Chapitre 6
Lorsque Marie poussa les portes des cuisines, Alis, surprise par la chaleur étouffante qui régnait dans la grande pièce, marqua un temps d’arrêt avant de pénétrer plus avant dans cet antre digne de l’enfer.
Sur sa gauche, une grande cheminée où d’énormes pièces de rôtisserie finissaient de cuire, occupait tout un pan de mur. Une table imposante était partagée en deux et trônait au centre de la salle. Côté gauche, étaient dressés les différents plats destinés à la cour. Des cuisiniers affairés couraient en tous sens, qui touillant une sauce, qui houspillant un marmiton incapable de faire tourner correctement la broche et qui découpant avec dextérité une poule faisane rôtie à point. La moitié droite de la table était occupée par une quinzaine de personnes, mélange de domestiques et de soldats, pérorant à tout va et s’empiffrant après une journée de dur labeur.
Un bourdonnement monotone, ponctué de temps à autre par des éclats de rires, emplissait la pièce. On se serait cru dans une ruche. L’impression en était renforcée par la présence de Berthe attablée à l’extrémité du banc. Alis ne voyait que son large dos, mais telle la reine mère, elle semblait veiller sur ses abeilles ouvrières.
Soudain, à son grand désarroi, Marie lâcha sa main et s’élança vers la tablée. Elle chuchota à l’oreille de Berthe à grands renforts de gestes tout en jetant de brefs coups d’œil dans sa direction. Que pouvait-elle lui raconter ? Avait-elle assisté à son entretien avec Dame Joanne ? À son malaise ? Sa silhouette de souris devait lui permettre de se faufiler et de se cacher n’importe où, ce n’était pas les recoins qui manquaient dans cette énorme bâtisse.
Mal à l’aise, Alis se sentit comme une intruse dans cet univers si différent du sien.
Que faisait-elle ici ? Elle n’aurait jamais dû accepter l’invitation de Marie. Malheureusement, il était trop tard pour faire demi-tour.
Gênée, Alis resta plantée gauchement sur le pas de la porte, ne sachant que faire au milieu de cet incessant va-et-vient. Abasourdi par cet étalage indécent de nourriture, son esprit tournait à toute vitesse. Elle ne se souvenait pas d’avoir vu plus d’une dizaine de personnes attablées autour de la baronne. Comment pouvait-ils ingurgiter autant de mets différents et en un seul repas ? Tous les plats qu’elle voyait défiler devant ses yeux auraient suffi à nourrir son village pendant des semaines !
La grosse voix de Berthe la tira de ses sombres réflexions :
- Approche ma belle, viens t’installer à mes côtés. Mon dieu que tu es pâlotte, comme tu dois avoir faim ! Viens manger et quand tu auras repris des couleurs, tu nous raconteras tout.
Son intervention, aussi aimable fut-elle, eut le regrettable effet de faire taire toute conversation. Se sentant rougir comme une pivoine, Alis essaya d’occulter les regards curieux de l’assemblée et s’avança rapidement jusqu’à la matrone qui la couvait d’un oeil bienveillant. Elle n’avait pas l’habitude d’être ainsi dévisagée par autant de paires d’yeux et eut la désagréable impression de se retrouver aussi vulnérable que ce pauvre ours sur la place du marché. Heureusement, elle fut tirée d’embarras par la vague de panique qui secoua le banc lorsque Berthe se colla contre sa voisine de droite. Celle-ci, se retrouvant submergée par l’énorme masse, se mit à pousser de toutes ses forces la personne suivante et ainsi de suite jusqu’à parvenir à libérer assez d’espace pour deux personnes normalement constituées.
Alis se faufila derrière le banc et s’assit du bout des fesses à son extrémité.
- Approche-toi, je ne vais pas te manger ! Ici c’est mon domaine, tu ne risques rien.
Tout en pérorant, Berthe essuya ses doigts boudinés sur la nappe blanche qui débordait de chaque côté de la table et poussa son écuelle devant la jeune serve.
- Holà Pierre, apporte ta soupe par ici et verse lui une bonne portion ! Je suis sûre qu’elle n’a pas mangé à sa faim depuis plusieurs jours, regarde comme elle est maigre.
Sa voix autoritaire couvrait le bruit des autres conversations, accentuant le malaise d’Alis qui aurait préféré se trouver à des lieues de là. D’ailleurs, elle osa à peine regarder le visage luisant de transpiration de Pierre le cuisinier, grand gaillard costaud comme un bœuf, lorsqu’il remplit son écuelle à ras bord de soupe aux choux. Berthe lui coupa ensuite deux belles tranches de pain frais et ramena vers elle une terrine de pâté déjà bien entamée. Gênée par tant de prévenance, Alis murmura :
- Je n’arriverai jamais à avaler tout ça.
- Mais si, mais si. Il faut te remplumer si tu ne veux pas tomber à nouveau malade.
Ainsi elle savait. Se sentant à nouveau rougir, Alis plongea le nez dans son écuelle et commença à manger.
- C’est ça, ma petite, régale-toi et après je te présenterai tout ce petit monde.
Piquée au vif en se rendant compte de son manque de savoir vivre, Alis s’interrompit et releva la tête. Sa fierté l’emportant sur sa timidité, elle planta son regard sauvage dans celui de Berthe et lui suggéra :
- Non, vous avez raison, commençons d’abord par les présentations : rien de tel pour se mettre en appétit que de savoir avec qui l’on partage une aussi bonne table.
- Voilà qui est bien parlé, approuva la matrone.
Berthe tapa sur la table pour avoir un peu de silence et, toute fière du rôle qui lui était imparti, elle lança à la cantonade :
- Je vous présente Alis, du village de Sermelle sur le Lévézou. Je l’ai rencontrée ce matin sur le sentier de Séverac et cette jeune personne m’a aidée à me sortir de la triste situation dans laquelle je me trouvais et dont je tairai les détails. Mais à vos sourires, je vois que certaines langues ont déjà lâché le morceau, s’exclama Berthe en fronçant les sourcils avec exagération. Aussi pour la remercier de sa gentillesse, continua-t-elle en retrouvant son sérieux, je l’ai invitée à se joindre à nous pour lui permettre de se remettre de ses émotions après avoir subie la méchante humeur de Dame Joanne.
Elle se tourna alors vers Alis avec une mimique désolée :
- J’avais oublié de te préciser que notre baronne pouvait parfois se montrer très désagréable surtout avec les plaignants. Elle ne supporte pas les « geignements du peuple » comme elle dit. Mais à part ça, elle est juste et bonne avec nous et personne n’a jamais eu à s’en plaindre. N’est-ce pas vous autres ?
Des grognements ainsi que des hochements de tête affirmatifs lui répondirent.
- Bon, trêve de discours, continua-t-elle en lui nommant toute la tablée.
Mais Alis, déboussolée par tous ces visages qui la regardaient, ne retint pas la moitié des noms. Ils étaient trop nombreux. Marie et Thérèse, qu’elle connaissait déjà lui sourirent, les autres ébauchèrent juste un hochement de tête en guise de bienvenue. Elle fut surprise et décontenancée par la présence d’Arnaud qui l’ignora purement et simplement. Au moins cela avait le mérite d’être clair : elle ne pourrait pas compter sur lui en cas de problème.
Quand Berthe eut fini, elle lui désigna son écuelle d’un air de reproche :
- Maintenant mange, sinon ça va être froid.
La serve, dont le ventre s’était mis à gargouiller affreusement, continua son dîner avec enthousiasme. La soupe était délicieuse, de bons morceaux de viande de mouton en rehaussaient le goût. Elle en attrapa un du bout des doigts et commença à y mordre dedans avec délectation lorsqu’une réflexion lancée à mi-voix par la jeune femme aux yeux châtaigne assise en face d’elle, la cloua sur place.
- Jamais je n’aurais cru devoir partager un jour mon repas avec une serve.
Le ton était ostensiblement dédaigneux. Alis releva la tête et reposa son morceau de viande tout en dévisageant la servante d’un regard si noir que la pupille et l’iris ne formaient qu’un. Sentant la tension monter, Berthe posa une main réconfortante sur son bras tout en lançant d’une voix ironique où perçait cependant une pointe de menace :
- Chère Bénédicte, oublierais-tu de quel milieu tu viens ? D’après mes sources, tu n’es pas la fille cachée du seigneur de Séverac, ou alors tellement bien cachée que personne même pas lui n’est dans la confidence ! De plus, non seulement tu partages ton repas avec une serve comme tu dis, mais tu risques aussi de partager ta couche avec elle.
Écarlate, Bénédicte haussa les épaules et saisit le gobelet de vin devant elle pour ravaler la remarque acide qui lui brûlait la langue.
- Alors, ma belle, c’était bon ?
Surprise par la question de Berthe, Alis sursauta. Elle secoua la tête en souriant et soupira d’aise. Il faut dire qu’elle avait avalé sa soupe d’un trait ! Même si elle n’avait pas obtenu de réponse pour son père, son angoisse était retombée d’un cran et son corps réclamait son dû après ces quelques jours de privation. Son assurance était revenue avec son ventre rempli et elle étala un bon morceau de pâté sur la tranche de pain qu’il lui restait. L’autre avait été engloutie pour ramasser les restes de soupe au fond de son écuelle.
Alis commençait à retrouver des couleurs et à se détendre dans cette ambiance bon enfant. Elle était surtout étonnée de voir avec quelle aisance, quelle fermeté mais aussi avec quelle gentillesse, Berthe régnait sur son petit monde. Tous avaient l’air de la respecter, de l’apprécier et en même temps de la craindre. Elle se fit même la réflexion qu’il ne devait pas être désagréable de travailler sous ses ordres.
Alis s’apprêtait à mordre avec appétit dans sa tartine débordante de pâté lorsqu’elle sentit un certain flottement parmi les convives en face d’elle. La plupart souriaient avec bienveillance en regardant les portes des cuisines derrière elle.
La serve surprit alors la transformation de Bénédicte. Depuis l’intervention de Berthe, la jeune fille s’était renfrognée et adoptait une mine boudeuse qui ne rendait pas grâce à ses traits pourtant non dépourvus de charme. Et voilà que soudain, son visage s’était illuminé d’un sourire éblouissant de gaieté. Alis avait déjà vu cette expression béate récemment. Mais où ?
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