Chapitre 10
- Je m’étais pourtant jurée de ne jamais remettre les pieds dans cette ville de malheur, maugréa Berthe en soupirant.
- Je vous avais bien dit de ne pas venir, il fait une chaleur de tous les diables. J’aurais pu me débrouiller, la gronda gentiment Alis.
- Quand nous serons devant la prison, tu verras pourquoi je ne tenais pas à ce que tu t’y aventures seule.
- Marie aurait pu m’accompagner et…
- Marie ne fait pas le poids, crois-moi, l’interrompit Berthe d’un ton tranchant qui coupa court à la conversation.
Alis haussa discrètement les épaules et réprima un sourire devant la comparaison cocasse. C’est sûr, à côté d’elle, Marie était loin de faire le poids !
Le soleil à son apogée, les accompagnait avec insistance pendant qu’elles descendaient la route sinueuse et escarpée qui menait à Séverac. Arrivée au premier lacet, Alis changea son panier de bras. Avant de partir, Berthe l’avait lourdement lesté de diverses provisions, moitié pour son père, moitié pour le frère de Pierre.
La présence de la matrone à ses côtés la rassurait et l’agaçait en même temps. D’un côté, Alis était contente de pouvoir compter sur sa présence amicale pour la soutenir ; d’un autre côté, sa corpulence ralentissait leur cadence et à ce rythme-là, elles arriveraient à la tombée de la nuit. Depuis le début de la matinée, la serve rongeait son frein avec impatience. Elle n’arrêtait pas de se demander avec inquiétude dans quel état elle allait trouver son père après quinze jours de cachot.
D’un revers de main nerveux, Alis s’essuya le front. Avec cette chaleur, elle commençait à avoir la bouche sèche. Dire que cela faisait une semaine qu’elle avait emprunté ce sentier piétonnier pour la première fois. Ce jour-là elle n’aurait jamais osé imaginer vivre seulement le quart de ce qu’elle avait vécu depuis son arrivée au donjon.
Cela lui rappela l’angoisse dans laquelle elle se trouvait à l’idée d’affronter le baron de Séverac et voilà que ce jour d’hui, elle ressentait la même appréhension alors qu’elle allait juste voir son père. Et si c’était la dernière fois ?
Tout en avançant d’un pas décidé, Alis secoua la tête avec colère. Rien n’était encore arrêté et tant qu’il subsistait un espoir, elle lutterait. Il serait toujours temps de s’apitoyer sur son sort le moment venu.
- Hé, attends-moi, ma grande, tu marches trop vite !
Alis se retourna en étouffant un soupir excédé. Mais à la vue de la pauvre Berthe rouge comme un coquelicot, elle eut un sourire de commisération. Elle se morigéna et retourna sur ses pas pour lui donner le bras. Elle n’avait pas le droit de traiter Berthe avec autant de légèreté. Sans sa gentillesse, elle n’en serait pas là.
Lorsqu’elles atteignirent les ombres bienfaisantes des premières maisons à colombages, elles poussèrent un soupir de soulagement. Elles firent une halte à la fontaine romane pour se rafraîchir - on aurait dit que Berthe allait exploser tant elle était rouge ! - et atteignirent enfin la prison située à l’autre bout de la ville, derrière la place du marché. Séverac était calme à cette heure la plus chaude de la journée et ne résonnait pas de tous ces cris et disputes. Seule l’odeur tenace de pourriture, encore plus insupportable avec cette chaleur qui faisait tout périr, rendait l’atmosphère écoeurante et irrespirable.
Devant la porte bardée de fer de l’imposante bâtisse en pierre grise, avec en guise d’ouvertures de simples meurtrières munies d’un barreau central, Berthe l’arrêta et lui recommanda d’un ton sans réplique :
- Maintenant, tu restes derrière moi et tu me laisses faire, c’est compris ?
Le ventre noué d’angoisse, Alis hocha la tête en signe d’assentiment et laissa passer la matrone avant de la suivre avec appréhension. Traversant un couloir sombre et humide, elles allèrent jusqu’à la salle de garde. Un homme se leva en les apercevant et vint au-devant d’elles. Il ressemblait trait pour trait à son frère Pierre, le cuisinier.
- C’est vous qui venez voir le ménestrel ? S’enquit-il en regardant Alis avec un regard concupiscent par-dessus l’épaule de la matrone.
Prenant son rôle de chaperon au sérieux, Berthe s’interposa et lui répondit sèchement :
- Oui, c’est bien nous.
- Et avec quoi comptez-vous payer votre visite ? Ajouta-t-il en fixant la serve avec insistance.
- Nous avons apporté des provisions pour toi et ta famille : une grosse miche de pain frais, du lard, des œufs, une terrine de pâté dont tu me diras des nouvelles et j’ai même ajouté un bon pichet de vin sur les conseils de ton frère, lui répondit la matrone farfouillant dans le panier et lui tendant au fur et à mesure les articles cités.
- C’est tout ce que vous me proposez ? Je risque ma place à vous faire entrer, vous pourriez être plus généreuses. Par contre, si la donzelle se montrait conciliante…
- Ce n’est pas la peine de loucher sur elle, l’interrompit la matrone d’un ton cassant.
Berthe se rapprocha alors du bonhomme et lui murmura quelque chose à l’oreille.
Alis n’entendit pas ce qu’elle lui dit. À peine crut-elle discerner le nom du capitaine Aymeric mais, ne voyant pas ce qu’il venait faire dans cette histoire, elle n’y prêta guère attention. Cependant, vu la grimace de dépit qu’afficha le visage du garde, Alis ne douta pas que Berthe avait su se montrer persuasive.
- En revanche, continua l’énorme matrone à haute voix et avec un sourire espiègle, si tu veux, je peux me montrer complaisante, moi.
Le gardien esquissa un mouvement de recul accompagné d’une grimace de dégoût :
- Ça va, ça va. Pas la peine d’en faire toute une histoire.
Sans plus mot dire, il tourna le dos pour attraper un trousseau de clés sur la table et les invita à le suivre d’un geste las. Ils traversèrent un couloir lugubre où régnait un silence de mort juste ponctué par le tintement de l’énorme trousseau de clés qui pendait à la ceinture du geôlier. Il s’arrêta devant une porte munie d’une grille et y colla son visage rougeaud. D’une voix caverneuse, rendue encore plus lugubre par l’écho que les murs de pierres se renvoyèrent, il appela :
- Hé, le ménestrel, de la visite pour toi !
Puis il s’effaça pour laisser la place devant le judas.
Alis s’avança avec précaution. Tout d’abord elle ne distingua rien. Puis, ses yeux s’accoutumant à l’obscurité de la cellule, elle aperçut une forme se lever et s’approcher lentement, les pieds entravés d’une lourde chaîne. La pièce était petite avec de la paille sur le sol et un seau dans le fond en guise de latrines. Elle constata qu’ils étaient trois dans ce minuscule réduit et en frémit d’horreur. Par la grille de visite, s’échappait une odeur pestilentielle : mélange d’excréments, de sueur et d’autre chose indéfinissable.
Un visage vint s’encadrer dans l’ouverture et elle reconnut avec peine son père dans cet homme au visage émacié et aux yeux enfoncés dans leurs orbites.
Quand Gauvin la découvrit, son regard sombre s’emplit de larmes :
- C’est bien toi mon Alis ?
Elle passa ses doigts à travers la grille et lui effleura la joue mangée par une barbe plus que naissante. D’une voix étranglée par l’émotion, elle lui répondit :
- Oui papa, c’est bien moi… mais qu’est ce qu’ils t’ont fait ?
- Ce n’est rien, ne t’inquiète pas. Mais et toi, pourquoi es-tu ici ?
- Je t’avais promis que je t’aiderai. Je suis là pour voir le baron dès son retour de Millau. Je lui expliquerai tout. Il n’a aucune raison de te retenir plus longtemps ici, s’emporta Alis qui s’était pourtant juré de rester calme.
Puis s’apercevant du regard insistant avec lequel Gauvin dévisageait Berthe restée en retrait, elle tenta d’expliquer.
- C’est Berthe, la lavandière du château. Je travaille pour elle. Elle a trouvé ce moyen pour que je reste à Séverac en attendant le retour du baron et c’est aussi grâce à elle que je suis ici.
Gauvin s’approcha autant que la grille le lui permettait et lui chuchota à l’oreille :
- Ne reste pas dans ce repaire de vautours. Va retrouver ta mère, elle a besoin de toi. De toute façon, le baron n’en a rien à faire de nous et ce n’est pas une simple serve qui le fera changer d’avis. Je t’en supplie, Alis, pour une fois écoute-moi et rentre au village.
- Je n’ai pas fait tout ça pour repartir sans avoir vu le baron ! Dès que j’aurai sa réponse - et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’elle nous soit favorable - je rentrerai, mais pas avant, reprit-elle d’un air buté.
Les larmes qu’Alis avait difficilement retenues, coulaient sur ses joues de pêche sans qu’elle pense à les essuyer.
- Promets-moi au moins de retourner à Sermelle après ton entrevue. Je serai plus tranquille de te savoir auprès de ta mère.
- Ne te fais pas de souci, Berthe veille sur moi. D’ailleurs, grâce à elle, nous t’avons apporté des victuailles, ajouta-t-elle avec un sourire forcé pour changer de sujet.
Le gardien s’interposa au moment où elle commençait à sortir les provisions du panier.
- Hé là ! Pas question de donner quoi que ce soit au prisonnier sans que je l’ai d’abord examiné. Confiez-moi tout ça en sortant. Et puis, ça suffit maintenant, la visite a assez duré, il faut partir.
Alis envoya à Gauvin un baiser du bout des doigts et murmura d’une voix étranglée :
- À bientôt papa. Tu nous manques tant…
- Embrasse ta mère et tes frères pour moi. Dis-leur que je ne pouvais agir autrement. Il fallait qu’ils sachent que l’on existe, que nous ne sommes pas du bétail. Je regrette juste que cela soit au prix de ne plus vous revoir. Adieu ma petite fille, mon Alis...
Le regard que le père et la fille échangèrent à ce moment-là valait toutes les paroles qu’ils auraient pu ajouter.
Restée en retrait, Berthe ne put s’empêcher d’écraser une larme devant ce spectacle. Elle s’était prise d’affection pour Alis qui était travailleuse, discrète et d’une grande serviabilité et aurait aimé pouvoir l’aider plus.
Le geôlier les précédant, elles s’éloignèrent lentement, le cœur lourd. La serve se retourna une dernière fois avant de quitter le couloir et surprit le regard fiévreux de son père qui la suivait. Parvenues à la salle de garde, elles laissèrent les victuailles destinées à Gauvin. En son for intérieur, Berthe se doutait bien qu’elles ne lui parviendraient jamais, mais ne dit rien pour ne pas peiner Alis. Elles remercièrent le frère de Pierre et, accablées, sortirent avec soulagement de cet endroit lugubre et malsain.
Après la pénombre qui régnait à l’intérieur, elles furent agressées par la lumière vive du soleil. Avisant un banc en pierre, Alis s’y assit pesamment et toute la tension qu’elle avait accumulée se déversa en un flot de larmes ininterrompues.
Les bras ballants, Berthe ne savait que faire pour la consoler. Elle se glissa sur le banc à côté d’elle, lui enlaça les épaules et laissa libre cours à ce chagrin si communicatif.
L’entendant renifler, Alis tourna la tête et ne put s’empêcher de sourire à travers ses larmes en pensant au spectacle affligeant qu’elles devaient offrir.
- Allons, ma bonne Berthe, il est temps de nous ressaisir, réussit-elle à murmurer entre deux derniers sanglots.
Joignant le geste à la parole, Alis s’essuya les yeux en se levant et lui tendit la main.
- Tu as raison, ma belle, inutile de gaspiller nos larmes. Il ne nous reste plus qu’à prier pour que Dieu, dans son extrême bonté, fasse preuve de clémence.
- Ce sera surtout au baron de faire preuve d’indulgence, grommela Alis que les bondieuseries agaçaient au plus haut point.
Choquée par cette réplique, Berthe lui lança un coup d’œil étonné puis haussa les épaules d’un air désabusé.
- Allez, rentrons maintenant, ou notre absence risque de se faire remarquer.
Alis hocha la tête et ramassa le panier vide qui gisait à ses pieds. Avec un pauvre sourire, elle tendit son bras à Berthe qui l’accepta sans se faire prier. S’adaptant à la démarche pesante de la matrone, elles remontèrent la rue principale.
Perdue dans ses pensées, Alis n’arrêtait pas d’entendre résonner à ses oreilles les dernières phrases de son père.
- Non, pensait-elle obstinément, ce n’est pas un adieu, je ferai tout pour que ça n’en soit pas un !
Alors qu’elles croisaient une rue adjacente, une enseigne attira son regard. Les yeux luisants de convoitise, Alis tira sur le bras de la matrone :
- Regardez, l’apothicaire est là !
- Je vois bien et alors, rétorqua Berthe d’un air las en continuant sa route.
- Il a toujours de nouvelles herbes et racines aux pouvoirs miraculeux. Allons voir, ça fait si longtemps que je n’y suis pas allée.
Puis, devant la mine contrariée de la matrone, elle ajouta d’un air suppliant :
- S’il vous plait, je vous promets que ça ne nous retardera pas de trop.
Berthe regarda avec ennui l’enseigne à peine visible à l’autre bout de la ruelle puis jeta un coup d’oeil à la lente course du soleil encore haut dans le ciel d’azur. Vu que la visite aux geôles avait été assez brève, elle pouvait bien accorder ce plaisir à Alis.
- Allez, allons-y, soupira-t-elle en s’engageant dans la ruelle. Mais après, plus question de musarder !
- C’est promis, ma bonne Berthe, vous n’aurez pas à le regretter.
Évitant de justesse un tas d’immondices qui encombrait une bonne partie de la ruelle, Alis la suivit en tâtant la sacoche de peau dans les replis de son bliaud. Elle emportait toujours avec elle le minimum nécessaire pour soigner plaies et bosses. Et Dieu sait qu’elle s’en servait souvent : les gens étaient d’une telle maladresse que le baume et les herbes qu’elle transportait n’avaient jamais le temps de dépérir. D’ailleurs, pas plus tard que ce matin, elle avait dû soigner Pierre qui s’était fait une sacrée entaille en voulant trucider un canard. Alis sourit en repensant à la scène : le volatile s’était dégagé de la poigne de son bourreau, échappant de justesse au coutelas qui, en ripant, s’était fiché dans la main d’un Pierre rouge de colère. De rage autant que de souffrance, il s’était levé brutalement et avait balancé son couteau à travers la pièce. Heureusement pour les personnes présentes, l’arme avait eu la bonne idée d’aller se ficher dans le canard et ainsi arrêter son envol affolé au milieu des cuisines.
En fait, Alis espérait pouvoir échanger son baume tout frais du matin contre quelques racines ou herbes rares. L’apothicaire connaissait bien Orianne et surtout les onguents et décoctions aux vertus miraculeuses qu’elle lui cédait contre sa marchandise. Et même s’il n’arrivait pas à percer les secrets de la guérisseuse qui refusait de lui révéler la moindre recette, le marché était rentable : l’apothicaire les revendait à prix d’or et sa mère asseyait ainsi sa réputation.
- Qu’est-ce qu’une donzelle comme toi peut bien trouver d’intéressant chez un apothicaire ? Bougonna Berthe en soupirant. J’aurais cent fois mieux préféré aller faire un tour du côté des tisserands pour admirer leurs étoffes.
Alis sourit sans répondre. Comment expliquer à la matrone toute l’importance que tenait son savoir dans sa vie et sa soif d’en apprendre toujours plus.
Perdue dans ses pensées, la jeune fille ne s’était pas aperçue que Berthe s’était arrêtée au milieu de la ruelle. Aussi, parvenant à sa hauteur, elle heurta sa masse imposante.
- Oh, pardon, murmura-t-elle en relevant la tête.
Après s’être assurée d’un rapide coup d’œil que la matrone n’avait rien, Alis regarda autour d’elle et chercha la cause de cet arrêt si près de leur destination.
En ce milieu de journée, les rues n’étaient plus aussi désertes qu’à leur arrivée et commençaient à s’emplir d’une foule hétéroclite composée d’enfants courant en tous sens, de marchands ambulants vantant à tue-tête les bienfaits de leurs produits et de passants vaquant à leurs diverses occupations. Aussi, saoulée par ce tumulte, Alis ne vit pas tout de suite l’attroupement qui s’était formé devant la porte de l’apothicaire. Alors qu’elle contournait Berthe pour continuer son chemin, celle-ci lui attrapa le bras :
- Rentrons, Alis. Nous irons une autre fois. Je ne sais pas ce qui se trame ici, mais je n’ai aucune envie d’y être mêlée.
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