Chapitre 7 suite 3
Dans son sommeil, Alis sentit une main se poser sur elle et la secouer pour la réveiller. Agacée, elle la repoussa en marmonnant d’un ton grognon :
- Jacquin, laisse-moi dormir encore un peu.
Une délicieuse odeur de pain frais mêlée à celle plus entêtante de soupe aux choux embaumait l’atmosphère et lui chatouillait les narines. Un sourire de bien-être étira ses lèvres charnues : cela faisait longtemps que sa mère ne l’avait plus habituée à autant de bonnes choses pour le matinel.
Soudain, Alis se raidit. Tout lui revenait en mémoire. Elle n’était pas chez elle.
Elle se redressa d’un bond en ouvrant les yeux et regarda farouchement autour d’elle.
Pierre le cuisinier, l’observait avec un sourire moqueur.
- Eh bien, la belle, que fais-tu ici, allongée sur ce banc ?
À ce moment-là, la porte de la remise s’ouvrit et Berthe apparut sur le seuil, suivie de Marie, Thérèse et Bénédicte. À peine avait-elle fait un pas dans la cuisine que la matrone s’exclama :
- Ah te voilà toi, où étais-tu passée ? Je t’ai attendue un bon moment hier soir !
- Je… je me suis un peu attardée à la citerne, balbutia Alis prise au dépourvu et ne voulant surtout pas que ses déboires ne s’ébruitent.
Berthe s’approcha en se dandinant. Les mains sur les hanches, elle vint se planter à ses côtés et secoua la tête avec incrédulité :
- « Un peu attardée », répéta-t-elle en imitant la serve, j’ai failli m’endormir sur la table à force de t’attendre, moi. Ce n’est pas prudent, tu aurais pu faire de mauvaises rencontres. La prochaine fois…
- Il n’y aura pas de prochaine fois puisque je m’en vais, l’interrompit Alis avec calme pour clore la discussion.
Puis, elle se leva et ramassa le baluchon qui lui avait servi d’oreiller. Avec un grand sourire, elle tendit sa main à une Berthe bouche bée :
- Encore merci pour votre accueil. Peut-être vous reverrais-je lors de mon prochain passage à Séverac ?
- Eh là, eh là, pas si vite, s’offusqua la matrone en la retenant par le bras. D’abord, tu vas t’asseoir et manger quelque chose. Je ne sais pas pour toi, mais moi je ne peux pas réfléchir le ventre vide. Ensuite, il faut que je te parle d’une idée qui m’est venue hier soir en t’attendant.
Alis hésita, partagée entre le désir de fuir au plus vite cet endroit malsain et son envie d’apaiser son ventre. La vue de Pierre emplissant les écuelles de soupe chaude où trempaient de bons morceaux de lard acheva de la convaincre. Après tout, mieux valait partir avec la panse bien remplie. Qui sait ce qui l’attendait encore ce jour d’hui ? Elle s’assit donc à table, mais ne put s’empêcher d’esquisser une grimace de douleur : elle se sentait toute courbaturée.
La nuit avait été courte mais surtout inconfortable. En rentrant de son épopée, elle avait trouvé la cuisine vidée de ses convives. Seuls les cuisiniers dormaient sur des paillasses dans un coin. Ne voulant pas les réveiller ni s’aventurer à la recherche de Berthe, Alis s’était allongée sur un banc et avait essayé de dormir malgré les derniers évènements qui tournaient dans sa tête.
Mais chaque fois qu’elle essayait de se concentrer sur sa rencontre avec la baronne afin de trouver de meilleurs arguments pour la prochaine fois, invariablement les paroles et les gestes d’Aymeric s’insinuaient dans ses pensées.
Etait-il vraiment sincère lorsqu’il se proposait de l’aider ou était-ce juste une manœuvre d’approche pour tenter de la séduire et d’arriver à ses fins ?
Ce qui la laissait le plus perplexe était sa propre réaction face à sa tentative : comment avait-elle pu le laisser aller si loin avant de le repousser ?
Ces questions n’avaient pas cessé de la tarauder sous la forme de rêves étranges : elle revoyait inlassablement son visage s’approcher du sien jusqu’à déposer un baiser sur ses lèvres et ne se réveillait complètement, le cœur battant à tout rompre, que lorsqu’elle sentait la caresse de son doigts dans le creux de son cou. Si bien que se tournant avec agacement pour tenter d’échapper au profond trouble dans lequel la plongeaient ces cauchemars, elle avait failli tomber de son banc une bonne dizaine de fois.
De toute façon, pourquoi se poser tant de questions alors qu’elle était sur le point de quitter les lieux. Avec un peu de chance, elle ne le reverrait jamais. Et puis, ce n’était pas la première fois qu’un homme tentait de l’embrasser. L’été dernier, avant d’être enrôlé, Arnaud avait bien essayé. Il avait profité de l’absence de Gautier, resté au champ à aider son père, pour la coincer contre un arbre sur le chemin du retour. Mal lui en avait pris car il s’était reçu une gifle mémorable. Profitant de l’effet de surprise, elle s’était prestement dégagée et l’avait laissé là, se frottant la joue d’un air ahuri. Il avait dû passer le reste de la journée avec la marque indélébile de ses doigts sur son visage. Depuis, Arnaud l’évitait et ne lui avait plus adressé la parole.
Alis haussa les épaules en repensant à la déconfiture du jeune homme et retrouva le sourire à ce souvenir. Elle regarda autour d’elle avec plus de confiance et commença à manger sa soupe avec délectation. Entre deux bouchées, ses yeux lorgnaient l’énorme pot de confiture de prune qui trônait au milieu de la table ainsi que deux belles miches de pains tout juste sorties du four.
Le repas était plus calme que la veille. Les convives baillaient dans un bel ensemble, essayant de se tenir éveillés. Même Berthe, après son coup d’éclat, était retombée dans une sorte de torpeur et mangeait posément.
Alis releva la tête. Elle venait d’entendre un bruit de pas précipités dévaler les escaliers. Avant même qu’il n’entre et malgré qu’elle tourne le dos à la porte, elle sut qu’il s’agissait du capitaine. Elle sentit son regard lui vriller la nuque et un début de panique s’empara de ses sens lorsqu’elle entendit sa voix chaude saluer la compagnie.
Et puis non, se raisonna-t-elle, elle ne cèderait pas à sa peur et à son irrésistible envie de se retourner pour voir l’expression de son visage après toutes les insultes dont elle l’avait accablé. C’était un convive comme un autre et elle n’aurait qu’à l’ignorer purement et simplement, décida-t-elle en attrapant une tranche de pain.
S’apercevant que certains commençaient à se pousser sur le banc pour lui faire une place, Aymeric s’excusa :
- Ne vous dérangez pas pour moi, je ne fais que passer. As-tu préparé ce que je t’avais demandé hier soir ? S’enquit-il ensuite auprès de Pierre.
- Oui, capitaine, je vous ai tout mis dans cette besace.
Aymeric s’en empara et éclata de rire :
- Mais il y en a pour toute une garnison ! Je t’avais juste demandé de nous préparer une petite collation pour la route ! Tu sais, ils ne nous laissent pas mourir de faim à Millau.
- On sait jamais, on sait jamais, marmonna Pierre en retournant à ses fourneaux.
Aymeric regarda avec un sourire incrédule, le cuisinier s’éloigner placidement. D’un geste brusque, il posa alors la besace sur un coin de table et farfouilla à l’intérieur pour en extirper les vivres inutiles. Toute la tablée souriait de l’entendre pester, ponctuant ses trouvailles d’un « c’est pas vrai ! » ou d’un « c’est pas possible ! ».
Même Alis se laissa prendre au jeu et ne put s’empêcher de pouffer lorsqu’il exhiba avec emphase plus de la moitié d’un énorme jambon.
Seule Bénédicte ne participait pas à l’euphorie générale. Elle regardait le capitaine d’un air douloureux tout en se mordillant la lèvre inférieure. Aussi, dès qu’elle réalisa qu’il avait fini son inventaire et était sur le point de partir, elle se leva et s’approcha de lui.
S’apercevant de son manège peu discret, Aymeric balança sa besace sur son épaule et, pour éviter qu’elle ne se ridiculise encore une fois en public, il la devança :
- Tu sortais ? Attends-moi, je t’accompagne, donne-moi juste le temps de saluer l’assemblée. Cela n’a que trop duré, décida mentalement Aymeric en la regardant s’éloigner vers les portes. Il me faut y mettre un terme. Elle commence à s’accrocher de trop.
La scène de la veille l’avait refroidi et énervé. Reportant alors son regard sur la tablée, Aymeric s’attarda ostensiblement sur la seule personne qui lui tournait le dos avant de saluer :
- À bientôt vous autre ! Veille bien sur tout ce petit monde, gente Berthe, ajouta-t-il avec un clin d’œil complice à l’adresse de la matrone.
Puis, il tourna les talons et s’éloigna en entraînant dans son sillage une Bénédicte rayonnante, inconsciente du triste sort qui l’attendait.
Alis, qui jusque-là avait résisté, se retourna d’un bloc pour l’apercevoir une dernière fois. Malheureusement ou heureusement, elle ne savait plus trop, il avait déjà disparu. Par contre, elle croisa le regard narquois de Berthe qui l’observait :
- Il te plait, hein ?
Trop offusquée pour répondre, Alis jeta un regard noir à la matrone tandis que ses joues prenaient une jolie teinte écarlate.
- Oh, ce n’est pas la peine de me faire ces yeux. Moi-même, si j’avais ton âge et ta silhouette, je succomberais à son charme s’il me regardait comme il te regarde.
Haussant les épaules, Alis rétorqua d’un ton acide :
- Vous vous trompez complètement : comment pourrait-il me plaire ? C’est l’homme qui a arrêté mon père ! Bon, il faut vraiment que je parte, ajouta-t-elle en ramassant son baluchon et en faisant mine de se lever.
- Attends ! Rassieds-toi et excuse-moi. Tu as raison, je ne devrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas. En fait, j’ai peut-être la solution à ton problème. Que dirais-tu d’attendre le retour du baron ici, au château ?
Quelque peu éberluée par la proposition inattendue, Alis haussa les sourcils :
- Mais… c’est impossible. Je ne peux pas rester ici, je dois rentrer chez moi.
- Et comment feras-tu pour retourner dans ton village, toute seule ?
- Je… je ne sais pas, je finirai bien par trouver une bonne âme pour m’accompagner, bafouilla la serve de plus en plus décontenancée.
- Ecoute ce que je te propose : remplace Catherine pendant quelques jours, le temps qu’elle enfante et se remette de ses couches… jusqu’au retour de Monseigneur Déodat.
- Mais, la baronne…
- J’en fais mon affaire. Alors, que décides-tu ?
Pesant le pour et le contre, Alis resta un moment sans voix. Cela ne lui disait rien qui vaille de rester ici, à la merci d’êtres sans scrupule comme le bailli. En revanche, il fallait bien reconnaître que cette solution lui permettrait de saisir sa chance dès le retour du baron. Elle ne serait pas obligée de faire maints allers et retours et une meilleure connaissance des lieux et des usages de la cour ne pouvait que l’avantager. Le seul problème était sa mère. Ne pouvant pas la prévenir, elle se ferait du souci.
- Bah, Orianne pensera que j’ai trouvé refuge chez la sœur de Johan le roux. Après tout, mon absence sera de courte durée, pas plus d’une ou deux semaines. Avec l’aide de mes frères et de Johan, elle saura bien faire face. De toute façon, avec Gauvin en prison, on n’a pas vraiment le choix, réfléchit Alis à toute vitesse avant de prendre sa décision.
- Alors, on n’a pas toute la journée, la bouscula Berthe en s’extirpant avec difficulté du banc.
Alis se leva à son tour et tendit sa main à la matrone avec un grand sourire :
- C’est d’accord, j’accepte votre proposition. Par quoi dois-je commencer ?
Berthe lui secoua la main d’un air ravi : jamais elle n’aurait pensé gagner la bataille aussi facilement.
- Ne t’inquiète pas, du travail ce n’est pas ce qui manque par ici. Ce jour d’hui, tu resteras avec moi, aux cuisines. Je t’expliquerai tout ce qu’il faut que tu saches et dès demain, si tu fais l’affaire, j’irai te présenter à Dame Joanne. D’autres questions ?
Comme Alis secouait négativement la tête, Berthe en profita pour lui désigner deux seaux posés dans un coin.
- Commence par aller nous chercher de l’eau. Tu sais où se trouve la citerne maintenant, ajouta-t-elle avec malice.
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