Chapitre 12 suite 1
Alis s’étonna elle-même de sa réaction. Cette situation aurait dû la réjouir, mais au lieu de cela, elle ressentait une étrange déception mêlée à une colère sourde. Aussi, elle dut faire appel à tout son savoir vivre pour ne pas s’en prendre à Berthe lorsque celle-ci partit d’un grand éclat de rire en répétant :
- Son père ? Oh là là, mais personne ne t’avait rien dit ? Ah là là, ma belle, si tu savais. Je comprends mieux maintenant pourquoi tu es en colère !
- Je ne suis pas en colère ! Martela Alis en haussant le ton. Et puis, je n’ai pas besoin que l’on m’explique ce qui saute aux yeux !
Désarçonnée par l’attitude de Berthe qui riait de plus belle, s’essuyant ses yeux larmoyants avec un coin de son tablier, Alis arrêta sa diatribe et la dévisagea avec curiosité. Pourquoi se moquait-elle ainsi ? Qu’avait-elle dit de si cocasse ?
Alis n’eut pas le temps de s’interroger davantage. À son grand désarroi, elle vit s’approcher bras dessus, bras dessous, Aymeric et Catherine tout sourire. Elle aurait bien battu en retraite mais, coincée entre Agnès qui hurlait toujours et une Berthe hilare, elle n’eut d’autre choix que de les attendre. Pour se donner bonne figure, elle grimaça un semblant de sourire et accrocha le regard de Catherine pour se retenir de dévisager le capitaine. Il n’arborait plus ce rictus narquois qui lui déformait la bouche, mais un sourire serein et enjôleur. Ses traits s’en trouvaient étonnamment radoucis et ses yeux bleus brillaient d’un éclat nouveau qu’elle ne lui avait jamais vu. Du coin de l’œil, Alis le vit se rapprocher de Berthe et la serrer dans ses bras en s’exclamant :
- Eh bien, ma bonne Berthe, je suis heureux de voir que tu te portes à merveille. Fais-nous partager ta bonne humeur et dis-nous ce qui te met en si grande joie !
- Oh, si tu savais, parvint-elle à articuler entre deux soubresauts de son énorme poitrine.
Berthe s’essuya encore les yeux et essaya de retrouver son sérieux, mais à peine avait-elle regardé Alis qui la fixait avec incrédulité, qu’une autre quinte de rire la secoua.
Heureusement, un vagissement puissant sortit des bras d’Alis et détourna l’attention générale. Agnès, qui s’était presque calmée, recommençait à s’agiter de plus belle.
- Donne-la moi, je vais m’en occuper, la rassura Catherine en récupérant son bébé. Tu as vu comme elle est belle, ma petite Agnès, ajouta-t-elle à l’adresse d’Aymeric qui contemplait la fillette d’un air attendri.
- Elle est magnifique, comme sa mère, répondit-il en caressant la joue du nourrisson.
Gênée, Alis commençait à s’éloigner afin de les laisser à leurs retrouvailles, lorsque Catherine la retint par le bras :
- Attends, ne pars pas, je voulais te présenter Aymeric… mon cousin.
Puis se tournant vers celui-ci elle ajouta :
- Aymeric, voici Alis, qui est devenue ma meilleure amie et marraine de ma petite Agnès. C’est elle qui m’a aidée à la mettre au monde et c’est grâce à son savoir-faire et à ses bons soins que nous sommes en vie toutes les deux.
Le regard effaré d’Alis allait de l’un à l’autre en passant par Berthe qui poussait toujours ses hennissements bruyants. Voilà donc pourquoi la matrone se moquait d’elle ! Mais aussi, comment aurait-elle pu deviner que cet homme, qu’elle considérait comme son pire ennemi était le cousin de la si douce Catherine ?
Serait-il possible qu’elle se soit trompée sur ses intentions ?
Les questions se bousculaient dans sa tête, la laissant désorientée et sans voix.
Profitant de l’effet de surprise, le capitaine saisit la main d’Alis, toujours pétrifiée par la nouvelle, et y déposa délicatement un baiser. Puis, sans la lâcher, il lui murmura :
- Je ne pourrai jamais assez vous remercier d’avoir sauvé ma cousine et vous en serai éternellement redevable. J’y tiens plus qu’à ma propre vie. Elle est la seule famille qu’il me reste et le fait de savoir qu’elle a failli mourir alors que je me trouvais à des lieues me glace le sang.
Se sentant fondre sous la caresse de son regard bleu turquoise, Alis bégaya pitoyablement :
- Je, euh… je n’ai fait que, euh… mon devoir.
- Je voulais aussi me faire pardonner ma maladresse, l’autre soir et vous prie d’accepter toutes mes excuses afin que nous soyons amis malgré tout, ajouta-t-il sans lâcher son regard.
Alis n’en croyait pas ses oreilles. Etait-ce bien le même homme qui avait si froidement arrêté son père ? De toute façon, elle ne pouvait repousser ses excuses sans se montrer grossière et risquer de chagriner Catherine qui les dévisageait avec attention.
S’avisant qu’il n’avait toujours pas lâché sa main, elle la retira lentement, comme à regret, et reprenant un peu d’assurance, elle répondit d’une petite voix :
- J’accepte vos excuses, capitaine et vous présente les miennes pour m’être montrée aussi désagréable envers vous.
- Eh, je ne savais pas que vous vous connaissiez tous les deux, les coupa la jeune maman amusée.
C’était bien la première fois qu’elle voyait son cousin se montrer aussi humble et surtout aussi troublé devant une donzelle. Il était comme hypnotisé, envoûté par le regard sombre d’Alis qui le dévisageait en rosissant sous le hâle doré de ses joues.
- Hé, les tourtereaux, désolée de devoir jouer les rabat-joie mais nous avons un festin à préparer ! Allez, allez, mes belles, dites au revoir à notre joli cœur et retournons à nos tâches, les interrompit la matrone.
- Berthe a raison, il ne nous reste plus beaucoup de temps avant le banquet, renchérit Catherine en entraînant Alis, l’arrachant à l’emprise qu’exerçait le regard envoûtant d’Aymeric. À ce soir beau cousin, lui sourit-elle malicieusement.
- Mais avec grand plaisir, belle cousine… et belle Alis, ajouta-t-il après un instant d’hésitation en s’inclinant cérémonieusement, retrouvant ainsi son sourire espiègle.
- Et moi alors, on m’oublie ? S’exclama Berthe d’un air faussement outré.
Aymeric éclata de rire et enlaça la matrone, lui faisant faire un petit tour faute de pouvoir la soulever.
- Mais toi aussi, ma « belle » Berthe, rétorqua-t-il en appuyant délibérément sur le mot, j’aurai grand plaisir à ta compagnie ! Ça tombe tellement sous le sens que je ne me sentais pas tenu de le rajouter.
- Je préfère, sourit-elle en rosissant de plaisir. Après tout, tu me dois bien ça, ajouta-t-elle d’un air entendu en désignant Alis du menton.
Aymeric lui fit un clin d’œil complice avant de tourner les talons en direction de la garnison.
Ignorant tout de leur arrangement à son sujet, Alis ne saisit pas le sous-entendu et regarda le capitaine s’éloigner d’un pas décidé. Il dut sentir le poids de son regard sur ses épaules car il se retourna et lui fit un sourire qu’elle n’était pas prête d’oublier.
Les jambes en coton, elle rejoignit les deux femmes qui s’étaient avancées vers le petit donjon. Quand elle les rattrapa, Alis sortit enfin de l’étrange torpeur qui s’était emparée de ses sens et se tourna vers Catherine avec reproche :
- Tu aurais pu me dire qu’il était ton cousin !
- Tu ne me l’avais pas demandé, s’exclama Catherine en haussant les épaules.
- Mais l’autre jour, insista Alis, lorsqu’il est venu manger aux cuisines, vous ne vous êtes même pas adressés un regard !
- Je te rappelle que j’étais couchée, je ne l’ai pas vu ce soir-là. Et puis quelques jours avant son départ, nous nous étions disputés, mais heureusement nos chamailleries ne durent jamais très longtemps. Pourquoi me poses-tu toutes ces questions ?
- Parce que j’aurais pu commettre une énorme bévue.
Se mêlant de la conversation, Berthe confia avec malice :
- Elle croyait qu’il était le père d’Agnès.
Au lieu d’apprécier la plaisanterie, Catherine, le visage soudain fermé, se tourna vers ses deux compagnes et leur rétorqua avec aigreur :
- Je ne veux plus entendre parler de cette histoire. Mettez-vous ça dans le crâne : Agnès n’a pas de père : qu’on se le dise et qu’on arrête de me casser les oreilles !
Alors qu’elles atteignaient l’escalier de bois menant à la salle, Catherine les devança et s’éloigna à grandes enjambées rageuses sous le regard décontenancé de ses compagnes.
- Mais pourquoi se fâche-t-elle ? Je ne lui ai rien reproché, s’inquiéta Alis.
- Ce n’est pas de ta faute, mais c’est justement pour ça qu’elle s’était disputée avec Aymeric. Il ne comprends pas pourquoi elle ne lui dit pas le nom du rustre qui l’a engrossée. En fait, je crois qu’il se ferait un grand plaisir de l’envoyer ad patres. De toute façon, c’est tout ce que ce goujat mérite !
Alis la regarda avec stupeur, choquée par son ton catégorique.
- Mais peut-être lui reviendra-t-il ! Et puis, il y a de fortes chances qu’il se trouve en ces murs, non ?
- Ah ça, s’exclama avec colère la matrone les mains sur les hanches, c’est sûrement vrai. Catherine n’est pas du genre à folâtrer à Séverac. Seulement quand je repense à l’état dans lequel je l’ai trouvée le jour où elle a su qu’elle attendait Agnès, je peux te dire que si cette brute avait été dans les parages, je l’aurais étranglé de mes propres mains.
- Je ne comprends pas…
La matrone essuya une larme d’un revers de main et sa voix s’étrangla d’émotion :
- Comment pourrais-tu comprendre qu’un homme roue de coups jusqu’au sang sa compagne dans le sordide espoir de lui faire perdre son bébé ? Comme si elle n’avait pas déjà assez souffert quand elle n’était qu’une enfant !
Alis s’arrêta au milieu de la grande salle et regarda la matrone en fronçant les sourcils. Sentant qu’elle en avait trop dit, Berthe l’entraîna par le bras en marmonnant :
- Oublie tout ça, je n’aurais pas dû t’en parler. Un jour peut-être, te racontera-t-elle son histoire, mais pour l’instant je te demande de faire comme si tu ne savais rien. Catherine serait trop furieuse de savoir que j’ai trahi son secret. Et puis ce soir c’est fête, alors pas question de remuer toutes ces vieilles rancoeurs, s’exclama-t-elle en retrouvant un semblant de sourire. Pense que, pour la première fois de ta vie, tu vas festoyer aux côtés du baron et de sa cour !
En disant cela, Berthe désigna la table destinée au personnel qui avait été ajoutée dans la grande salle. Moins ornée que celle du baron de Séverac, elle en était juste séparée de trois bons pas ce qui permettrait à tout le monde de profiter de l’ambiance festive.
Alis en frissonna mi-d’excitation, mi-d’appréhension. Elle préférait l’atmosphère plus conviviale et décontractée des cuisines, mais d’un autre côté, elle pourrait mieux étudier la famille seigneuriale au grand complet et ainsi évaluer ses chances de réussite. Il ne fallait pas qu’elle perde de vue l’objet de sa présence en ces lieux : elle n’était pas ici pour s’amuser et, quoiqu’il lui en coûte maintenant qu’elle commençait à apprécier les gens qui l’avaient prise sous leur aile, il lui faudrait bien songer à retourner dans son village… et de préférence accompagnée de son père.
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