Il était une fois, enfin, une fois...
Et quelle belle fois ! Cela faisait des lustres que le royaume n'avait point connu de guerre, de querelle, de conflit sanglant... Chaque habitant s'en réjouissait au plus haut point. Chaque jour, il arrivait que l'on entende, dans le petit village de la vallée - charmante vallée, si je puis me permettre -, une voix surexcitée de lingère, qui, au lieu de chanter avec les oiseaux comme dans ces très chers films Disney qui sortiraient dans des centaines d'années, hurlaient à pleins poumons : « C'est un matin une nouvelle fois des plus resplendissant, où notre clocher tient encore debout, et où les seuls morts ne sont que de vieux croûtons ! ». Bien entendu, ladite lingère finissait souvent dans son lavoir, accidentellement ou non, et cela surtout grâce aux jeunes enfants des couturières et des marchands, qui adoraient la voir dans une aussi mauvaise position, mais au moins elle avait le bec fermé.
Le royaume, donc, était prospère, l'économie tournait au mieux, et le couple royal pouvait s'en réjouir : être porteurs d'un si lourd fardeau qui pourtant pesait le poids d'une plume d'oreiller, c'était franchement d'une pure satisfaction !
Cette reine et ce roi avaient un fils, et dix-neuf filles. C'était bien cela, leur problème, et la reine ne cessait de s'en lamenter : pourquoi diable cela n'aurait-il pas pu être l'inverse ! C'est vrai, quoi, dix-neufs garçons auraient pu engendrer dix-neuf alliances avec dix-neuf autres royaumes, ainsi qu'une ribambelle de petits garçons qui engendreraient à leur tours des alliances et des garçons... Et une seule fille, elle serait la plus belle ! Elle aurait eu droit à la meilleure des éducations - oui, parce que les hommes pouvaient bien mourir stupides, ça, on s'en fichait un peu -, aurait été mariée à un prince charmant très riche et galant, gouvernerait un splendide royaume avec lui, et vivrait heureuse jusqu'à la fin des temps !
Le hasard avait voulut dix-neuf princesses et un seul et unique prince.
Parlons un peu de ces princesses. De la plus âgée - dix-neuf ans - à la plus jeune - dix mois -, elles se nommaient respectivement Marie, Katia, Angeline, Sabine, Estelle, Marie, Rose, Lune, Marie, Gabrielle, Ondine, Marie, Bella, Ophélie, Joana, Marie, Fleur, Marie et Marie. Marie, nom chéri par le roi, avait été donné à sept d'entre elles, comme il avait été donné à sa mère, à la mère de sa mère, à la tante de la mère de sa mère, ainsi qu'à la fille de la tante de la mère de sa mère ou pour faire plus court l'arrière grande-cousine des sept Marie. Pour vous rassurer, la mère de toutes ces jeunes princesses, donc la reine, ne se nommait pas Marie mais Blanche-Neige, ou Blanche pour les intimes, Blanchette pour son mari, Maman Blanche pour ses filles, la Daronne pour son fils, et tout simplement la Reine pour les habitants du royaume.
Et le prince ! Dégoûté de tout l'amour et de toutes les manières que lui accordait son statut si élevé, il pouvait passer des journées entières à jouer à Call of Duty : Warzone sur son ordinateur Mac Pro Gamer en bois ciré des contrées de Hongrie, qui avait coûté une fortune à ses parents, malgré leur richesse indiscutable - mais ça, le prince s'en fichait plus que royalement. Parfois, lorsque la Reine et le Roi étaient en voyage d'affaire dans un autre royaume, ou en vacances dans un autre royaume où l'on ne pouvait faire affaire, et que la Humble, Pauvre et Gentille Nounou (ou HPGN, pour faire plus court) venait garder les vingt monstres dans leur palais, il ne quittait pas sa chambre, ou seulement pour aller chercher un paquet de biscuits dans l'armoire à gâteaux de la cuisine, puis retourner à ses séries sur NetteFrisque.
De plus, l'amour ne l'intéressait guère. Son père lui disait souvent « Pense à prendre une épouse, qui te couvrirait de baisers et d'attentions, qui s'occuperait de ta maison, et qui ferait grimper les chiffres de notre compte en banque ! ». Alors, le prince répondait : « Oh, et ma majorité, je peux attendre ? C'est pas parce que la Daronne et toi vous vous êtes mariés à seize ans que je dois faire pareil, espèce de pédophile ! ». Ainsi, ils se disputaient pendant des heures. Le Roi se fachait tout rouge, tandis que son fils accumulait les kills sur Fortnite, et parvenait à faire des Top1. Ensuite, il le remerciait pour son aide, et le Roi l'envoyait dans sa chambre, bien qu'il y soit déjà - ça vous aurait étonné qu'il l'ait quittée, non ?
Et pourtant, ce grincheux prince très morne et en pleine crise d'ado, du haut de ses quinze ans, sera le héros de ce merveilleux conte.
Tout commença ENFIN dans sa chambre, car un autre lieu de commencement aurait été improbable. Notre héros finissait une partie compliquée de League of Legends quand on toqua à sa porte. Comme d'habitude, le prince répondit par un « Hmmhmoui, j'arrive » alors que c'était faux et que son but était d'énerver ses parents à poirauter devant la porte tandis qu'il enchaînait parties sur parties. Mais la personne à la porte semblait s'impatienter, et ouvrit donc la porte, sans la permission du jeune homme, que cela irrita au plus haut point.
« Non mais ça va pas j'étais en plein jeu tu veux pas attendre que je mette sur pause impatientdemerdetutecroisoùenfaitchezméménonalorspatientebordeldeme...
— Wow, on se calme, fit la voix douce et stéréotypée de sa mère, Blanche-Neige. Je suis juste venue te prévenir que je m'en vais avec ton père dans un royaume voisin, pour discuter commerce et sacs à pommes de terre. La Humble, Pauvre et Gentille Nounou sera là à dix-neuf heures.
— Et il est quelle heure ? marmonna le prince, profondément enfoncé dans son fauteuil rembouré en peau de vison des neiges.
— Seize, fit la Reine avec un autre sourire un peu sur-joué. Si tu oublies de lui dire que j'ai fait de la tarte aux myrtilles, Marie s'en chargera.
— Laquelle ? »
Blanche-Neige s'approcha de lui, et lui caressa les cheveux d'une main aussi pâle que la neige, que le prince repoussa avec dégoût.
« Oh, et j'ai oublié de te dire, la ligne éléctrique de Foin-du-Moulin est en réparations durant trois jours. Les ouvriers vont travailler d'arrache-pied pour nous fournir une meilleure connexion Internet, et je pense qu'on peut espérer la fibre pour le début de l'année prochaine ! Trois jours déconnecté, ça va te faire du bien mon chéri ! »
A ces mots, le prince se leva d'un bond de son siège, les yeux ronds comme des perles luisantes, profondément ancrés dans ceux de sa mère. Celle-ci se contenta d'un nouveau sourire en coin, et disparut dans l'entrebaîllement de la porte.
« Tu peux répéter ?! hurla-t-il en s'enfonçant dans le couloir, ignorant toute la vie que son personnage était en train de perdre sur son jeu encore allumé.
— On part dans cinq minutes ! lança-t-elle pour toute réponse. Amusez-vous bien, mes chéris ! »
Il se lança à ses trousses. Comment ça, plus d'Internet pendant TROIS JOURS ? Impensable, il n'allait pas survivre. Qu'est-ce qu'il leur avait fait pour mériter ça (plein de trucs, en fait, mais de son point de vue rien du tout) ?
Il retrouva sa mère dans l'immense salle à manger aux murs recouverts de dorures, dont le jeune homme avait oublié l'existence depuis le laps de temps où il ne s'y était pas rendu. Il trouva Blanche-Neige en train d'ajuster son large chapeau, puis d'attraper son grand sac à main rempli de ses affaires pour le voyage. Derrière elle se tenaient quatre des dix-neuf soeurs du prince. Il n'en reconnut que deux : l'aînée des aînées, Marie, et Gabrielle, douze ans seulement. Les deux autres étaient plus petites, il leur donnait huit ou sept ans, et étaient, à l'évidence, des jumelles. Lorsqu'il s'approcha d'elles, la première se pinça la nez en piaffant :
« Pouah ! C'est quoi ce mendiant, Maman Blanche ? Il sent le chacal !
— C'est ton frère, ma chérie, répondit sa mère en farfouillant dans son sac.
— J'ai un frère ? s'étrangla la petite. »
Blanche-Neige sortit un porte-monnaie brodé de filaments dorés de sa poche. A sa simple vue, Marie l'aînée des Marie semblait saliver d'impatience.
« Bon, mes trésors, souffla leur mère. Dans ce porte-monnaie, il y a deux cent pièces d'or, et je n'autorise à les utiliser uniquement Marie, Katia, Angeline, Sabine, Estelle, Marie, Rose et le prince, est-ce bien clair ?
— Oui, Maman Blaaaanche, répondirent en coeur les quatre jeunes filles.
— Mmmouaih, grogna l'adolescent, encore coincé dans son histoire de vie sans réseau. On peut sortir jusqu'à quelle heure ?
— Essayez de rentrer avant trois heures du matin, sourit gaiment la Reine. La Humble, Pauvre et Gentille Nounou s'occupera des onze autres filles, et vous aurez la possibilité de vous amuser comme vous voulez au village, d'accord ?
— Oui, Maman Blanche, pépia Marie l'aînée, l'air d'une gentille jeune femme dans sa belle robe rose pâle à froufrous.
— S'tu veux, ronchonna le prince. T'façon y'aura rien d'autre à foutre, alors...
— Prince, surveille ton langage, chéri ! s'insurgea Blanche-Neige.
— Allez, amuse-toi bien, fit Gabrielle, une main sur l'épaule de sa mère, pour mettre fin à la discussion. Nous serons sages comme des images ! »
Visiblement rassurée, Blanche-Neige rejoignit le Roi qui l'attendait aux portes du palais, et salua une dernière fois ses vingt enfants rassemblés en ligne devant l'entrée d'un baiser soufflé avec la paume de la main. Une fois les lourdes portes de bois de Norvège blindé refermée, les jeunes filles se dispersèrent pour ranger la maison avant l'arrivée de la HPGN.
« Prince, viens, allons ranger la cuisine et préparer les ingrédients du repas pour faciliter la tâche à la HPGN ! s'exclama Marie l'aînée, en attrapant son frère par le bras. »
Et merde, songea-t-il.
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