insère son outil dans l’orifice adéquat, le récipiendaire – moi – reçoit le colis, et referme la boîte. Fin de l’échange. Mais Lathelennil avait d’autres plans. Il prétendait être incapable de m’inséminer si je ne le « stimulait » pas. J’avais donc été obligée de le laisser me caresser partout, me murmurer mille mots doux à l’oreille, fort peu appropriés, et même, de m’embrasser. Il avait fait durer l’opération, soutenant savoir exactement ce dont les embryons manquaient. Je n’en savais fichtrement rien, et j’étais donc obligé de me fier à lui, sur ce coup-là. Ensuite, une fois son affaire finie, Lathelennil s’était couché à côté de moi. Il avait voulu me prendre dans ses bras. J’avais refusé, bien sûr : mais, une fois de plus victime de ses ruses, je m’étais réveillée contre lui.
— Lâche me seins, grognai-je.
Il obéit. Au moins, il se montrait un minimum docile. C’était déjà ça.
*
La forêt finit par s’éclaircir pour déboucher sur une côte. Je pouvais sentir le vent, la brise qui transportait des odeurs de mer. Jamais je n’avais senti une telle odeur, mais comme celle de mon rêve – celui que je faisais juste avant de tomber sur le vaisseau d’Arawn – je les reconnus tout de suite pour ce qu’elle était, et ce qu’elle annonçait. Ce fut la même chose pour mes enfants, qui s’arrêtèrent de marcher, fascinés, les oreilles dressées, les narines et les pupilles dilatées.
— La mer, leur annonçais-je. La source de toute vie.
— Et une vie bien grouillante et affamée, si j’en crois mes souvenirs de Nuniel, précisa Lathelennil, jamais avare de sombres détails. Les océans de Nuniel étaient réputés pour leur faune marine, particulièrement… vorace, à défaut d’autre qualificatif.
Je jetai un regard autoritaire à mes enfants.
— Ne vous approchez pas de l’eau, leur ordonnai-je.
Et nous continuâmes notre progression.
— Je sens le portail, exultait Lathelennil. Il est tout près !
Mais on ne voyait rien d’autre que du sable à perte de vue. Au loin, on pouvait néanmoins discerner des arbres vitrifiés.
— On doit s’approcher des habitations, en déduisit Lathelennil. Des ædhil sont morts ici. Regarde le sol, et ces arbustes.
Les « arbustes » en question faisaient tout de même un bon cinq mètres de haut. On aurait dit du verre. Des concrétions ressemblant à du quartz jonchaient le sol, et parmi elles, luisant tels des œufs de Pâques dans les anciennes histoires, se trouvaient des gemmes émettant des reflets changeants et colorés. Des cristaux-cœurs.
— Allez collecter les beaux cailloux, les enfants, les pressa Lathelennil.
Je le regardai, horrifiée.
— Non ! C’est radioactif.
— Pas pour des ædhil ou des perædhil, dit-il en me jetant un coup d’œil bref. Allez ! Mettez-vous au boulot. Tiens, Cerin : prends ça. Donnes-en un à tes frères.
Il lui tendit des sacoches de velours. Le salaud ! Il avait tout prévu.
— Ren avait dit que personne ne toucherait aux cristaux de Nuniel, grognai-je.
Lathelennil releva son regard noir sur moi.
— Arrête d’invoquer le nom de Ren à tout bout de champ comme si c’était quelque sældar ou monarque, et pense par toi-même, un peu ! siffla-t-il entre ses crocs. Si on les laisse là… Qui les ramassera, à ton avis ? Une gentille petite équipe bien intentionnée ?
Je conservai un silence bougon.
— Je vais te dire qui les ramassera, moi, reprit-il. Shemehaz et ses mignons. Ou des adannath ignorants, qui les prendront comme décoration, jusqu’à ce qu’un jour leur nekomat domestique les fasse tomber, et en les brisant envoie directement l’âme qui y est enfermée dans le néant ! J’entends ces ædhil morts depuis des millénaires m’appeler. Ils me supplient de ne pas les laisser là ! Ces fantômes sont morts de peur. Dix mille ans de terreur pure, impuissant et incapable de bouger, à craindre de tomber dans l’Abîme pour l’éternité… Tu peux imaginer ce que c’est ? Non, tu ne le peux pas. C’est pourtant ce qu’ont vécu ces pauvres hères, et ce qu’ils continueront à vivre si on les laisse là. C’est comme abandonner un blessé aux jambes brisées à son triste sort... Allez les gosses, ramassez les pierres !
Les enfants s’exécutèrent. Tels de petits travailleurs zélés, ils s’éparpillèrent autour des arbres, sacs en main, pour ramasser les argonath. Au milieu, les mains sur les hanches, Lathelennil se faisait grand ordonnateur de la récolte.
— Allez allez, on se dépêche ! Réjouissez-vous que je n’ai pas mon fouet. Il ne faut en laisser aucune ! Des contaminés – ou pire, des humains – pourraient les ramasser.
— Des contaminés ? demanda Cerin. Qu’est-ce que c’est, oncle Lathé ?
– Des monstres qui vous veulent du mal. Vous les reconnaîtrez quand vous les verrez. Allez, plus vite que ça !
Bientôt, toutes les pierres furent ramassées. Les enfants vinrent donner leurs sacs, tout fiers. Lathelennil les ouvrit et compta les pierres qu’ils contenaient.
— Trente-quatre… Je ne sais pas trop ce qui s’est passé, mais ça a dû être un massacre. Trente-quatre ædhil sont morts ici… C’est bien, les enfants. Tenez, régalez-vous.
Il sortit de sa poche un bout de viande séchée et le divisa en quatre parties. Une pour chacun de mes enfants – qui se précipitèrent dessus avec voracité – et une pour lui.
— On dirait que tu dresses des animaux de compagnie, lui reprochai-je.
— Tu n’y es pas du tout, chez nous, on dresse les bêtes au fouet. Je les récompense, c’est tout ! Regarde comme ils sont contents, fiers et satisfaits du travail accompli. Vous êtes des héros, les gosses, comme Naryl et Yuja. Grâce à vous, de nombreuses âmes ont pu être sauvées.
Je devais reconnaître que les enfants étaient ravis. Ils se pressèrent autour de Lathelennil, réclamant l’histoire des « héros » qu’il venait de mentionner.
— C’est qui ? demanda Nínim. Est-ce qu’ils étaient forts ?
— Féroces et puissants ? fit Caëlurín. Comme toi ?
Flatté, Lathelennil croisa les bras sur son torse.
— Eh bien, c’était un couple, deux grands chasseurs de la forêt primordiale : Naryl, le mâle, est l’ancêtre des Niśven. Yuja, sa femelle. Ils vécurent beaucoup d’aventures, affrontèrent les orcs et les Marcheurs de Mort. Mais si je vous les racontais, cela prendre une lunaison entière, alors je vais m’arrêter là pour aujourd’hui.
Les petits étaient fascinés. Ils déblatèrent entre eux de la méchanceté des orcs, du courage et de la force de Naeheicnë. Cela les occupa jusqu’à ce qu’un immense bâtiment, surplombant la falaise, apparut.
— Le portail doit être là-dedans, devina Lathelennil. On sera vite rentrés chez nous !
Chez nous. C’était Sorśa, la face noire de Pluton, qu’il appelait « chez nous ».
Le bâtiment se dressait devant nous, silencieux et blanc comme un fantôme. C’était un palais en ruine, dans lequel le temps et l’espace semblaient suspendus. Au beau milieu, pétrifié dans ses proportions gigantesques apparaissait l’arbre-lige de cette construction, confirmant bien son origine ultari. Lathelennil vint l’inspecter, et, sa voix résonnant dans le silence ouaté, il appela mes enfants.
— Allez les perædhil, venez regarder dans les racines si on ne trouve pas de cristaux-cœurs !
Mes enfants se précipitèrent, ravis de leur nouvelle mission. Caëlurín fut bien entendu le premier à se faufiler dans les tunnels mystérieux qui couraient entre les racines, épaules en avant. Lorsque je vis sa queue rayée disparaître entre les racines sombres de l’arbre, je me tournais vers Lathelennil, inquiète.
— Tu es sûr que c’est une bonne idée de les envoyer là-dedans ?
— Tout ce qu’ils trouveront, au pire, c’est un squelette vitrifié d’ædhel, répondit l’infâme d’un air égal.
— Mais ça va les traumatiser !
Me penchant devant le trou, je rappelai mon fils. Il ne tarda pas à en émerger, ravi.
— Oncle Lathé ! J’en ai un ! exulta mon petit dernier.
— Bravo, Caëlurín, le félicita l’oncle indigne en tendant la main. Tu peux être fier de toi. Au moins un que les pillards n’auront pas eu !
Mais au moment où mon fils se dirigeait vers nous, brandissant son butin devant lui, une ombre apparut dans son dos, et une main aux longs doigts se referma sur son poignet. Derrière lui se matérialisa l’inquiétante silhouette d’un filidh, qui, la tête penchée, nous fixa de son faux-visage énigmatique.
— Les Rieurs, grogna Lathelennil entre ses dents.
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