Chapitre 11 suite
Vêpres allaient sonner lorsque la troupe conduite par Aymeric, entouré du baron de Séverac et de son fils Gui, déboucha sur la plaine vallonnée menant à Séverac dont ils apercevaient l’austère silhouette perchée sur son énorme rocher.
Un vent d’orage les accueillit dès la sortie du sous-bois et une odeur de terre mouillée assaillit leurs narines tandis qu’à l’horizon, de gros nuages noirs faisaient leur apparition grignotant le bleu limpide du ciel. La vue de la ville si proche leur redonna un peu d’allant et ils accélérèrent l’allure, impatients de retrouver les leurs.
Oubliant momentanément la morosité dans laquelle l’avait plongé sa séparation d’avec l’adorable Marion, Gui pouffait de rire tandis que son père souriait en entendant raconter la débandade de leur ennemi juré, le fameux Roger de La Canourgue.
Arborant lui aussi un rictus ironique au coin de ses lèvres fines, Aymeric chevauchait entre eux deux et, après s’être fait prier avec insistance, il leur avait enfin révélé les explications concernant la fuite misérable du seigneur de La Canourgue.
Gui n’en croyait pas ses oreilles. Que le vicomte de Millau se soit fait cocufier par un de ses vassaux le laissait sans voix. Cependant, une question restait en suspens :
- Mais comment as-tu fait pour deviner ce qui allait se passer ?
Encore tout imprégné du bon tour qui venait de se jouer et sans se méfier du piège dans lequel allait l’entraîner sa réponse, Aymeric se lança dans ses explications avec délectation :
- Le jour de son arrivée, lorsque le baron Roger a été reçu par le vicomte en notre présence, j’ai surpris le regard de prédateur qu’il posait sur la vicomtesse Gerberge en réponse à une œillade sans équivoque de sa part. Et connaissant l’appétit féroce de la dame en la matière, je me suis douté de la suite.
À ces mots, Gui et Déodat de Séverac arrêtèrent leur monture et le regardèrent avec stupeur.
- Ne me dis pas que toi aussi, tu as goûté à ses charmes ! S’exclama le baron horrifié.
Voyant Aymeric rougir de confusion devant la bévue qu’il venait de commettre, Gui éclata d’un rire tonitruant.
Restés en arrière, les soldats qui n’avaient pas entendu la cause de cette hilarité, s’entre-regardèrent avec étonnement. Ils étaient peu habitués à ce genre de débordement, mais le fou rire du jeune baron les gagna et ils se laissèrent aller à émettre quelques ricanements qui se transformèrent en un clin d’œil en une rigolade générale.
Se tournant sur sa monture pour toiser ses hommes, Déodat de Séverac ne put s’empêcher de sourire à ce spectacle. Bientôt, des soubresauts agitèrent ses épaules et il se laissa lui aussi contaminer par la bonne humeur. Les larmes aux yeux, il assena à son capitaine une tape sur l’épaule à lui déchausser les dents et s’exclama :
- Sacré Aymeric ! Ne fais pas cette tête d’enterrement, ce n’est pas si grave, mais la prochaine fois, modère tes ardeurs. Tout de même, la vicomtesse Gerberge ! Ce n’est pas raisonnable, continua-t-il en hochant la tête, encore sous le coup de l’incrédulité.
Gui, qui commençait à reprendre ses esprits, s’essuya les yeux d’un revers de main et enchaîna d’une voix encore étranglée :
- Mais comment as-tu fait pour inciter le vicomte à aller les surprendre ?
Encore sous le coup de la confusion dans laquelle l’avait plongé sa bévue, Aymeric ébaucha un timide sourire et leur confia d’un ton penaud :
- Après son départ du banquet, je me suis glissé à la suite de Roger dans les escaliers. Je voulais être sûr de mon affaire. Et là, tout s’est déroulé au-delà de mes espérances : non seulement il avait rejoint la vicomtesse, mais en plus, sans la moindre crainte d’être surpris, il avait commencé à l’entreprendre dans les escaliers ! À ce moment-là, vu le sans gêne du personnage, je n’ai pas hésité. Je suis redescendu et me suis glissé aux côtés du vicomte pour lui dire que je cherchais le seigneur de La Canourgue de la part de Girard, son capitaine, qui voulait s’entretenir avec lui au sujet d’une affaire urgente. Gilbert a éludé ma question d’un geste agacé de la main. Mais lorsque j’ai insisté en lui révélant que je l’avais vu s’éloigner avec la vicomtesse, il s’est levé, blême, et sans même prendre le temps de tergiverser, il est parti sur-le-champ. Je l’ai alors suivi discrètement et me suis caché dans un recoin du couloir face à la chambre de la vicomtesse, d’où j’ai pu suivre toute l’altercation.
Retrouvant son assurance au fur et à mesure qu’il parlait, Aymeric leur narra alors avec force détails l’irruption du vicomte dans la chambre de Gerberge et la sortie peu glorieuse de Roger de La Canourgue. Le baron et son fils ne purent s’empêcher de rire à gorge déployée au simple fait d’imaginer la tête que devait faire le chevalier de La Canourgue surpris en si mauvaise posture. De toute façon, ce fat l’avait bien cherché !
- Pauvre Gilbert, quelle honte pour lui de découvrir sa femme sous ce rustre! Moi à sa place, je les aurais occis tous les deux sans le moindre scrupule, s’exclama le baron avec dégoût.
- Se faire ainsi trahir par son vassal, quel déshonneur, ne cessait de répéter Gui avec incrédulité.
- Allons, mes enfants, cessons-là ce bavardage de commères, voilà ce qui arrive quand on prend pour épouse une femme qui a l’âge d’être votre fille. Ce que je trouve le plus triste dans cette histoire, c’est que je pensais mieux connaître Gilbert. Le fait de savoir qu’il voulait donner raison à ce fourbe me navre au plus haut point. Mais nous arrivons, alors un peu de tenue dans cette troupe !
Haussant la voix sur ces derniers mots, le baron s’était tourné sur sa monture. Aussitôt, comme balayés par les rafales de vent chaud qui les enveloppaient avec insistance, les sourires disparurent et les soldats retrouvèrent une attitude digne avant de passer les portes de la ville.
Songeur, Aymeric regardait sans les voir ces visages, certains curieux et d’autres enjoués qui saluaient leur passage par des acclamations. Ce qu’il avait omis de raconter au baron et qu’il n’arrivait toujours pas à réaliser, avait été la confidence de Gerberge juste avant leur départ. Elle s’était arrangée pour le coincer au détour du couloir menant aux appartements du baron et, arborant le sourire félin qui l’avait fait craquer le premier soir, elle lui avait demandé :
- Alors, petit capitaine, le spectacle t’a plu ? Ai-je été à la hauteur de tes espérances ?
Il ne s’attendait tellement pas à ce genre de question, qu’il en était resté bouche bée.
- Ne fais pas cette tête, lui avait-elle murmuré de sa voix grave. Je sais très bien que tu nous as observés, cherchant la faille qui déprécierait Roger de La Canourgue aux yeux de mon époux. Je peux te l’avouer maintenant : pas plus que toi je n’aime ce rustre qui n’y connaît rien aux femmes, les traitant comme de vulgaires pouliches. Mais je voulais te faire un cadeau d’adieu. Me faire pardonner les vilenies que je t’avais dites sous le coup de la colère. Rassure-toi, le vicomte ne sait pas pour toi. Je le connais autant qu’il me connaît et je n’aurais pas pu lui cacher mon attirance envers toi.
Puis son sourire s’était effacé et elle s’était haussée sur la pointe des pieds pour déposer sur ses lèvres le même petit baiser que la première fois où elle lui avait fait sa proposition en plein cœur de l’immense forêt du Causse Noir.
Aussi rapidement qu’elle s’était approchée de lui, elle avait disparu, comme avalée par le trou noir béant des escaliers.
Aymeric avait beau se remémorer cette scène, il ne comprenait toujours pas pourquoi la vicomtesse s’était compromise dans une telle situation. Il n’arrivait pas à croire que tout cela était arrivé pour lui faire plaisir à lui, « petit capitaine » comme elle disait.
- Ah, les femmes, soupira-t-il en regardant la bannière des Séverac, d’argent aux quatre pals de gueules, claquer au vent alors qu’ils atteignaient enfin la route en lacets qui menait au donjon. Décidément, elles me surprendront toujours !
Annotations
Versions