Prologue
15 Août 1079
Lorsque Gauvin émergea enfin de cette forêt où il avait failli se perdre à plusieurs reprises, ce fut pour se retrouver face à une palissade de bois de plus d’une toise de haut. Il s’arrêta pour rajuster la courroie de son psaltérion sur son épaule tout en considérant les options qui s’offraient à lui. Comme il s’en doutait depuis déjà un moment, il s’était bel et bien perdu. Les indications qu’on lui avait données à son départ de Millau s’étaient révélées fausses… ou alors il s’était trompé de direction à l’un des croisements. En tout cas, une chose était sûre, il n’était pas arrivé à Séverac.
Décidé à trouver un refuge avant la nuit, il reprit sa progression sur le chemin qui longeait l’enceinte jusqu’à atteindre les deux portes grandes ouvertes de la palissade. Il s’arrêta sur le seuil et examina attentivement les lieux.
D’après ce qu’il pouvait apercevoir, ce village ne devait pas abriter plus d’une dizaine de masures de serfs. Dans le fond, une imposante bâtisse en planches faisait office d’église face à une petite place ombragée par trois frênes centenaires qui se serraient les coudes en son milieu.
Gauvin ne connaissait pas encore Séverac, mais se doutait bien que ce village n’avait rien de comparable avec la cité dont on lui avait tant vanté les mérites !
Il soupira de dépit et jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule. Il était épuisé et n’avait vraiment pas envie de s’aventurer à nouveau dans cette forêt.
- J’aurais pu tomber plus mal, marmonna-t-il en s’avançant pour franchir le seuil.
Il n’avait pas fait trois pas à l’intérieur de l’enceinte, qu’il fut arrêté dans son élan par une voix puissante :
- Holà, l’étranger ! Et où vas-tu comme ça ?
Surpris par le ton menaçant, Gauvin se tourna d’un bloc et se retrouva face à un géant roux qui devait faire une bonne tête de plus que lui avec une carrure à faire pâlir d’envie un forgeron. L’homme lui barrait toute retraite et attendait sa réponse, ses bras comme des jambons croisés sur sa poitrine.
- Je… on me nomme Gauvin… le… le ménestrel, bégaya le pauvre bougre tout à sa frayeur. Je… je me suis égaré dans la forêt et… et je cherche un asile pour la nuit…
L’expression du géant changea soudain pour se faire ahurie :
- Tu dis… tu dis que tu as traversé la forêt tout seul ? La forêt de Mortecombe ? Et qu’il ne t’est rien arrivé ?
- Euh… oui, c’est bien ça.
- Eh bé, on peut dire que tu es un sacré veinard, toi ! Je n’en connais aucun - à part moi - qui réussisse pareil prodige vu la horde de brigands qui y sévit. Alors comme ça, tu es ménestrel ? Renchérit le géant roux en lorgnant le psaltérion.
Un peu rassuré par l’apparente bonhomie qui se dégageait de l’étrange personnage, Gauvin réussit à se détendre et même à ébaucher un sourire :
- En effet, c’est ce que je suis. Je vais de villes en villages chanter, conter poèmes et fabliaux. Ce matin, j’étais à la cour du Vicomte de Millau et ce soir l’on m’attendait à Séverac pour les fêtes de l’Assomption, mais… j’en suis loin, n’est-ce pas ?
- Ah ça, on peut le dire ! Enfin, pas plus de deux lieues mais tu n’y seras jamais avant la nuit.
Les paroles du géant confirmant son pire doute, Gauvin soupira :
- Et pourriez-vous m’en dire un peu plus sur ce village ? Que je sache au moins où mes pas m’ont conduit.
- Ici c’est Sermelle, se rengorgea le bonhomme avec fierté.
Puis, devant le regard dubitatif du ménestrel, il précisa :
- En fait, Sermelle est à l’extrémité nord-est du plateau du Lévézou. On fait partie du fief du baron Déodat de Séverac. Nous sommes ses serfs.
Le visage de Gauvin se crispa un instant. Il avait entendu parler de cette région située au sud du Massif Central, en plein cœur du Rouergue… et dont les habitants étaient considérés comme d’irréductibles sauvages !
Mais comment avait-il pu s’égarer à ce point ? Quel mauvais esprit l’avait orienté dans cette contrée à l’écart de tout ?
Surprenant le regard vert du géant qui scrutait sa réaction avec curiosité et comme il n’avait pas d’autre choix, il choisit de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Un sourire malicieux étira sa lèvre :
- Bon, eh bien je crois que ce cher baron de Séverac devra se passer de mes services… au profit de ses serfs !
Mis en confiance par le ton malicieux du ménestrel, le géant roux se fendit à son tour d’un grand sourire. L’homme lui plaisait. La profondeur de son regard noir adouci par deux fossettes d’expression quand il souriait, le faisait paraître beaucoup plus jeune qu’il ne devait l’être. Et sa manière de parler, comme les gens de la cour, détonnait avec sa silhouette d’échalas vêtue de tristes oripeaux.
- Alors tant mieux, parce que nous aussi on va faire la fête ce soir.
Devant son regard étonné, le géant se fit un plaisir de lui expliquer :
- Oui, tout le village se prépare pour l’aoûstée qui célèbre la fin des moissons. Et ta venue, eh bé, c’est comme un cadeau du Ciel, non ?
- Euh… oui, grimaça Gauvin peu enthousiaste à l’idée de divertir de simples serfs au lieu de seigneurs qui l’auraient grassement récompensé. Et comment te nommes-tu ? S’enquit-il pour changer de sujet.
- Johan le roux… comme mes cheveux, crut-il bon d’expliquer comme si cela ne tombait pas sous le sens vu la couleur de sa crinière flamboyante. Mais où ai-je la tête, tu dois avoir soif avec cette chaleur. Viens donc te reposer chez moi avant les festivités et puis cette nuit, tu pourras dormir sous mon appentis, je t’y installerai une couche. Suis-moi, je vais te présenter Gertrude, ma femme, et mon fils Gautier.
Le géant lui entoura l’épaule de son énorme bras et l’entraîna vers la masure la plus près de l’entrée du village.
Gauvin était soulagé d’avoir un tel allié à ses côtés : nul doute qu’il serait bien accueilli par les autres villageois, car qui serait assez fou pour oser contrarier ce colosse ?
Sûrement alertée par la grosse voix de Johan, une frêle jeune fille brune avec un enfançon d’environ un an calé sur sa hanche, s’avança à leur rencontre. Arrivée à leur hauteur, elle posa le garçonnet sur le sol où il tint tant bien que mal sur ses petites jambes. Lui aussi avait les cheveux roux et le même regard vert d’eau que Johan.
- Ah, Gertrude, tu tombes bien, je voulais te présenter…
- Et où est le petit bois que je t’avais envoyé chercher ? L’interrompit-elle en mettant les mains sur les hanches. C’est bien beau de discuter avec des inconnus, mais moi j’attends ! Et comment je vais faire chauffer la soupe si je n’ai plus de feu ?
Le géant roux avait lâché Gauvin et subissait la diatribe comme un enfant pris en faute. Le regard médusé du ménestrel allait de l’un à l’autre. Il n’arrivait pas à concevoir qu’une aussi frêle fille put être l’épouse d’un aussi grand et large gaillard.
Comme en réponse à ses pensées, Gertrude le regarda enfin et le toisa avec superbe malgré sa petite taille :
- Oui c’est mon époux, et alors ? Et vous qui êtes-vous d’abord ?
- C’est un ménestrel, s’interposa Johan avant que Gauvin ait le temps de répondre, il s’est perdu dans la forêt et je lui ai dit de rester chez nous pour la nuit. J’ai bien fait, dis ?
Le géant guettait l’approbation de sa femme comme si sa vie en dépendait. Gauvin en aurait ri si l’expression de Gertrude n’avait pas été aussi froide et suspicieuse.
- L’est pas bien bavard pour un ménestrel, lâcha-t-elle enfin après l’avoir détaillé de la tête aux pieds.
- Il revient pourtant de Millau, de la cour du vicomte ! Et il était attendu à Séverac, chez le baron quand même ! Et il a promis de nous divertir ce soir à l’aoûstée, s’exclama le géant avec emphase.
- Et tu as pensé à ce que dira Josselin ? C’est lui qui pousse la chansonnette d’habitude. M’est avis qu’il ne sera pas trop content d’être évincé… par un étranger en plus. Et le chanoine Clotaire qui aime bien tout diriger…
- Ne vous inquiétez pas, intervint Gauvin, je suis si fatigué que j’irai me coucher et vous laisserai ainsi faire la fête entre vous.
- Il n’en est pas question, s’exclama le géant avec passion. Josselin chante comme une crécelle et puis s’ils ne sont pas contents, qu’ils viennent se frotter à moi s’ils l’osent.
- Arrêt de jouer les gros bras, Johan ! Tu sais très bien que tu ne fais pas le poids face à Josselin. Il n’a peut-être pas ta carrure, mais c’est un fourbe. Ne le sous-estime pas.
- Ecoutez, risqua Gauvin avant de se faire interrompre par Gertrude.
- Non, vous écoutez ! Mon époux a eu raison de vous inviter et tant pis pour les mauvaises langues qui trouveront à y redire. Entre nous, il me tarde de voir leurs têtes, ajouta-t-elle en gratifiant Gauvin de son premier sourire.
Puis son regard se posa sur Johan et redevint d’acier :
- Et toi, qu’est ce que tu attends pour aller chercher ce bois ? Que j’y aille moi-même peut-être ? Et vous, dont je ne sais toujours pas le nom, suivez-moi. Vous devez avoir faim et soif. Et puis, vous me raconterez vos aventures, ça me changera des éternelles conversations sur la chasse et les récoltes.
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