Chapitre 1 suite 2
Le convoi avait disparu depuis un long moment lorsque les deux femmes sortirent enfin de leur torpeur. Orianne prit Landry dans ses bras et rentra dans la cabane d’un pas lent et résigné.
Après avoir essuyé ses larmes d’un geste rageur autant que désespéré, Alis entoura les épaules de Jacquin et l’entraîna avec elle à l’intérieur. Il ressemblait beaucoup à sa sœur, mais était plus posé et moins impétueux qu’elle.
Contrastant avec la lumière éblouissante dispensée à profusion par le soleil, l’intérieur de la masure, n’ayant d’autre ouverture que la porte, était si sombre qu’il fallait un temps d’adaptation avant d’en distinguer le contenu. Une longue table faite de deux larges planches posées sur des tréteaux et flanquée de deux bancs partageait l’unique pièce en son milieu. La partie gauche, jonchée de paille souillée, témoignait de la présence de quelques poules et brebis constituant le maigre cheptel de la famille. Dans l’angle opposé, étaient repoussées deux paillasses non loin de l’âtre central où sommeillaient des braises rougeoyantes. Un coffre en bois contenant les affaires de la famille et des étagères encombrées d’innombrables fioles et pots de toutes sortes et de toutes tailles, composaient le reste du mobilier.
Accablés de chagrin, Alis et Jacquin s’installèrent sur un banc pendant qu’Orianne et Landry prenaient place sur celui d’en face.
Ils n’osaient pas se regarder. Leurs yeux emplis de détresse étaient fixés sur le plateau de la table comme si la réponse à leurs angoisses était gravée dans le bois brut. On entendait juste les reniflements de Jacquin qui essayait désespérément de ne pas pleurer et les gémissements du petit Landry. Il ne comprenait pas pourquoi ces hommes lui avaient enlevé son père et Orianne le prit sur ses genoux pour le calmer.
Soudain, Alis tapa du poing sur la table et fit sursauter la petite assemblée.
- Il faut faire quelque chose, on ne peut pas rester comme ça ! J’irai au château demander au bailli un délai pour payer le reste de la taxe. Ce n’est pas si grave après tout.
- S’il n’y avait que ça, rétorqua Orianne amèrement. Le bailli ne pourra rien pour toi. Il n’a aucun pouvoir dans ce genre d’affaire. Il n’y a que le baron de Séverac. Mais, il ne t’écoutera jamais après ce que ton père a osé lui faire. Gauvin pouvait bien se douter que ses ballades arriveraient à ses oreilles. Ce cher chanoine a dû se faire une joie d’aller les lui colporter. Je lui avais pourtant dit de faire attention.
Les évènements de cet hiver avaient fait ressurgir en Gauvin un sentiment de révolte et d’injustice. Au début du printemps, il avait ressorti son psaltérion enterré au fond du coffre et s’était mis à composer des ballades assassines sur le chanoine Clotaire qu’il tenait pour responsable de son malheur. Puis, il avait étendu ses récriminations contre la famille seigneuriale coupable de les épuiser à la tâche et de leur laisser à peine de quoi vivre pour passer l’hiver. Il subissait son sort sans rien dire depuis trop longtemps si bien que toutes les rancoeurs accumulées par une vie de dur labeur, d’injustices et de privations, étaient ressurgies à travers ses chansons.
- Ce n’est quand même pas pour quelques paroles malheureuses qu’ils l’ont emmené ! Ce n’est pas possible, s’exclama Alis incrédule.
Orianne soupira avec agacement :
- Tu as encore beaucoup de choses à apprendre, ma fille. Tu as entendu ce qu’il a dit : trahison. Que peut-on faire contre une telle sentence ?
Alis regarda sa mère. Elle ne l’avait jamais vue aussi défaitiste. Aussi, pour ne pas céder à la vague de panique qui menaçait de l’engloutir, elle riposta violemment :
- Il est hors de question de le laisser mourir oublié au fond d’un cachot sordide pour une histoire aussi stupide ! Il faut que j’y aille, je n’aurai pas l’esprit en paix tant que je n’aurai pas tout tenté pour le sortir de là.
-Tu n’es qu’une fille de serf, tu n’as aucun droit et encore moins celui de te plaindre. De plus, tu ne connais rien des usages de la cour et tu es trop jeune pour t'aventurer là-bas seule. C’est à moi d’aller voir le baron.
- Non, tu dois rester avec les garçons. Que deviendraient-ils sans toi ?
- Tu t’en occuperas aussi bien que moi. Ton fichu caractère risque de nous attirer des ennuis. Tu es complètement folle d’avoir provoqué ce capitaine, il aurait pu te tuer.
Au souvenir de cette scène, Alis se frotta machinalement les bras à l’endroit ou les doigts du capitaine s’étaient incrustés dans sa chair, laissant leur marque rouge comme pour mieux lui rappeler sa défaite et son humiliation.
- J’y suis peut-être allée un peu fort… ce sinistre personnage était d’une telle arrogance ! Mais ne t’inquiète pas, face au baron, je saurai me montrer humble.
Malgré elle, Orianne émit un ricanement amer et rétorqua avec ironie :
- Toi, humble ? Je suis sûre que même la baronne est plus humble que toi. Il faut que tu apprennes à te taire ou un jour, ça te jouera de mauvais tours.
Voyant qu’elle n’aurait pas gain de cause, Alis changea de tactique :
- Et s’il prenait au baron l’envie de t’emprisonner toi aussi, qu’est-ce qu’on deviendrait ? Il nous chasserait tout simplement de ses terres et les redistribuerait au plus méritant. Le travail accompli pendant toutes ces années n’aurait servi à rien et nous serions condamnés à la mendicité. Tu sais comment l’on traite les mendiants dans ces contrées.
Orianne frissonna. Les paroles de sa fille avaient fait leur effet, mais elle se refusait encore d’admettre qu’elle avait échoué.
- Je refuse de risquer la vie d’un de mes enfants. Il n’est pas question que tu ailles te jeter dans la gueule du loup pour sauver ton père. Tant pis pour lui, il n’aurait jamais dû nous mettre dans une telle situation.
Alis la foudroya du regard et s’exclama ulcérée :
- Comment peux-tu dire de telles horreurs ? C’est notre père… ton époux et nous devons tout faire pour lui… comme lui l’aurait fait pour nous !
Les larmes aux yeux, Orianne détourna la tête sans répondre.
Devant la mine défaite de sa mère, Alis se radoucit :
- Je sais bien que tu veux nous protéger, mais on ne peut pas baisser les bras sans essayer. Et puis, sans lui nous sommes perdus : Jacquin est trop jeune pour que le baron lui confie la tenure et nous… nous ne sommes que des femmes…
Sa voix se brisa et la laissa muette devant l’ampleur du désastre qui s’annonçait.
Jacquin, qui suivait leur duel avec intérêt, fit alors entendre sa voix douce et posée :
- Alis a raison, mère. On ne peut pas rester ici sans rien faire, laissons-la essayer.
Interdite par l’intervention inattendue de son fils, Orianne les regarda à tour de rôle sans répondre. Désemparée devant leurs yeux suppliants, elle finit par soupirer :
- Qu’il en soit donc ainsi… Mais il est hors de question que tu y ailles seule. C’est trop dangereux. Je demanderai à Johan le roux de t’emmener avec lui sur sa charrette lorsqu’il ira au marché samedi prochain.
- Mais c’est dans cinq jours, c’est beaucoup trop long !
- Peut-être, mais on n’a pas le choix. En attendant, va ramasser les orties que tu as fait tomber et tu me rejoindras au chevet d’Aline dès que tu auras fini de préparer ta décoction, décida Orianne qui avait retrouvé son sang froid. On a assez perdu de temps.
Alis suivit sa mère à l’extérieur et la regarda partir d’un air songeur, impressionnée par son courage et sa détermination malgré ce coup du sort qui s’abattait sur leurs têtes. Comment faisait-elle pour ne rien laisser transparaître de la souffrance qu’elle devait ressentir ?
Alis détourna les yeux pour ne pas se remettre à pleurer et regarda les orties éparpillées sur le sol comme après une bourrasque. Si elle ne faisait rien pour son père, c’est exactement ce qui leur arriverait : leur vie serait balayée comme un vulgaire fétu de paille.
Elle n’avait peut-être pas le même sens inné que sa mère pour prédire l’avenir, mais Alis sut alors qu’elle avait pris la bonne décision… même si elle pressentait que sa visite au château de Séverac allait changer définitivement le cours leur existence.
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