Génération Y [3/3]
D'une démarche sereine, Bastien prend la direction de la horde d'énergumènes qui s'amusent à glisser sur le sol. La fille au sourire de grenouille s'avance à nouveau vers lui et papillonne des yeux. Qu'est-ce qu'elles lui trouvent toutes à cette pâle imitation de Delon ?
— C'est Constance Malagret, elle, explique Camille, d'une voix incertaine, après avoir suivi mon regard. Mon père et le sien ont longtemps travaillé ensemble, dans le même cabinet, ça fait un bail maintenant.
— Mon frère lui a toujours plu. Mais lui ne veut pas se caser, déclare son compagnon en épiant son frangin.
— Sans blague ? ironisé-je avant de prendre une lampée de mon soda, tournant le dos à la scène. Et toi, tu serais différent de lui ?
Je l'agresse. Comme toujours je vois les hommes comme des pénis sur pied. Aucun d'eux ne saurait relever l'autre et encore moins ce Ferroni, acclamé par les femmes. Est-ce cela qui me rend acerbe ?
— Quand quelqu'un nous plait, on ne cherche pas à savoir si on veut se poser avec, ajoute-t-il d'un sourire agréé par sa petite amie. On vit au jour le jour, non ?
Je hausse les sourcils.
— Je n'en sais rien et je n'en ai rien à faire, dis-je en buvant doucement.
— C'est vrai ? Personne ne t'intéresse ? s'étonne-t-il.
— Non.
Gaël jette une œillade à Camille tandis que celle-ci lève un sourcil avant qu'il ne vienne lui palper le derrière et qu'elle lui fourre sa langue dans la bouche.
Ils ne veulent pas retourner à l'étage ces deux-là ? On dirait l'un de ces couples qui expérimente leur éducation sexuelle.
Je commence à avoir une migraine. Celle-ci est moins forte que d'habitude, mais je vais devoir anticiper pour ne pas me retrouver avec un mal de crâne aigu. Prise de douleurs intenses sous forme de crises depuis déjà trois ans, cela peut devenir très problématique dans un endroit pareil. Je cherche dans mon sac un cachet pour l'atténuer.
Je me souviens du baiser de Bastien sur ma joue et je la frotte à l'aide de ma manche, afin d'effacer toutes traces de son ADN. À ma droite, Camille susurre quelque chose à l'oreille de Gaël et l'entraîne sur la piste de danse. Qu'est-ce que je disais ? La chandelle va vraiment devenir mon surnom.
C'est donc en compagnie du goinfre, taillé comme une allumette, que je me retrouve.
— Tu tires toujours la gueule comme ça ? s'exclame-t-il.
— Pardon ?
— En six ans, je n'ai pas le souvenir qu'une nana ait recalé ainsi Bastien.
Il prend une poignée de chips et attrape une part de pizza de l'autre main.
— C'est peut-être ta marque de fabrique, enchaîne-t-il sans reprendre son souffle.
— Je vais sourire à qui ?
— Ouais, t'as raison. Y'a qu'un tas de cons ici. Puis, ta copine a déjà bien niqué ta soirée, lâche-t-il en faisant un geste de main en direction de Camille. Tu sais, j'ai tenté ma chance avec le Bastien, il y a des années de ça. Au cas où il aurait bien voulu virer sa cuti. Eh bien, j'attends encore.
— Je constate effectivement qu'il attire beaucoup de monde, approuvé-je en lorgnant le concerné qui discute avec une jeune femme à l'aspect masculine.
— Au lycée, certains de ses potes, quasiment que des footballeurs comme lui, me bizutaient. Seul Bastien venait à mon aide.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis pédé, voyons !
— Non mais d'accord. Pourquoi il le faisait ? Au point de se mettre ses amis à dos, dis-je sans comprendre qu'on puisse défendre un homo et rester amis avec des connards pareils.
— Ça te parle, l'intelligence ? - il lève les yeux au ciel - Apparemment pas, ma chérie. Va falloir y remédier.
Il l'avait annoncé sans que ça sonne comme une menace ou une insulte. Sa manière efféminée en me montrant du doigt à la fin de sa riposte m'a contrainte à retenir un fou rire. Une légèreté jamais connue auparavant auprès d'une personne envahit tout mon être. Je ne saurais dire à ce moment précis la raison pour laquelle je l'apprécie. Peut-être parce qu'il est gay et que je ne risque rien de sa part. Sa franchise et surtout son manque de tact bien amené, qui n'a pas peur de dire que je peux être conne, en retard ou naïve. Et c'est dit avec tellement de finesse que j'en rirais. Il semble ne pas faire dans la dentelle et c'est également mon cas, avec moins de classe.
Le chanteur Wes étire mes lèvres d'un sourire en explorant la piste d'une masse de chorégraphes, morts de rire à recopier la danse de Mia Frye. Le pique-assiette ne peut s'empêcher de remuer les épaules.
Aussitôt, la fille qui conversait avec Bastien vient vers nous. D'un teint basané et aux cheveux rasés, elle se place entre nous, comme si j'étais invisible. Boucle d'oreille en anneau à l'un de ses lobes, une allure très masculine que j'avais déjà remarquée au loin. Je suppose, vu son habillement, qu'elle a voulu imiter la chanteuse Aaliyah. D'un langage très cru, elle placarde à mon interlocuteur :
— Ce bâtard de Michaël m'emmerde ! Il me donne des ordres pour telle ou telle musique. Il vient de débarquer et il fait sa loi !
— Toujours la même histoire avec cette bande de tocards, assure-t-il avant de porter son attention vers moi. Au fait, je te présente Charlie. Charlie, Toni. C'est elle qui m'a invité ici. Elle organise la soirée avec Bastien et s'occupe de faire le DJ.
Il avait bien retenu mon prénom quand Camille m'avait appelé quelques minutes plus tôt. Le sien a été annoncé par Gaël, en début de soirée.
— Enchantée Charlie, me salue-t-elle en prenant conscience qu'elle me tournait le dos. Mignonne ! T'es nouvelle ?
— Non, je campe ici depuis hier soir, balancé-je d'un œil mauvais, la migraine de plus en plus intense.
Elle sourit tout en me reluquant de la tête aux pieds.
— Les relations avec les femmes, tu as déjà essayé ma biche ?
— Oublie. Elle n'aime ni les femmes ni les hommes, annonce l'allumette à moustache nommé Iban. Toni, j'ai remarqué la fille de l'autre soir là-bas. Comment elle s'appelle déjà ?
Toni pivote sur elle-même et ses yeux naviguent à travers la pièce. Puis, elle sourit.
— Clara, dit-elle. Aie aie ! Bon, je vous laisse. À tout à l'heure les loosers.
C'est alors que je l'observe en train de parler avec cette fameuse Clara, déguisée en Fran Fine.
— Alors t'es nouvelle ou pas ? me demande Iban qui me sort de mes pensées.
— Oui
— Tu vis sur Paris ? demande-t-il la bouche pleine.
— Dans une résidence universitaire.
— Ça craint, lance-t-il en se servant un verre d'alcool. T'en veux ?
— Un fond, dis-je en décidant de braver quelques interdits. Et toi ?
— Place de Clichy. Je cherche un colocataire, je commence à être à sec.
Je prends le verre qu'il me tend et m'exclame immédiatement :
— Sérieux ? Parce que je cherche aussi un autre logement. Tu vis seul ?
— Et oui ! Pas encore marié.
— Je pourrais être ta colocataire ? m'exalté-je rien qu'à l'idée de quitter ma chambre d'étudiante.
— C'est quoi ce virement d'humeur, me scrute-t-il par-dessus son gobelet nommé « Touche pas ». Tout d'un coup tu deviens intéressante.
— T'as l'air sans prise de tête et j'ai un assez bon instinct.
— Ça, je n'en mettrais pas ma main à couper. J'ai vu qui tu fréquentais, assure-t-il en me montrant Camille de la tête.
— Qu'est-ce que ça veut dire ce sous-entendu ?
— Des histoires de grands. Tu en sauras davantage quand tu auras fait tes preuves, lâche-t-il en fermant les yeux, sourire bête.
Il reprend un dernier morceau de quiche et me lorgne de la tête aux pieds. Ses lèvres se déforment par ces mouvements allant de gauche à droite. Il réfléchit à ma proposition.
— Pour en revenir à nos brebis, viens demain après la cuve si ça t'dit. Je te ferai visiter.
— Ok. Euh... la cuve, c'est-à-dire ?
— C'est-à-dire vers 16h30.
— Donne-moi ton adresse, demandé-je en sortant mon téléphone portable.
— 32, rue Ballu à Paris, dans le 9ème. Ligne 2 ou 13. Sortie Place Clichy.
— C'est noté ! lui certifié-je en rangeant mon cellulaire dans ma poche.
J'affiche un sourire sincère pour la première fois de la soirée et prends une gorgée de ce cocktail servi par mon probable futur colocataire. Cette soirée n'est pas si mal tout compte fait, excepté cette migraine qui s'installe.
Aussitôt Camille revenue de son excursion avec son nouveau petit ami, je peux enfin profiter de sa compagnie et de sa bonne humeur. Gaël et Iban discutent dans leur coin, tandis que Toni vient nous présenter sa Fran Fine aux traits harmonieux et aux lèvres bien dessinées.
Bastien, quant à lui, a disparu en cours de soirée et je suis surprise de le chercher du regard, avant de m'apercevoir que la fille à la bouche de grenouille manquait à l'appel aussi. J'ai su faire le lien assez rapidement et, bien qu'une pointe de jalousie se ressente au creux de mon estomac, j'étais fière de l'avoir recalé et avoir fait preuve de lucidité face à sa drague minable.
En rentrant chez moi, allongée dans mon lit, pour la première fois depuis longtemps, je me suis endormie dès la tête posée sur mon oreiller, avec la joie de me dire que je m'étais faite sûrement de nouveaux amis.
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