La compagnie vengeresse du vœu exaucé : VII
Les funérailles se tinrent au retour de toute la compagnie. Elles furent expéditives : les ældiens n’aiment pas les enterrements, qui sont contre nature chez cette race pour qui la mort n’est qu’une option aléatoire et abstraite. On se contenta de recouvrir les squelettes de fleurs, qu’Arda fit apparaître du néant, nouvellement auréolée de la merveilleuse maîtrise de la matière qui était celle des mages de Minas Athar, experts en configurations. Puis on chanta une chanson triste – Arda s’en chargea – suivie d’une chanson sombre, aux lourds et menaçants accents guerriers, un hymne à Amariggan chanté par Angraema. Contrairement au premier, fredonné seulement par les voix mélodieuses de Círdan et Arda, il fut repris à pleins poumons par les guerriers Roggbrudakh et Lathelennil. Puis le silence et les émotions retombèrent, et Angraema s’approcha du caisson. Les yeux brillants de ses congénères restèrent fixés sur elle, pleins de fureur, d’espoirs et d’attentes. C’était le moment de vérité, celui où elle allait accomplir la configuration de sa vie : forger elle-même son premier sigil de sidhe.
Les deux mains tendues au-dessus du cercueil improvisé, elle ferma les yeux. Ses longs cheveux se soulevèrent, et une vague chaude monta du caisson, dressant également les miens. Les ossements – tous les ossements – sortirent de la boîte, luminescents, et se fondirent les uns dans les autres, formant bientôt les contours caractéristiques d’un sigil au manche d’os et à la pointe acérée. Angraema était en sueur. Ouvrant les mains, paumes en l’air, elle reçut l’artefact.
— Je te nomme deonaithë, annonça-t-elle, vœu exaucé. Puisses-tu exaucer le mien !
Et elle le brandit bien haut, faisant admirer ses couleurs miroitantes.
Les autres la félicitèrent avec emphase. Sur un signe discret, mais impérieux de Lathelennil, des eyslyn apportèrent le gwidth.
— Un excellent nom, vint lui dire Círdan en lui apportant une coupe. Vengeance, Fureur, ou tout autre nom de ce genre, n’aurait pas été approprié.
Angraema le regarda dans les yeux.
— Je l’ai appelé ainsi, car il m’a fait prendre conscience de l’importance des vœux et des serments respectés, lui dit-elle dans un murmure, suffisamment fort toutefois pour que mon oreille indiscrète puisse l’entendre. Śimrod et Isolda – une humaine – ont eu la détermination suffisante pour que leur amour transcende tous les obstacles, le temps et l’espace. Et moi, qui me prétends si sensible à l’honneur et à la parole donnée, j’ai été incapable de voir au-delà des apparences, tombant bêtement dans le piège de Shemehaz. Je t’ai fait du tort, Círdan, et je le regrette.
Le jeune ældien secoua la tête.
— Ne parlons plus de cela, dit-il d’un ton rassurant, dans lequel je reconnus de chauds accents syandelesques. Je ne t’en tiens aucunement rigueur, et j’ai trouvé ma place, à présent.
Angraema baissa le nez, avant de relever sur lui un regard timide.
— Tu ne voudrais plus de moi, si je te proposais de réaliser ce que nous nous étions promis ?
Círdan planta son regard dans celui d’Angraema. Deux escarboucles, plus rouges que le sang.
— Nous nous étions promis de ne réaliser ce vœu qu’une fois notre clan réuni à nouveau, sourit-il. Mais il nous manque toujours Silivren. Et j’ai engagé ma parole, moi aussi… L’Amadán me protégera tant que j’accomplirai mes obligations envers lui, mais pas au-delà.
— Qui sont ? s’enquit Angraema, au supplice.
— Je dois passer les épreuves et être initié aisteor. Ensuite, oui, je pourrais t’aimer. Mais pas avant, et toujours à condition que tu viennes, toi, me visiter dans ma troupe. Je ne pourrais jamais t’appartenir pleinement, comme un mâle appartient à une elleth qu’il sert, ainsi que nous le désirions, Angraema. Et il faut que tu te résignes à l’idée que le Círdan que tu as connu autrefois est mort. Je renaîtrai sous un nouveau nom.
La jeune ældienne secoua ses longs cheveux noir corbeau.
— Je m’en fiche, souffla-t-elle, je te veux tel que tu es. Tous les deux, nous marchons sur un chemin différent. Si je t’ai perdu, ma stupidité est seule en cause, et j’en porte seule la faute. Je suis prête à en payer le prix.
De nouveau, Círdan lui sourit.
— Il n’y a aucun prix à payer, Raema, lui dit-il. Juste à accepter de me partager avec l’Amadán, tout comme je te partagerai avec Naeheicnë. Si tu l’acceptes… Alors, pour le temps qu’Amarriggan nous concédera, je serais tien.
Ils s’embrassèrent. Je tournais la tête, me sentant terriblement indiscrète.
À ce stade, nous ignorions encore où exactement Ren était détenu. Mais alors que nous nous étions résignés, pressés par l’impératif de temps, à attaquer toutes les bases du SVGARD une à une et presque simultanément pour éviter que Ren ne soit exécuté en urgence, Lathelennil parvint à obtenir l’information en fouillant les réseaux du SVGARD dans certaines zones ultra-sécurisées du Réseau : il était détenu à la colonie pénitentiaire de Lukor, où on prétendait le juger.
— Quelle outrecuidance que ces adannath ! rugit Angraema en apprenant la nouvelle. Le juger, mais pour quoi ? Avoir sauvé le système de Nuniel et tous les vacanciers humains qui s’y trouvaient ?
Ren était également mis en cause par le SVGARD pour hérésie. Mais, ces charges pesant moins lourd que celles, selon l’Holos, de « crimes de guerre » pour avoir atomisé des planètes et tué la cheffe des armées, il devait être jugé par le tribunal militaire, et non par l’Officio Inquisitorium. En réalité, Ren était mis en cause pour le crime que moi, j’avais commis : l’assassinat de Priyanca Varma. Et rien que pour cela, plus que pour tout le reste, je savais que le tribunal militaire de l’Holos, qui prétendait le punir pour crimes de guerre et terrorisme, ne montrerait aucune pitié.
Il n’y avait pas un instant à perdre : les voies judiciaires de l’Holos étaient, je l’avais appris à mes dépens, particulièrement expéditives. Il fut décidé que j’irai, avec Angraema, Lathelennil et Círdan, infiltrer la base de Lukor avec l’Elbereth sous un champ de camouflage. Roggbrudakh irait mener son wurg à la guerre – les orcanides arrêtent immédiatement de se battre si leur chef manque à l’appel – aux côtés des bataillons ældiens rameutés pour l’occasion : ceux du Mebd, l’ost d’Uriel – pour venger le père de Mana – celui d’Aeluin – pour capturer des esclaves humains et couper des têtes. Sans surprise, aucune troupe filidh n’avait répondu à l’appel. En revanche, Círdan avait obtenu le feu vert de Syandel pour utiliser l’armement filidh – ce qui était vraiment une excellente nouvelle – et il avait même qualifié la campagne menée par sa nouvelle recrue de cathbeanadh, l’autorisant ainsi à s’en servir comme réalisation personnelle, pouvant peser dans la balance pour l’épreuve finale.
C’est ainsi que partirent pour Lukor, gardée par les troupes d’élite du SVGARD à terre et la flotte spatiale de l’Holos, une force de frappe digne de ce qu’avait réussi à lever Edegil pour affronter les homoncules en orbite de Nuniel. Sauf que cette fois, la cible à abattre n’était pas un essaim de parasites extraterrestres, mais une station spatiale pénitentiaire humaine. Si je n’avais pas été moi-même en proie à une telle colère, j’aurais sans doute eu pitié de ces hommes, qui s’apprêtaient à se faire attaquer par toute une flotte d’ældiens furieux, assoiffés de vengeance et se sentant trahis par leurs alliés de la veille.
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