Notre Tyrn-an-nnagh : VI
C’est là, sous l’arbre-lige de notre maison, que je mis au monde ma nouvelle portée. Quatre petits, ainsi que me l’avait prédit Lathé. Les deux premiers étaient sil-illythirii, comme Caëlurín (Dieu merci, ils ne s’étaient pas entre-dévorés) et il s’agissait de deux femelles. Deux reines, aux quatre yeux rouges… Elles étaient superbes, et reçurent le nom de Shëol et Shelwë. La troisième était une petite absolument adorable, aux cheveux couleur noisette et aux grands yeux verts pétillants, à la peau blanche. C’était celle qui me ressemblait le plus : elle reçut le nom d’Elarya. Enfin, la dernière, Lalaith, était bicolore, toute en angles et chétive, avec de grandes oreilles pointues et des yeux entièrement noirs… C’était le tribut que j’avais dû payer pour avoir sollicité les services de Lathelennil.
Il n’y avait que des filles. Leur père les prit une à une dans les bras, les acceptant toutes.
— Il faut prévenir Lathelennil, me dit-il. Il doit absolument voir la portée !
J’étais soucieuse de sa réaction, mais Ren se montra extrêmement fier de cette portée. Quatre femelles toutes différentes, dont deux reines jumelles… Une réussite selon les critères khari.
Une fête fut organisée dès le lendemain de mon accouchement, et une procession d’ældiens – Angraema, Arda, Eren (avec sa propre portée de deux petits, un mâle et une femelle), son époux Elshyn et même Roggbrudakh, Mana et Uriel – arriva au crépuscule par le portail de l’Elbereth, planquée sous un tertre. Hautes silhouettes diaphanes recouvertes de leurs shynawil et se suivant à la queue leu leu, ils semblèrent sortir de terre, d’un inframonde magique. Le temps avait été à la pluie toute la journée, et une brume mystérieuse s’était levée, sous une lune lavée par le ciel.
Évidemment, les « shynawil de la portée » furent servis au banquet, recouverts des boutons de fleurs violettes, perlées de pluie, qu’on trouvait dans notre jardin. Un pour moi, deux pour Ren. Le dernier fut servi par les fynasyn sous le nez de Lathelennil, étonné, qui s’était efforcé jusqu’ici de faire semblant de ne pas s’intéresser aux petits. Uriel, assis à côté de lui, feignit ne rien voir.
Lathelennil vint souvent rendre visite sa fille, par la suite. Je ne sais pas trop ce que Ren lui avait dit, à lui et aux autres, mais mes enfants se mirent à l’appeler « Second-Père », exactement comme Angraema, Arda et Eren m’appelaient « Seconde-Mère ». Lathelennil était donc devenu officiellement mon second mâle. Lorsque Ren partait sur l’Elbereth vaquer à ses affaires mystérieuses dans le Dédale avec les filidhean, je dormais avec Lathé, qui tenait la maison et m’aidait avec les enfants et les travaux des champs en son absence. Ces absences pouvaient être longues, mais j’étais habituée, et il revenait toujours en bonne santé. Alors, Lathelennil s’éclipsait. Jusqu’à ce qu’un jour Ren, revenu alors qu’il était encore là, lui propose de rester.
— J’ai croisé tes obligés, lui dit-il. Je leur ai dit qu’ils pouvaient repartir. Je préférerais que nos voisins humains restent amitieux avec nous, et ils ne le resteront pas s’ils voient des ædhil au visage tatoué, en armure de guerre et aux cheveux tressés des ossements de leurs ennemis, à l’orée de la forêt, au moment où ils font le tour de leur ferme.
En effet, lorsque Lathelennil venait, ces derniers temps, il était souvent flanqué d’encombrants « cousins » de Sorśa qui insistaient pour venir avec lui et se postaient dehors, armés jusqu’aux dents, restant là comme une garde d’honneur jusqu’à son départ. Parfois Lathelennil parvenait à les semer avant de venir, parfois non.
De toute façon, Ren avait laissé le portail de l’Elbereth ouvert et profité de l’aide de Círdan pour délimiter un périmètre de portails autour de notre domaine, maintenant ainsi la maison et ses alentours dans un flou dimensionnel nous permettant de la rendre visible – et accessible – à notre guise. La plupart de nos invités – des représentants de la colonie un peu curieux, par exemple – ne voyaient rien d’autre qu’une vieille ferme tout ce qu’il y a plus commun, assorti d’un grand fermier et sa fermière, avec leurs gosses un peu morveux. C’était amusant de voir la perplexité de ces curieux lorsqu’ils arrivaient, attablés sur notre superbe table de banquet ouvragé, une tasse de Nes devant eux. Ils s’attendaient à des merveilles ældiennes, à un terrible, féral et surnaturel exo aux yeux de glace et une troupe de petits extraterrestres, mais tout ce qu’ils étaient capables de voir, c’était une bête table en tangrèse et un cultivateur au visage plus ou moins dissimulé par son chapeau, vêtu d’une vieille combinaison élimée, entouré de gosses qui buvaient du lait reconstitué. Ils repartaient, perplexes, en se grattant le crâne. On les regardait décoller sur leur petit astronef stationné dans la plaine qu’on avait réservée à cet usage, puis Ren mettait fin au dwol. Aucun visiteur, s’il n’était ældien, ne se rendit compte que la maison était une merveille d’architecture incorporée à un arbre. Et les gens du coin, qu’on voyait extrêmement rarement, s’ils savaient que mon mari était plus ou moins exo, ne voyait qu’un grand fermier taciturne et un peu sauvage qui cachait perpétuellement son visage sous un grand chapeau et portait toujours la même combinaison de travail.
Ce soir-là, donc, Ren proposa à Lathelennil de rester dîner, et invita même les « vassaux » de Lathé à venir de sustenter à l’intérieur. Ils acceptèrent – sur l’ordre de leur seigneur, probablement – et entrèrent, gênés, dans la maison.
— Suilad, Aran-an-maenathor, vinrent-ils saluer les uns après les autres, la main sur le coeur, inclinant leur longue silhouette et leurs fiers visages devant Ren. C’était les hommes de main de Lathelennil, les quatre sicaires qui le suivaient partout dans ses expéditions éclair pour je ne sais quel but cruel et funeste. Leurs visages étaient nobles et féroces, leurs regards aussi aigus et impitoyables que des lames dégainées. Deux d’entre eux étaient de jeunes cousins, qui cherchèrent à deviser aimablement. Un troisième garda son regard vissé sur Cerin, ma fille aînée qui avait maintenant l’apparence d’une toute jeune fille, et l’autre passa le début du repas à m’ignorer, jusqu’à ce je lui ordonne de me passer le coimás en ældarin. Comme il restait immobile, choqué, Lathelennil planta sa dague dans le bois de la table, tout près de sa main, faisant sursauter tout le monde.
— Obéis à la Dame, esclave ! rugit-il.
Le désigné s’excusa platement, oreilles basses, et s’empressa de me donner le pain, tout humble et repentant.
À la fin de la soirée, les quatre membres de la garde rapprochée de Lathelennil repartirent dormir dehors, enveloppés dans leurs shynawil, leurs lourdes armes de guerre sur l’épaule. Comme Lathelennil leur emboîtait le pas, Ren l’arrêta.
— Tu peux rester, si tu veux, proposa-t-il, le visage inexpressif.
Lathelennil eut l’air hésitant. Il me regarda, et comme je regardais Ren – un peu interloquée, il est vrai — il accepta.
— D’accord, murmura-t-il. Je te remercie, Silivren.
— C’est normal, répondit ce dernier.
Je m’occupai de mon époux, ce soir-là. Je ne savais pas trop comment procéder : je ne voulais rendre ni l’un ni l’autre jaloux. Mais, à ma grande surprise – et à celle de Lathelennil – Ren résolut l’équation en invitant le dorśari à dormir avec nous. Je me retrouvai donc entre deux ældiens, un peu impressionnée. Ren, que je n’avais pas vu depuis de nombreuses semaines, vint se lover contre moi sans s’occuper de Lathelennil, qui restait figé à côté, les yeux ronds comme des billes, brillant dans le noir comme ceux d’un fauve. Mais, comprenant qu’on jouait à ce jeu-là, il vint vite se joindre à nous. Je notai que mon compagnon – qui s’octroyait la première place – recadrait Lathé d’un coup de queue désinvolte, mais ferme, lorsqu’il faisait quelque chose qui ne lui plaisait pas ou lui semblait trop invasif. Ce dernier reculait alors, les oreilles basses et la tête rentrée dans les épaules. Je compris que cette routine de comportement était non seulement acceptable pour les ældiens, mais qu’elle était normale : ayant réalisé cela, je me détendis. Lorsqu’il eut terminé ce qu’il voulait faire, Ren se coucha à côté de moi et ferma les yeux, un bras sur mon corps : Lathelennil dut se contenter des « restes », si j’ose dire, sans déranger Ren dont il n’osa pas toucher le bras.
Le lendemain, ils réglèrent leurs différents – et leur possible jalousie, si jalousie il y avait entre deux mâles ældiens se partageant une même femelle – au Lugdanaan, un jeu ultari ressemblant aux échecs. Lathelennil prit sa revanche sur Ren en le battant à plate couture. Puis, satisfait, il dit au revoir à sa fille et prit congé, suivi de ses sombres sbires, non sans avoir promis de revenir dans trois mois.
Nous étions à l’aube d’une petite existence tranquille, à l’abri des remous qui déchiraient la galaxie. Pour la première fois de ma vie, je n’avais pas au-dessus de la tête le noir sidéral de l’espace. Le soleil se couchait et se levait à des horaires proches de ceux de mon cycle circadien, et mon teint se hâla. Ren, lui, devint bientôt si clair que sa peau translucide avait juste l’air d’être légèrement bronzée, rappelant cette configuration humaine qu’il faisait avant, ce superbe jeune humain aux yeux verts, aux cheveux argentés et à la peau couleur sable. Je dus le lui raconter, un peu triste de constater qu’il ne s’en rappelait absolument pas.
Avec la mort de Śimrod et Isolda, c’était la seule chose que je regrettais. La perte de ses souvenirs.
Et puis un jour, Lathelennil revint voir sa fille. Les « cousins » aux sombres armures étaient remplacés, cette fois, par trois Sœurs du Rouge qui avaient absolument insisté pour venir. Visiblement, elles étaient infatuées de lui et se disputaient ses faveurs, agissant pour l’instant en tant que « garde d’honneur ».
— Je n’ai jamais rien demandé de tel, grogna-t-il en s’attablant devant la boisson chaude – une infusion de grains de riz grillés que je faisais pousser – que je lui avais servie. Je n’ai pas besoin de garde d’honneur ! Mais ces maudites femelles urdabani insistent.
— Je vais les inviter à boire quelque chose, décidai-je. Il pleut dehors.
Je savais les Sœurs-du-Rouge chichement vêtues. Mais les aléas du temps sont une piqure de moustique, pour des guerrières ældiennes : enveloppées dans leur shynawil, capuches relevées, elles se tenaient immobiles, sous la pluie, appuyée sur leur grande lance à la lame courbée, un fin canon à anti-matière sur le dos. Elles ne montrèrent ni joie ni déception en entendant que je les invitais à entrer dans la maison où était reçu leur seigneur et maître. Abaissant leurs capuches et révélant leurs superbes chevelures teintes en rouge, elles s’inclinèrent et entrèrent prudemment, puis se figèrent en apercevant Lathelennil près de notre foyer en fonte ouvragée. C’est tout juste si elles ne se mirent pas à ramper.
— Je vous en prie, prenez vos aises, mesdames, les invitai-je alors qu’une eyslyn domestique voletait autour d’elles pour leur indiquer une banquette moelleuse, sous une tapisserie représentant deux arbres sous la lune, encadrant un cair voguant sur une mer argentée.
— Le départ vers Tyrn-an-nnagh, commenta une femelle appréciatrice. Très belle œuvre d’art. D’où vient-elle ?
— C’était dans le cair de mon beau-père. Melaryon a voulu qu’on l’ait.
Le sort de Melaryon, parti tout seul pour cette terre mythique dans les méandres de l’espace-temps, me touchait tout particulièrement. Avant d’accomplir son dernier voyage, il avait voulu qu’on vide son habitat de ses fournitures, et c’est ainsi que les affaires de Śimrod – et le peu que possédait Isolda – se trouvaient dans notre maison, désormais.
Les guerrières inclinèrent la tête et se touchèrent le front en se couvrant le visage de leur main d’un même geste, toutes parfaitement synchrones. C’était signe de deuil et de tristesse chez les ældiens : la tragique histoire de Śimrod avait, étrangement, circulé de manière très large dans les Cours, et tout ældien que je croisais s’inclinait ainsi en nous voyant, moi ou Ren.
— Nous avons nommé cette maison Ammen Tyrnannnaghë, leur appris-je. C’est Ar-waën Elaig Silivren qui en a eu l’idée, pour montrer que, partout où il sera, Tyrn-an-nnagh sera.
Notre Tyrn-an-nnagh. J’avais répété les paroles exactes de Ren.
— La sagesse du gardien d’Æriban est vaste comme l’Autremer, fit la guerrière en réponse. Il est vain de chercher Tyrn-an-nnagh. Pour ma part, je pense que c’est une métaphore des temps passés, de ce royaume que nous avons perdu.
Je gardais le silence. N’étant pas ældienne, je n’avais pas vraiment de ressenti là-dessus. Mais j’aimais l’idée de Ren, pleine d’espoir.
Alors que je restais là, songeuse, à communier avec cette ældienne dont j’ignorais encore le nom, mon regard fut attrapé par un cristal vert qui pendait à son cou. Ce cristal, avec sa forme familière – une espèce de bâton de quartz cassé – m’appelait.
— Votre cristal… murmurai-je en le regardant. Est-ce votre pierre-cœur ?
La fière ældienne ricana.
— Absolument pas. C’est une verroterie que j’ai trouvé lors d’une campagne, sur un satellite isolé où se trouvait les ruines d’un temple à Arawn… Je l’ai ramassé dans le graphite, après une bataille contre l’ennemi Marcheur-de-Mort. C’est bien un argonath, mais juste un fragment, sans valeur en fait… Je doute qu’un ædhel l’ait jamais porté : il est bien trop petit pour contenir autre chose que deux ou trois souvenirs. Quelques dizaines de cycles tout au plus… Il vous plait ?
La voix rauque de Lathelennil s’éleva, du coin du foyer où il se réchauffait les os.
— Donne-le-lui. Je le lui offre, en récompense pour son hospitalité.
La guerrière le décrocha de son cou.
— Si tel est votre désir, Seigneur, fit-elle, humble, avant de me le présenter dans ses paumes de main.
Embarrassée de recevoir un tel cadeau, je m’empressai de lui demander ce qu’elle souhaiterait en échange.
— Rien du tout, je veux juste contenter mon Seigneur, répondit-elle en tournant un regard languide vers lui.
– J’insiste, lui dis-je. Demandez-moi tout ce que vous voulez.
L’ældienne me regarda, soudain résolue.
— Autorisez-le à prendre une autre femelle que vous dans son khangg, juste pour une nuit.
Effarée, je découvris la sévérité du serment que Lathelennil s’était voué à lui-même.
— Je l’y autorise, annonçai-je.
Ren valait bien que je prête mon second mâle à une guerrière ældienne : il s’agissait de sa pierre-cœur.
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