Chapitre 4
Ce même samedi, après quatre longues journées passées à Millau, Aymeric avait quitté le château du vicomte juste après none. Accompagné d’Arnaud qu’il considérait comme l’un des plus prometteurs soldats de sa garnison, ils avaient d’abord longé la vallée du Tarn sur presque quatre lieues puis avaient continué plein nord, délaissant la rivière aux mille reflets scintillants sous le soleil, pour commencer l’ascension de l’avant causse menant à Séverac. Le chemin serpentait sur presque deux lieues entre d’impressionnantes falaises, hérissées d’une végétation touffue.
Cependant, malgré la quiétude du paysage, le capitaine n’arrivait pas à chasser de son esprit les préoccupations qui le rongeaient. Cette affaire ne lui disait rien qui vaille et prenait une drôle de tournure. Elle traînait tellement en longueur que le baron Déodat l’avait chargé de retourner à Séverac rassurer son épouse. Le chevalier estimait beaucoup sa femme et tenait à ce qu'elle soit informée des moindres détails concernant les affaires aussi bien politiques que domestiques. La baronne était d’une santé fragile, la moindre contrariété pouvait lui être néfaste et son époux ne voulait pas qu’elle s’inquiète de ne pas les voir revenir aussi vite que prévu.
Aymeric se sentait frustré. Il avait l’impression de déserter le champ de bataille et ainsi d’abandonner les siens à leur triste sort. Et même si l’image était quelque peu exagérée - il savait que le baron de Séverac et ses hommes étaient en sécurité à Millau - il ne pouvait s’empêcher de se sentir mal à l’aise de les avoir laissé en terrain étranger. En effet, malgré la cadence soutenue que les deux hommes infligeaient à leurs montures, ils devraient passer la nuit à Séverac. Chevaucher au crépuscule était trop dangereux pour se risquer à repartir pour Millau sitôt la mauvaise nouvelle annoncée à Dame Joanne.
Au détour du sentier, les deux cavaliers sortirent enfin du couvert des arbres et aperçurent le château de Séverac. La lumière déclinante du soleil éclaboussait de son aura mordorée la silhouette imposante qui se découpait dans l’azur du ciel.
Le capitaine ne se rappelait pas l’avoir déjà vu sous cet aspect éblouissant de pureté et en resta un instant le souffle coupé. Il n’était pas très bavard, n’estimant pas nécessaire de se répandre en discours aussi inutiles que futiles. Pourtant, devant ce paysage enchanteur, il fit ralentir sa monture et s’exclama avec admiration :
- Regarde !
Habitué à ces chevauchées silencieuses, Arnaud sursauta et porta la main à son épée. Pour que son capitaine l’apostrophe ainsi, il devait y avoir du danger. Aussi, il pressa son cheval jusqu’à se placer à ses côtés et le regarda d’un air interrogateur.
- Là, précisa le capitaine en pointant son doigt en direction du château de Séverac.
Surpris par la mine réjouie qu’affichait son supérieur, Arnaud écarquilla les yeux et chercha l’objet de son attention. Lorsqu’il comprit qu’Aymeric lui désignait le donjon, il réprima un haussement d’épaule désabusé et esquissa un sourire de convenance. Décidément, cet homme n’avait pas fini de le surprendre et surtout, comme en ce moment, de le décevoir. Comment un valeureux guerrier pouvait-il s’émerveiller de la sorte devant un spectacle aussi commun et désuet ?
À cet instant, Aymeric croisa le regard froid et ennuyé de son soldat et comprit que c’était bien la dernière personne capable d’apprécier un tel panorama. Arnaud était un soldat prometteur mais d’une froideur et d’une cruauté sans égale. Il l’avait déjà vu étriper des hommes sur les champs de bataille, les blessant à mort pour que leur agonie soit longue et surtout douloureuse. Il réprouvait ces méthodes et en avait maintes fois fait part au soldat qui se contentait de lui répondre : « à la guerre, point de pitié ».
Contrarié de s’être laissé aller à ce moment de faiblesse devant lui, Aymeric talonna sa monture et reprit un rythme soutenu.
Et lorsque le martèlement des sabots de leurs chevaux résonna sur la passerelle de bois qui permettait d’accéder à Séverac, Aymeric soupira, content malgré tout d’être de retour. Il était surtout soulagé de s'éloigner des griffes de Gerberge qui l'avait accaparé toute la nuit. De manière fort agréable, certes, mais il s’était mis dans une situation très embarrassante vis à vis du vicomte. Il estimait cet homme et s'en voulait d'avoir cédé si facilement à ces pulsions charnelles.
Au petit matin, lorsqu’il l’avait quittée, Gerberge lui avait fait promettre de revenir le lendemain soir. Fort heureusement, le messager du vicomte était arrivé à point nommé avec sa réponse consternante : Roger de La Canourgue acceptait l’invitation, mais pas avant d’avoir réglé certaines affaires urgentes en son château.
Le fait qu’il ne mentionne pas de jour précis avait plongé Déodat de Séverac dans le plus grand désarroi. Lui avait succédé un accès de fureur mémorable pendant lequel le baron l’avait tiré d’embarras en l’envoyant à Séverac, fournissant ainsi à Aymeric le meilleur des alibis vis-à-vis de Gerberge.
Soudain, le capitaine étouffa un juron. Devant eux, une énorme charrette de foin bloquait la rue principale de Séverac, ne laissant à quiconque la moindre possibilité de passer. Dépité par ce contretemps, Aymeric essaya de maîtriser la colère qu’il sentait monter en lui. Il se tourna à demi vers Arnaud et l’interrogea du regard comme si celui-ci détenait une réponse. Le soldat haussa ses sourcils d’un air dubitatif et regarda derrière lui tout en sachant très bien qu’aucune autre issue ne s’offrait à eux. Ils se trouvaient près de l’entrée sud, mais à part ressortir de la ville, faire un sacré détour pour emprunter la porte nord, ils n’avaient d’autre solution que d’attendre. Avec un peu de chance, la voie se dégagerait rapidement.
Aymeric pesta et lança quelques jurons au pauvre hère qui tentait tant bien que mal de faire bouger son chargement. Comme pour les narguer, la prochaine bifurcation qui aurait pu les sortir de ce guêpier se trouvait juste devant la charrette. Pour se donner une contenance devant la dizaine de badauds qui observaient la scène avec curiosité, Aymeric se redressa et regarda le donjon qui les surplombait, étincelant dans la lumière dorée de cette fin de journée. Malgré lui, un sourire se dessina sur son visage : le ridicule de la situation lui apparaissait dans toute sa splendeur. Dire qu’ils avaient chevauché sur plus de sept lieues à une cadence soutenue sans la moindre anicroche et voilà qu’ils étaient bloqués à peine quelques toises avant leur destination.
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