Chapitre 2 suite 2
Le lendemain, le soleil n’avait pas encore atteint son zénith lorsque la troupe conduite par le capitaine Aymeric, Déodat et son fils Gui de Séverac, arriva enfin aux confins de Millau. Ils étaient parvenus en bordure du causse Rouge, à l’est du plateau du Lévézou, et avaient une vue plongeante sur la vallée qui abritait la ville.
- Chaque fois que je vois ce paysage, je me dis que je n’aimerais pas habiter dans ce trou entouré de ces trois causses imposants, marmonna Déodat à l’attention d’Aymeric posté à sa gauche. On dirait qu’ils sont sur le point d’écraser la ville sous leur masse !
Durant tout le trajet, le baron n’avait guère décroché plus de deux ou trois mots, aussi le capitaine fut surpris de le voir enfin sortir de son mutisme. Il examina à son tour le panorama qui s’étendait à ses pieds avant de répondre :
- Pourtant Millau est une ville prospère, beaucoup plus grande que Séverac.
- Moi je dirais plutôt que ces causses ont l’air de géants bienveillants qui gardent jalousement la population hors de portée d’invasions barbares.
Le baron et Aymeric se tournèrent dans un bel ensemble pour regarder Gui avec effarement : c’était bien son genre de faire des comparaisons poétiques !
- En tout cas, lança le capitaine pour prévenir toute remarque acerbe de Déodat vis à vis de son fils, je serai toujours impressionné par les capacités de défense de la ville.
- Ah ça, c’est sûr, renchérit Déodat en oubliant de répondre à Gui, Gilbert n’a pas lésiné : ses remparts ne doivent pas être loin de faire dans les trente pieds de hauteur ! Et le fossé romain qui l’entoure, avec ses dix toises de largeur et ses deux de profondeur, rend toute approche difficile pour ne pas dire impossible.
- Oui, ajouta Aymeric, vu qu’il est formé d’un côté par la muraille et de l’autre par le talus, les assaillants ne peuvent essayer ni la mine, ni la sape, ni l’escalade pas plus qu’utiliser des engins de siège contre le rempart.
Réunis par une même passion pour tout ce qui concernait les techniques de défense, le baron et le capitaine chevauchaient en tête dans le sentier qui serpentait à flanc de colline pour rattraper la route de la vallée. Ils avaient complètement occulté l’intervention de Gui qui les écoutait d’une oreille distraite en les suivant à distance.
- Gilbert m’a expliqué que Millau est favorisée par la facilité d’inonder les larges fossés qui l’entourent. Non seulement ils recueillent les eaux du voisinage, mais ils peuvent recevoir l’eau de la source de Bézobies par l’aqueduc qui côtoie la ville. C’est ce qui nous manque à Séverac, mais construire un tel ouvrage sur un terrain aussi accidenté me coûterait une fortune !
Tout en discourant, Déodat complétait ses explications à grands renforts de gestes.
- Il paraît qu’aux premières alarmes, les terrains des environs sont submergés. Et comme les lieux fortifiés se trouvent sur des hauteurs, un pareil avantage est plus que précieux.
Lorsqu’ils parvinrent sur la route qui rejoignait les faubourgs de Millau, ils interrompirent leur conversation pour se frayer un passage à travers une foule hétéroclite allant du gros chariot conduit pas des bœufs, aux manants de toutes sortes. Avant d’atteindre la porte de Rodez - une des sept portes de la ville -, ils bifurquèrent en direction du donjon. Celui-ci était contigu avec la ceinture extérieure des remparts, mais compris dans l’intérieur de la ville avec laquelle il n’avait aucune communication et dont il était séparé par des murailles sur tout son pourtour. L’entrée avait lieu par une porte extérieure à laquelle on accédait par un pont jeté sur le fossé.
Ayant reconnu leur blason de loin, le guetteur leur avait déjà ouvert les portes et les cavaliers n’eurent pas à attendre avant de pénétrer dans la basse-cour du donjon.
Laissant ses hommes s’occuper des montures, Aymeric emboîta le pas au baron et à son fils pendant qu’ils suivaient le bailli du vicomte jusqu’à la grande salle.
À leur arrivée, le vicomte de Millau, de Gévaudan et en partie de Carlat, se leva de son siège avec un grand sourire et se dirigea vers son vassal pour lui donner l’accolade.
- Ce cher Déodat ! C’est toujours un très grand bonheur de recevoir ta visite.
Gilbert de Millau devait avoir le même âge que le baron. Il ressemblait à un lutin malicieux de par sa petite taille, son visage mangé par une barbe taillée telle un buis et son crâne dégarni, délimité par une barrière de cheveux frisottants.
À ses côtés, la vicomtesse Gerberge, héritière du comté d’Arles et de Provence, offrait un contraste saisissant avec son époux. Elle était d’une beauté à couper le souffle malgré sa trentaine d’année. Nul n’était besoin de la voir se lever de son siège pour constater qu’elle dépassait le vicomte d’une bonne tête. Son bliaud émeraude garni de passementerie était si bien ajusté qu’il moulait délicieusement sa superbe poitrine et laissait deviner une silhouette svelte et élancée.
À leurs pieds, Douce, leur fillette d’à peine cinq ans, s’amusait à martyriser un chiot au pelage noir. Lorsqu’elle aperçut ces visages inconnus, elle lâcha la queue de l’animal, comme prise en faute, et ses yeux s’écarquillèrent de curiosité.
- Et comment va dame Joanne ? Et ta fille ? Ermessinde, c’est bien ça ? Tu aurais pu les emmener… et te faire annoncer, pépiait le vicomte avec exubérance. Je t’aurais reçu plus dignement !
Légèrement en retrait, Aymeric assistait avec intérêt à ces retrouvailles. Il sentait le baron désireux d’en venir au fait le plus rapidement possible alors que Gilbert éludait avec ruse ses tentatives. Celui-ci avait compris que Déodat ne s’était pas déplacé pour le plaisir et pressentait quelque mauvaise nouvelle qu’il n’était pas pressé d’entendre.
S’amusant de l’exubérance du petit homme qui tournait autour de ses deux hôtes comme une abeille autour d’un pot de miel, Aymeric laissa son regard parcourir le tour de la salle où une immense cheminée occupait la majeure partie du mur sur sa droite.
Composé d’une grande table qu’une armée de serviteurs dressait sur des tréteaux, de quelques bancs recouverts de velours vert et de deux gros coffres repoussés dans les angles opposés de la salle, le mobilier était simple et sobre contrastant avec le rang du personnage. Cependant, ce qui surprit le plus le capitaine, fut le nombre impressionnant de trophées ornant les murs. Par curiosité, il s’amusa à dénombrer toutes ces hures, sangliers, chevreuils, biches, cerfs et autres petits mammifères comme les martres, les renards et les belettes qui fixaient sinistrement la scène de leurs regards morts et s’arrêta avec stupeur au chiffre quarante. Gilbert de Millau devait être un sacré féru de chasse !
Malgré lui, ses yeux bleus revinrent se poser avec intérêt sur la vicomtesse Gerberge : son air hautain tentait de masquer le tempérament de feu qui couvait au fond de son regard d’ébène et qu’une étincelle aurait suffi à ranimer. Comme pour confirmer ses pensées, Aymeric surprit, l’espace d’un battement de cil, son regard brûlant sur lui. Aussitôt, il se sentit dénudé et jaugé comme un vulgaire étalon. Pourtant, cela fut si bref, qu’il se demanda s’il n’avait pas rêvé.
Gêné, il détourna la tête et reporta son attention sur les deux hommes dont la conversation avait changé. Le ton badin et futile avait cédé la place à une discussion âpre et déterminée. Aymeric n’avait pas entendu le début, mais la dernière phrase lancée d’une voix forte par le vicomte, le cloua sur place.
- J’entends votre requête, mon cher Déodat, mais sachez que dans un souci d’équité, je ne peux me prononcer sans avoir écouté les explications de Roger de La Canourgue.
- Mais… balbutia le baron abasourdi.
- Je ne veux plus rien entendre au sujet de cette affaire tant que Roger ne sera pas là, le coupa Gilbert d’un ton sec. J’enverrai un messager à La Canourgue dès demain pour le mander de venir ici. En attendant, vous êtes mes hôtes. Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes pas vus que je serai très heureux de passer ces quelques jours en votre compagnie, s’exclama-t-il après avoir retrouvé son sourire de lutin.
Déodat de Séverac n’eut d’autre choix que de s’incliner. Mais dès qu’il fut hors de portée des oreilles du vicomte Gilbert, il entra dans une telle rage que ni son fils ni Aymeric ne se risquèrent de l’approcher jusqu’à ce qu’il se calme.
Les deux jours suivants s’écoulèrent dans une relative quiétude. Le baron et son fils étaient logés au même étage que le vicomte et sa famille avec tous les honneurs dus à leur rang : la ville avait fait porter de l’hospice et de quelques voisins aisés, les objets de literie nécessaire à leur confort. Quant au capitaine et ses hommes, ils étaient hébergés juste au-dessus, au troisième étage du donjon qui tenait lieu de garnison.
En attendant le retour du messager envoyé à La Canourgue, Déodat passait de longs moments en compagnie de Gilbert dans des parties de dés acharnées au grand dam du vicomte qui aurait préféré partir à la chasse. Gui avait amené sa harpe et régalait les dames de la cour de sa voix mélodieuse tandis qu’Aymeric comparait ses techniques de combat avec celles du capitaine de la garnison.
Dès l’aube du vendredi, sur l’insistance de Gilbert qui ne tenait plus en place, la cour du vicomte, ses invités et quelques soldats, partirent chasser au faucon sur le causse Noir, réputé comme le plus giboyeux de par son immense forêt de pins sylvestres.
Tel un Sphinx, il dominait la vallée de toute sa masse et vu d’en bas, son plateau semblait inaccessible. D’ailleurs, comme pour confirmer cette impression, son ascension se révéla des plus périlleuse. Montant de manière abrupte, le sentier mal tracé affola certains chevaux. Leurs sabots glissaient sur la multitude de petits cailloux qui roulaient sous leurs pas hésitants. Seuls les ânes qui portaient le ravitaillement s’en sortirent sans montrer la moindre frayeur.
Finalement, après plus de peur que de mal, la troupe atteignit le plateau du causse. L’impression de domination de la vallée était bien réelle et d’ici, Millau avait l’air perdue et vulnérable au milieu de cet immense écrin de verdure et de roches apparentes.
- Ne vous inquiétez pas, les rassura le vicomte en riant alors qu’ils regardaient avec angoisse le chemin du retour. Pour rentrer, nous prendrons la « vraie » route. Ça c’était juste le raccourci pour atteindre le plateau au plus vite !
Quand le concert de protestations se calma, deux groupes s’organisèrent. Le baron de Séverac, le vicomte et quelques hommes d’un côté ; la vicomtesse, les dames de la cour, Gui et Aymeric d’un autre. Chaque assemblée, accompagnée d’un maître fauconnier, s’aventura dans des directions différentes pour éviter que les deux oiseaux ne s’interceptent et ne se disputent leur proie.
Après s’être enfoncé au plus profond de la forêt, le fauconnier du groupe où se trouvait Aymeric, se jucha au sommet d’un tertre stratégique. D’un geste précis, il ôta son capuchon au superbe faucon posé sur son poing. L’oiseau tourna la tête en tous sens en clignant ses petits yeux éblouis. L’homme et l’animal semblaient unis par un lien secret car après une furtive caresse et un signe mystérieux, il s’éleva majestueusement dans les airs à la recherche de quelques lapins, lièvres ou grands oiseaux.
Les rabatteurs avaient du mal à maîtriser les chiens excités à l’idée du carnage qui s’annonçait. Sur leurs montures lancées au trot, les cavaliers suivaient le volatile dans le ciel limpide. Tout à coup, l’oiseau s’immobilisa et fonça sur sa proie, déclenchant les aboiements hystériques de la meute. Grâce à leur sixième sens, les chiens s’élancèrent dans la direction qu’avait prise le faucon et achevèrent le gibier en évitant de blesser le volatile. Après un bref laps de temps, l’oiseau de proie s’envola à nouveau pendant qu’un des chiens ramenait un superbe lièvre dans sa gueule sous les acclamations des chasseurs réjouis.
Ils continuèrent ainsi jusqu’à ce que le soleil dépasse son zénith, puis la vicomtesse Gerberge donna le signal de la pause : ces dames commençaient à fatiguer et à se lasser du spectacle. Le groupe s’installa alors dans une clairière ensoleillée tapissée d’aiguilles de pins qui embaumaient l’atmosphère de leur odeur entêtante pendant que les serviteurs chargés du ravitaillement distribuaient une fameuse collation. Les chasseurs s’étaient découverts un appétit féroce et tout fut englouti avec une rapidité surprenante.
Assis avec ses hommes en retrait de ces dames et de Gui, Aymeric finissait de manger lorsqu’il vit avec surprise la vicomtesse se lever avec grâce et venir dans sa direction.
- Capitaine, avant de repartir, pourriez-vous regarder ma monture ? J’ai l’impression que ma jument boite, l’aborda-t-elle avec morgue en le fixant de son regard sombre.
Surprenant les regards béats d’admiration de ses soldats, Aymeric se leva. Tout en s’époussetant, il lui emboîta le pas en murmurant comme pour lui-même :
- J’étais derrière vous et je n’ai rien remarqué de particulier.
Ils contournèrent un immense rocher qui les masquait à la vue des autres convives et derrière lequel étaient attachés les chevaux.
- C’était juste avant la pause. Je l’ai sentie trébucher sur une racine et après il m’a semblé qu’elle avait du mal à reprendre sa course, répliqua Gerberge d’un ton glacial.
La vicomtesse sur ses talons, Aymeric se baissa et examina les pattes de l’animal. Enfin il se releva et lui rétorqua d’un air narquois :
- Votre jument est en pleine forme, dame Gerberge, prête à repartir de plus belle !
- Je sais, lui répondit-elle tranquillement en s’adossant au gros rocher. Il fallait bien que je trouve un prétexte pour vous aborder.
Stupéfait, Aymeric la regarda fixement. Pour la première fois depuis son arrivée, il la voyait sourire avec espièglerie, découvrant une rangée de dents aussi fines et blanches que des perles de nacre. Déstabilisé par son attitude, il murmura d’une voix étranglée :
- Mais… que puis-je faire pour vous ?
Réprimant un gloussement devant sa mine effarée, Gerberge se décolla du rocher et s’avança jusqu’à le toucher :
- D’après vous ? Susurra-t-elle de sa belle voix grave.
Aymeric ouvrit la bouche pour lui répondre mais elle fut plus rapide, lui imposant le silence en lui mettant un doigt devant les lèvres.
- Chut, ne dites rien. Venez me rejoindre à vigiles dans ma chambre, je vous attendrai.
Comme pour sceller leur accord, la vicomtesse se haussa sur la pointe des pieds et déposa un baiser sur sa bouche avant de tourner les talons.
Eberlué, Aymeric mit quelques instants avant de réaliser ce qu’il lui arrivait. Mille questions se bousculaient dans sa tête. Etait-ce un piège pour le compromettre aux yeux du vicomte ? Fallait-il donner suite à ce rendez-vous et si non, que dirait-elle ?
Il avait tout le trajet du retour pour y réfléchir tout en sachant qu’il aurait du mal à trouver une excuse plausible pour s’y soustraire. Sa loyauté envers le vicomte le poussait à refuser, mais son appétit pour la gent féminine lui ôtait toute volonté. Et puis, Gerberge était d’une grande beauté : quel homme digne de ce nom pourrait lui résister ?
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