Chapitre 12 suite 3
Alis se leva et enjamba le banc. Avec le va-et-vient incessant qui régnait dans la pièce, son départ passerait inaperçu. Sans un regard en arrière, elle se dirigea d’un pas décidé vers les portes grandes ouvertes et ignora avec superbe les gardes qui saluèrent son passage de remarques égrillardes. Une fois dehors, Alis huma l’air frais avec délice, avide de débarrasser ses narines des odeurs de graisses et d’haleines avinées.
Elle descendit la rampe de pierre menant à la cour. À peine avait-elle quittée l’abri protecteur du donjon, qu’une forte bourrasque de vent l’enveloppa, plaquant son bliaud contre ses jambes et arrachant sans scrupules son écharpe blanche qu’elle avait mal attachée. De surprise, elle leva la tête, essayant vainement de la localiser, et s’aperçut que le ciel était plus sombre qu’elle n’aurait cru. C’était une nuit de pleine lune, mais les lourds nuages qui s’étaient amoncelés au-dessus du château et dans la vallée alentour, s’amusaient à masquer son rayonnement par intermittence.
Alis faillit rebrousser chemin pour aller chercher une torche, mais ses yeux s’habituant à la pénombre, elle décida de continuer sa route. Elle adorait ce moment qui précède l’orage : les roulements de tambour du tonnerre qui se répercutaient d’une colline à l’autre ; l’odeur de terre mouillée qui embaumait l’atmosphère et lui rappelait tant son village avec ses champs et ses sous-bois ; et surtout ces éclairs magiques zébrant le ciel et donnant au paysage alentour une allure fantomatique. Guidée tant bien que mal par ces instants lumineux, elle atteignit l’abri de la citerne où elle remonta un seau rempli d’eau fraîche dont elle s’aspergea la figure et les bras avec bonheur.
Lorsqu’elle ressortit dans la cour, le vent violent la fit frissonner, mais c’était si agréable après l’atroce chaleur qu’elle avait dû subir toute la journée. Tournant le dos au château, Alis leva son visage vers le ciel tourmenté. Ses cheveux libérés dansaient tels des serpents furieux autour d’elle. Les bras écartés pour sentir l’air s’engouffrer sous son bliaud, elle ressemblait à une prêtresse païenne venue déchaîner les éléments avant de s’offrir en sacrifice à sa déesse. Enfin elle respirait !
Cette étrange communion avec les éléments lui permettait d’oublier ses soucis.
Toute à sa quiétude, les oreilles envahies par les gémissements du vent, elle n’entendit pas les pas qui s’approchaient, mais sursauta violemment lorsqu’une voix familière l’apostropha :
- Alors belle Alis, tu te sens mieux ?
Se retournant d’un coup, elle se trouva face à Gautier dont elle distinguait tout juste les contours. À ce moment-là, un long éclair déchira le ciel avec fracas et elle eut le temps de voir ses yeux de chien battu emplis d’une étrange lueur bestiale qu’elle ne lui connaissait pas. Mais ce qui la déstabilisa le plus, fut de remarquer que son air habituellement béat avait cédé la place à un sourire mauvais.
- Maintenant que nous sommes seuls, peut-être vas-tu enfin me dire ce que tu fais ici ?
Alis recula d’un pas. Cela ne lui ressemblait pas d’être aussi agressif, surtout envers elle. Pour tenter de l’amadouer, elle lui rétorqua patiemment :
- Je suis ici pour parler au baron. Il faut que j’essaie de le convaincre de l’innocence de mon père.
- De son innocence, comme tu y vas ! J’aime bien Gauvin, mais là, je pense qu’il a dépassé les bornes. Ça m’étonnerait que Monseigneur lui pardonne son offense. En attendant, je ne sais pas comment tu as fait pour te faire admettre parmi le personnel du château, mais je suis content de te voir… et de constater que tu as enfin accepté l’idée de m’épouser.
- Qui t’a dit de pareilles sornettes ? Ne put-elle s’empêcher de s’exclamer avec dédain.
- Des sornettes que tu es allée raconter toi-même, je te signale. Bénédicte a tenu à me féliciter lorsque je suis venu m’enquérir de tes nouvelles. Tu étais si pâle quand tu es sortie. Elle a même ajouté que j’avais de la chance de t’avoir. Alors, qu’as-tu à répondre à ça ?
- Que c’est une pimbêche qui se mêle de ce qui ne la regarde pas.
- De toute façon, il va bien falloir que tu t’y fasses car je vais bientôt revenir au village. Mon temps chez le baron est presque terminé vu qu’il vient de mettre fin une fois pour toute à ses batailles contre Roger de La Canourgue. Et puis tu sais, je ne suis plus aussi naïf. Arnaud et d’autres m’ont enseigné comment m’y prendre avec les femelles dans ton genre. Si tu ne viens pas à moi de ton plein gré, je te prendrai de force et personne ne trouvera à y redire.
Alis n’en croyait pas ses oreilles. Ce genre de discours lui donnait la nausée. Mais ce qui l’attristait le plus était de l’entendre de la bouche de son ancien ami. Elle découvrait à quel point il était faible et influençable car il lui avait fallu moins d’une année pour oublier tout ce que lui avait inculqué son père, Johan le roux. S’apercevant avec horreur qu’il avançait d’un pas, elle retrouva ses esprits et lui lança d’un ton agressif :
- Si tu crois que mon père te laissera poser tes sales pattes sur moi sans rien dire !
À sa plus grande stupeur, Gautier éclata d’un rire bref avant de lui rétorquer :
- Pour se mettre en travers de mon chemin, il faudrait d’abord qu’il sorte de prison ! Pour tout te dire, cette situation est loin de me déplaire. Une fois ton père exécuté, non seulement je t’aurai toi, mais aussi toutes vos terres. Jamais le baron n’acceptera de les laisser entre les mains d’une veuve et de sa fille. Et vu l’âge de ton frère, il n’aura d’autre choix que de les redistribuer au plus méritant en compensation de ses bons et loyaux services.
Gautier avança encore d’un pas et esquissa un geste dans sa direction qu’elle évita d’un bond en arrière comme si elle avait été mordue par un serpent.
- Allons, ma belle, viens, prenons un petit acompte sur notre nuit de noces ! Le simple fait de te revoir m’a échauffé les sens. Tu étais si belle à table ! Et ton sourire, si sensuel, m’a fait réaliser à quel point tu m’avais manqué. N’aie pas peur, si tu te laisses faire, je ne te ferai pas mal. Les ribaudes de Séverac m’ont tout appris et disent que j’ai le plus beau vit qu’il leur ait été donné de voir.
- Eh bien, tu peux toujours retourner dans leur couche parce qu’il est hors de question que je t’ouvre la mienne, espèce d’immonde porc !
Alis avait hurlé ces derniers mots avec tant de force qu’elle en eut le souffle coupé.
- Tu n’aurais pas dû dire ça, murmura-t-il d’un air chagriné en s’avançant encore.
Alis réalisa avec angoisse la menace contenue dans ces simples paroles et réfléchit à toute allure au moyen de se sortir de ce pétrin. Si elle criait, personne ne l’entendrait : elle était trop loin du château et le bruit du vent couvrirait ses hurlements. De toute façon, il fallait qu’elle se décide. Rien de ce qu’elle lui dirait ne le ferait changer d’avis. Jamais elle n’aurait cru devoir un jour se méfier de Gautier toujours si prévenant et si doux avec elle. Mais que lui était-il donc arrivé pour réagir de la sorte ?
Il s’avança encore, l’obligeant à reculer de plus belle.
Affolée, elle lançait des regards en tout sens, essayant de trouver une échappatoire à cette situation grotesque. Malheureusement, tout le monde était au banquet et personne ne traînait dans les parages. Elle ne pouvait donc compter que sur elle.
Son instinct de conservation fut le plus fort. Tablant sur l’état d’ébriété avancé de Gautier, Alis esquissa un pas en arrière puis obliqua pour le contourner. Elle se mit aussitôt à courir aussi vite qu’elle le pouvait. L’effet de surprise avait marché : elle avait réussi sa manœuvre. Seulement, elle n’osait pas se retourner pour voir s’il la suivait. Pour se donner du courage, elle fixait la rampe d’accès faiblement éclairée par des torches dont les flammes torturées se tordaient sous les assauts du vent. Elle n’était qu’à quelques pas, mais sa chance pouvait basculer d’un moment à l’autre. Tous ses sens aux aguets, elle s’aperçut soudain qu’elle entendait le bruit sourd de sa course sur les pavés inégaux : il se rapprochait ! De plus en plus paniquée, elle risqua un coup d’œil en arrière et vit avec effroi qu’elle ne s’était pas trompée : il allait bientôt la rejoindre !
Comme une folle, elle accélérera l’allure, mais masqué par l’obscurité, elle ne vit pas un trou dans le pavé inégal de la cour et sentit le sol se dérober sous un de ses pieds.
- Mon Dieu, je suis perdue, pensa-t-elle en griffant l’air devant elle en un geste désordonné pour amortir sa chute, alors qu’un hurlement de douleur autant que de peur s’échappait de sa gorge en feu.
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