Prologue suite 2
15 Août 1080
- Regardez qui je vous ramène !
À l’annonce prononcée avec emphase par le brave Johan alors qu’ils passaient les portes de Sermelle, Gauvin se sentit rougir devant la dizaine de paires d’yeux qui le dévisagèrent avec curiosité. La plupart des villageois étaient réunis sur la place pour organiser la fête de l’aoûstée. Parmi ceux qui le regardaient avec méfiance, il n’eut aucun mal à reconnaître le fameux Josselin à la voix de crécelle aux côtés de Roland, sombre personnage au nez crochu comme un faucon, qui ne le quittait pas d’une semelle, et le chanoine Clotaire qui supervisait d’un œil sévère les préparatifs. Les autres, dont il ne se rappelait pas les noms, hésitaient sur l’attitude à adopter comme s’ils redoutaient quelque vengeance de ces trois sinistres personnages.
- Ça alors ! S’exclama Gertrude en approchant de la charrette. Je ne pensais pas qu’on te reverrait un jour dans les parages. Tu t’es encore perdu ?
Gauvin sauta au bas de la charrette et serra la jeune serve dans ses bras.
- Non, cette fois-ci, ma bonne Gertrude, je ne me suis pas égaré. J’ai croisé la route de Johan alors que je venais vous faire une petite visite. Pas plus tard qu’hier, j’étais à Séverac et avant de repartir pour Toulouse, je me suis dit que je passerais bien revoir mes amis de Sermelle.
Puis, avisant le garçonnet roux qui se cachait derrière sa jupe, il s’accroupit et lui passa la main dans les cheveux pour les ébouriffer :
- Qu’est-ce que tu as changé, Gautier, tu seras bientôt aussi grand que ton père !
- Hum, marmonna Gertrude en le toisant, m’étonnerait que tu sois revenu juste pour nous. Qu’est-ce que tu nous caches ?
Gauvin continua de fixer le bambin d’un air rêveur en repensant au véritable motif de sa visite. Pouvait-il dire à cette femme que derrière son apparente bonne humeur, se cachait un cœur aux abois ? Pouvait-il lui dire que durant toute cette année écoulée, il n’avait cessé de penser à la jeune inconnue chaque jour et chaque nuit jusqu’à en perdre l’appétit ainsi que l’inspiration au grand dam des seigneurs qui avaient loué ses services ? Pouvait-il lui dire qu’il n’avait qu’une idée en tête : retrouver cette fille au sourire étrange et aux yeux envoûtants ? Non, ce n’était pas le moment et puis… ils n’auraient certainement pas compris.
Gauvin se redressa et lui fit son plus beau sourire avant de lui susurrer :
- Les femmes de Sermelle sont trop belles pour qu’on réussisse à les oublier.
- Te moques pas de moi, s’exclama la serve en rougissant. Et puis, je te signale que Johan est juste derrière toi, alors si tu veux pouvoir repartir d’ici sur tes deux jambes, je ne te conseille pas de continuer ton numéro de charme !
- En effet, s’esclaffa Gauvin en se tournant vers le géant roux, il faudrait être fou pour songer un seul instant à te courtiser… même si je n’en pense pas moins, ajouta-t-il en lançant un clin d’œil à l’adresse de Gertrude par-dessus son épaule.
- Allez, bougonna Johan en posant une main puissante sur son épaule, viens donc boire un coup, ça te remettra les idées en place.
Gauvin se laissa entraîner à la suite du couple non sans jeter un dernier coup d’œil alentour avant de pénétrer dans la masure sombre.
La fête de l’aoûstée battait son plein depuis un long moment déjà, mais toujours aucune trace d’elle. Gauvin scrutait désespérément les rondes qui défilaient au son de sa musique, se demandant même s’il la reconnaîtrait après tout ce temps. Son intuition lui disait que oui et le poussait à patienter : elle attendait peut-être le départ de certains personnages comme Josselin qui, avec son horrible voix, aurait fait fuir un troupeau de cerf en rut au moment du brame !
Gauvin attendit donc, de plus en plus fébrile au fur et à mesure que l’aire se vidait de ses danseurs. Au départ de Josselin, le ménestrel enchanta de son timbre magnifique les derniers irréductibles dont Johan et Gertrude, tentant de les retenir encore par ce stratagème. Mais en vain : elle ne vint pas.
Un intense sentiment de tristesse s’empara de son cœur : qu’allait-il faire maintenant ?
Johan dut percevoir sa détresse car il posa une main réconfortante sur son épaule :
- Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu m’as l’air bien triste. Serait-ce une donzelle qui te met dans cet état ?
Gauvin releva vivement la tête et dévisagea le géant. Savait-il quelque chose ?
- Pourquoi dis-tu cela ?
- Hé, j’ai vu juste alors… Allez, ne t’inquiète pas, tu la reverras. En attendant, viens te coucher, il est tard et si tu veux que je te ramène à Séverac demain, il faudra te lever tôt.
Gauvin soupira et eut un sourire attendri :
- Ne m’attendez pas, je vais prendre encore un peu le frais avant de me coucher. Et puis, je dois accorder mon psaltérion.
- Comme tu veux, bâilla le géant, ta couche t’attend dans la remise. À demain !
- Bonne nuit, à demain.
Lorsqu’il se retrouva seul sur la place du village, Gauvin resta un long moment assis sur une vieille souche, les yeux dans le vide. Il ne se sentait pas le courage ni l’envie de reprendre la route sans l’avoir revue au moins une dernière fois.
Il eut soudain conscience d’une présence à ses côtés : sûrement quelque saoulard abruti de vin venant lui faire ses confidences. Aussi, il décida de rester immobile comme s’il n’avait rien remarqué, espérant que l’intrus se lasse de son mutisme et aille voir ailleurs.
- Je savais bien que tu reviendrais, murmura une douce voix qu’il aurait reconnue entre mille. Il ne pouvait en être autrement.
N’en croyant pas ses oreilles, il se tourna lentement et emplit ses yeux de son doux visage. Tant de questions se bousculaient dans sa tête, mais aucun son ne put franchir le seuil de ses lèvres.
Voyant son embarras, elle se leva et lui fit signe de la suivre. Hypnotisé par son sourire charmeur, il se redressa au ralenti et, accroché à ses pas comme si sa vie en dépendait, ils sortirent du village pour s’enfoncer dans la forêt.
Légèrement décontenancé, Gauvin se risqua à lui demander :
- Mais où m’emmenez-vous ?
- Chez moi, lui rétorqua-t-elle gaiement.
Qui, à part les elfes, pouvait bien habiter dans cette forêt ?
Guère rassuré, Gauvin essayait de repérer le chemin, mais plus ils s’enfonçaient dans le sous-bois, plus leur progression était ralentie par un fouillis de ronces enchevêtrées, de buissons d’épineux qui griffaient ses vêtements et son maigre baluchon. Même son psaltérion, sous l’assaut de ces doigts crochus, émettait de temps en temps une note discordante. Il trébuchait souvent et avait du mal à maintenir la cadence dans cette quasi-obscurité atténuée par quelques rayons de lune qui parvenaient à peine à se frayer un passage à travers le feuillage. Par moments, il l’observait avec effarement évoluer avec l’aisance d’une biche, s’arrêtant juste ce qu’il fallait pour ne pas le perdre de vue.
Ils finirent par déboucher dans une clairière où trônait une cabane en bois au toit de chaume. Elle ouvrit la porte et, avant d’entrer, se tourna à demi en posant un doigt sur ses lèvres :
- Chut, murmura-t-elle en lui attrapant la main pour le guider à l’intérieur où il faisait noir comme dans un four.
Planté au centre de la pièce, il sentit qu’elle le débarrassait de ses affaires et bientôt de ses vêtements. Il se laissa faire comme un enfant : il avait perdu ses repères et s’en remettait totalement à elle.
La jeune fille le fit alors s’allonger sur une paillasse où elle ne tarda pas à le rejoindre.
Intimidé, il hésita longuement avant de lui murmurer à l’oreille :
- Je ne sais même pas votre nom.
Elle étouffa un rire et lui souffla :
- Orianne. Et toi ?
- Gauvin. Pourquoi…
- Chut, l’interrompit-elle, je répondrai à tes questions demain. Maintenant, il faut dormir.
Malgré la fatigue qui commençait à l’engourdir, il n’arrivait pas à s’assoupir. Tous ces mystères l’intriguaient et la présence d’Orianne nue à ses côtés le troublait au plus haut point. Une envie irrésistible le tenaillait l’enlacer, mais elle n’avait esquissé aucun geste en ce sens et il n’osait pas faire le premier pas. Cependant, lorsqu’il sentit son souffle régulier sur sa nuque, il se détendit et s’endormit enfin.
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