Notre Tyrn-an-nnagh : IV
La barge passa en hyper-espace peu après. Nous quittions ce segment pour un autre, visiblement Solaris, au vu du paysage familier qui se donna à voir sur la baie lorsque l’astronef repassa sur le plan matériel. J’aperçus la silhouette bien connue de Mars, boule rouge veinée de blanc. Là, une énorme structure en anneaux apparut devant nous : la super-structure gouvernementale de Potala. Derrière, dans son périgée, on pouvait voir le gros croiseur amiral de Singh, le Garuda. Notre barge se dirigea droit dessus.
Après avoir débarqué, nous fûmes guidés à l’intérieur par le capitaine et son escouade. Il nous mena dans une grande salle de réception, où il s’arrêta.
— Où est mon père ? s’enquit Angraema, qui s’impatientait de plus en plus.
— Il est avec le Commandant suprême, juste derrière, répondit Ackermann. J’ai ordre de ne mener que Rika Srsen à lui pour l’instant. Vous, vous attendrez ici.
Angraema pesta, mais Círdan la calma.
— Au moindre problème, me murmura Lathelennil, hurle. Je viendrai, et ces deux-là prendront d’assaut ce cair.
Il semblait très confiant en sa capacité à pouvoir accomplir une telle prouesse, secondé d’une jeune apprentie sidhe et d’un filidh non initié. Mais c’était le deuxième prince de Dorśa, après tout.
On m’amena, un peu méfiante, devant une porte où je fus prise en charge par un genre de majordome.
— Ma mission s’arrête là, m’annonça Ackermann. Ravi de vous avoir rencontré, Rika Srsen. J’étais très curieux de vous.
— Adieu, capitaine Ackermann.
— Je ne serais pas si formelle, si j’étais vous, me dit-il d’un ton grave. On se recroisera sûrement un jour ou l’autre.
Et il nous laissa.
Je me tournai vers l’autre, qui commanda l’ouverture de la porte.
— Vous pouvez entrer, me dit-il d’un ton compassé qui n’aurait pas dépareillé à la Cour d’Edegil. Le Commandant suprême Singh finit ses exercices physiques. Veuillez vous mettre là et attendre qu’il ait terminé sa séance.
Je fus conduite dans une pièce épurée, qui ne ressemblait en rien au bureau dans lequel m’avait reçu Priyanca Varma ou à ce que je m’imaginais de quelque autre salle d’état major de l’Holos. Tout était de couleur claire, avec très peu de mobilier, une espèce de plante fleurie sur une console en bois blanc, une grande image au mur de cailloux empilés et un fond d’ambiance sonore diffusant des bruits d’oiseaux pépiant dans les arbres. Sur le fond, là où aurait du se trouver la sempiternelle vue de l’espace qui se trouve sur ce type de vaisseau, était affiché une vue virtuelle de forêt tropicale après la pluie. Cette image ralentit un peu les battements de mon coeur, et je pris une grande inspiration.
Dans un coin de la pièce, sous une autre holographie montrant un genre de mandala, Manmohan Singh, l’homme le plus puissant de l’Holos – et donc de la galaxie – faisait ses exercices de yoga. Il était grand et musclé, la peau sombre, les cheveux courts et presque blancs, ébouriffés. Jeune d’apparence. Beau, comme le diable devait l’être. Il n’était vêtu que d’une espèce de slip collant, évoquant de très anciennes images terriennes, celles d’ascètes hindous en train de se contorsionner sur un tapis d’aiguilles. J’aurais aimé que ce fût le cas, plutôt que ce tapis lisse couleur de nébuleuse stellaire.
— Prozine ? me proposa l’aide de camp en me présentant une pilule bleue sur un plateau, à côté d’un verre rempli d’eau transparente.
— Non merci, je ne prends pas de drogues, répondis-je en regardant le plateau d’un air réprobateur.
— 150 ml de prozine est la dose plébiscitée par la constitution républicaine aux humains n’ayant pas subi de thérapie génétique, me rappela le soldat. Le scan que vous avez subi en passant cette porte vient de révéler que vous n’aviez pas pris votre dose depuis au moins 24 heures. Votre bilan de battements par minute est particulièrement élevé. Veuillez y remédier immédiatement.
— Mon mari menace d’être exécuté, soufflai-je, furieuse. Comment vous croyez que sera votre foutu rythme cardiaque si on tuait votre femme ?
— C’est le règlement. Je préconise...
Une voix grave et posée s’éleva alors, en provenance du tapis de yoga.
— Laissez, Dav. Rika Srsen ralentira son bpm en méditant, comme moi. Rompez.
Le troufion déguisé en majordome quitta la pièce. Je me retrouvais seule avec Manmohan Singh.
Je déplaçai mon regard sur lui. Il enchainait ses postures de yoga en soufflant bruyamment, concentré, sans faire attention à moi. Son corps musculeux luisait sous l’effort, ses courts cheveux blonds-blancs trempés de sueur.
Enfin, il s’assit en lotus, et médita, bras tendus, poignets sur les genoux, pouces repliés et menton rentré dans la cage thoracique. Sa voix vibra au fond de sa gorge.
— Aoooouuummm...
Puis il joignit les mains en prière devant lui, et les éleva devant son front.
— Namaste, dit-il de sa voix profonde.
Et il ouvrit les yeux.
Son regard marron-vert tomba sur moi, comme s’il venait juste de me remarquer.
— Vous savez comment s’appelle cette dernière posture ? demanda-t-il en attrapant une petite serviette propre.
— Je n’en sais fichtrement rien, grognai-je.
Singh s’essuya, passa un sweat-shirt gris et planta son regard ferme et tranquille sur le mien.
— Cela ne m’étonne pas. Vous êtes une hérétique : je doute que la sagesse des Upanishad et de la culture indo-aryenne, base de notre civilisation, vous parle. Vous préférez le fracas volcanique du sang et du feu qui bouillonne dans l’eau, n’est-ce pas ?
— Je suis originaire de la zone Pacifique, culturellement. Donc, oui. Le fracas des volcans, quoique je ne dirais pas non à la découverte d’une petite île tranquille couverte de gazon, présentement. Où est mon mari ?
— Il est là, dans la pièce à côté. Il vous attend. Il est bien plus raisonnable que vous. Je vais vous mener à lui, mais d’abord, je voudrais vous parler, à vous seule. Je me suis déjà entretenu avec lui.
— Vous mériteriez qu’il vous arrache le visage, dis-je avec le plus de venin possible.
— Votre compagnon est, je le répète, quelqu’un de très raisonnable, fit Singh d’une voix de torrent.
— Il le sera beaucoup beaucoup moins lorsqu’il saura que vous avez fait fondre son père dans une cuve d’uranium en fusion !
Singh soupira.
— Oui, c’est regrettable, je vous le concède. Je n’étais pas au courant de cette décision arbitraire prise par le gouverneur de Nuniel. À vrai dire, il m’a caché la capture de ce deuxième ældien.
— Śimrod Surinthiel, murmurais-je. Il s’appelait Śimrod Surinthiel.
— Śimrod Surinthiel, oui. Je disais que…
— Vous rendez-vous compte qu’il avait vécu plus de quarante mille ans ? Et vous, vos gens, nés de la veille, vous le faites fondre comme ça, sans réfléchir, mettant fin à l’existence d’un organisme qui était déjà là, sage et puissant, avant la fondation de l’Holos, avant même que l’Homme aille dans l’espace !
— Je sais, plaida Singh d’une voix où perçait une nuance de contrition et d’étonnement. C’est regrettable, mais tout à fait indépendant de ma volonté…
— Non, ce n’est pas regrettable, comme vous dites, le coupai-je. C’est affreux, innommable. Un crime atroce. Je me doute que vous compreniez ce que ça veut dire, que de mettre à mort des créatures qui se reproduisent une fois tous les dix mille ans, et dont l’âge peut atteindre celui de planètes. Des créatures sentientes, extrêmement sensibles, qui laissent sur leur sillage des terraformations fabuleuses là où nous ne laissons que des bouts de cailloux vides de toute vie et ferreux, qui déplacent des étoiles et créent des trous noirs ! Des créatures qui ont beaucoup à nous apporter, et qui savent des choses que nous avons besoin de savoir !
— Des créatures féroces et avides de sang, aussi, qui nous prennent pour des êtres inférieurs.
— Avec raison. Nous leur sommes inférieurs. Nos corps sont moins performants, notre psyché limitée, par rapport à eux !
— Mais nous les battons sur le plan de l’intellect, de la rationalité et de la logique, argumenta Singh. Cela, c’est même votre époux qui me l’a dit.
— Ren et moi ne sommes pas d’accord sur tout. Sur ce point comme sur d’autres, je pense qu’il se trompe. Il aime les humains, car il m’aime, moi : son avis n’est pas fiable.
— Et vous, vous n’aimez pas votre race, observa Singh.
— Non. Le jour où mes prétendus frères de race ont assassiné ma famille, j’ai cessé de me sentir appartenir au genre Homo.
Singh soupira à nouveau, et il se leva.
— Bon. Je vais la faire courte, et vous allez m’écouter sans m’interrompre, cette fois. Cela vaudra mieux pour nous deux, puisqu’une vraie conversation est impossible entre nous. J’étais obligé de mettre en œuvre cette mascarade, car il ne faut pas que les opposants s’imaginent pouvoir assassiner un amiral de l’Holos et faire exploser des colonies sans conséquence. Oui, je sais : ce n’est pas Ar-waën Elaig Silivren qui a tué Priyanca. C’est vous. Si je voulais faire les choses comme il faut, c’est vous que j’enverrais à la combustion. Mais le problème, c’est que pour les centaines de milliards de citoyens sapiens que je guide, vous êtes sympathique. La plèbe vous admire, Rika, car votre histoire est romanesque. Vous avez ramené les ældiens dans la galaxie, ils vous mangent dans la main, et vous savez faire marcher leur technologie, sur laquelle nos meilleurs ingénieurs s’arrachent les cheveux. Grâce à vous, les portails dimensionnels fonctionnent de nouveau, et nous sommes à l’aube d’une grande révolution. Votre père était un homme connu, inventeur de notre meilleure arme, vous êtes cent pour cent organique – enfin, vous étiez – vous avez fait un tour dans les colonies pénitentiaires et dans l’Infanterie Mobile, en première ligne face à la menace exo qui terrifie à juste titre notre population… Enfin, vous êtes une naute. Tout cela excite l’imagination de la populace. Mais face au chaos, nous avons besoin d’ordre, Rika. Si je ne tenais pas cette république d’une main de fer, elle s’effondrerait sur elle-même, et notre race, mais aussi celle de nos alliés, nekomats et wê, errerait dans la Voie sur les ruines de notre civilisation, à la merci de la contamination et des exomorphes non Sapiens, à l’instar des ældiens aujourd’hui. Votre mari m’a dit que, pour espérer s’en sortir contre la catastrophe qui a englouti leur civilisation, les siens avaient besoin de l’aide des humains. De cela, il en est persuadé. Il ne pense pas que ceux de son espèce pourront continuer longtemps, calfeutrés dans leurs cités d’or volantes bien planquées dans le Dédale. Bon, ses idées et théories sont un peu trop extrêmes pour être entendues par la population aujourd’hui, et par l’Officio Inquisitorium en premier lieu. Mais elles se tiennent. Et je pense, moi aussi, que nous aurons besoin de l’aide des ældiens dans un futur proche. Il faut reconnaître qu’ils sont un peu comme nos grands frères, et que nos deux civilisations ont toujours marché de concert, avec plus ou moins de bonheur selon les lieux et les époques.
Il se tut, me permettant de répondre.
— Vous n’avez pas peur que votre Officio Inquisitorium prenne le pouvoir, un de ces quatre ? suggérai-je. Ces types sont des fanatiques : j’ai déjà eu affaire à eux, et je pense qu’ils sont cinglés et incontrôlables.
— Le SVGARD les maintient sous contrôle. Contre les terroristes sectaires qui attaquent le Réseau, nous avons malheureusement besoin d’un tel extrême.
— Je ne vois que peu de différence entre ces prétendues sectes hérétiques et ces fanatiques de l’ordre, repris-je. Ce ne sont que les deux pôles d’un même phénomène !
— Vous avez raison. Mais nous sommes en guerre. Pour l’instant, j’ai besoin d’eux. Il sera bien temps de les tempérer par la suite. La république galactique est vaste, Rika Srsen. Et contrairement à ce que vous pensez, je suis tolérant avec les façons de penser différentes de la mienne.
Je réprimai une remarque acide. Singh était fort. Très fort. En sa présence, je me sentais déjà moins énervée, moi qui avais prévu de lui trouer la peau une bonne fois pour toutes.
— Et l’idée de Ren ? demandai-je. Une alliance humano-ældienne ?
Singh sourit.
— Ar-waën Elaig Silivren pense qu’à terme, son espèce et la nôtre se mélangeront, et que la galaxie sera peuplée et gérée par les hybrides nés de ces unions. Des êtres qui auront les caractéristiques des deux races, et qui de fait auront les armes pour affronter toutes sortes de menaces. Vous comprenez bien que je ne peux pas divulguer ce plan eugéniste au SVGARD pour l’instant.
— Non, en effet. Je doute que ça leur plaise.
— Pour eux, ce sera synonyme de plan d’invasion, ni plus ni moins. Le grand remplacement, ou quelque chose du même acabit. C’est pour cela que je dis que votre Ren a des idées extrêmes.
— Il en a, c’est vrai, reconnus-je. Mais il ne désire rien d’autre que la paix. Il est comme moi : il en a assez de se battre.
Singh sourit.
— Bon. Je vais vous conduire à lui. Au fait, la posture de tout à l’heure… C’était celle du lotus, padmasana.
Je lui jetai un dernier regard, puis pris une grande inspiration. Retrouver Ren, enfin.
Singh me conduisait devant ce qui ressemblait à un mur, recouvert d’un immense diagramme représentant une étoile à six branches avec un carré et un triangle, qui s’ouvrit en deux alors qu’il actionnait une commande, révélant une pièce d’apparence confortable. Ren y était, à demi allongé sur un canapé, en train de lire un livre. Il se leva en me voyant, dépliant son magnifique panache, qui flottait derrière lui, l’extrémité légèrement dressée.
Sous les yeux de Singh, je n’osais pas me jeter dans ses bras. Les rumeurs sur ma sexualité déviante et débridée étaient déjà assez nombreuses pour que j’en rajoute. Ren s’avança vers moi, et il tendit sa main, prenant la mienne, qu’il pressa légèrement.
— Rika, murmura-t-il en m’accueillant dans son étreinte rassurante.
— J’ai cru qu’il t’avaient tué, reniflai-je en ældarin. Śimrod et Isolda...
Ren baissa la tête. Il savait.
— Rentrons chez nous, dit-il simplement.
Il passa devant Singh en me tenant la main, sans un regard en arrière. Alors qu’il sortait de la pièce, je me retournais.
— Rendez-moi un dernier service, pour vous faire pardonner et éviter que je donne vos coordonnées aux seigneurs de la guerre dorśari. Je veux un papier officiel de vous accordant l’immunité à mon mari, et je veux pouvoir faire une annonce sur le canal officiel de l’Holos.
Singh me regarda, impassible.
— Très bien, décida-t-il. C’est accordé.
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