Désirable chair [1/2]
Quelle honte ! Aucun scrupule d'étendre le corps nu de cette femme à un autre homme.
Dans le couloir des Ferroni, j'examine avec dédain ce tableau dont le nom de l'artiste m'est inconnu. Il me porte sur l'estomac. Ce type à gauche se délecte du pubis de la demoiselle que l'autre débile de droite montre en lui cachant les seins et le visage. La vend-il ? L'interprétation me désarçonne car je manque de détails historiques.
— Je vois que tu t'intéresses au grand Art.
Bastien se penche devant moi, les mains dans les poches, tandis que Max, un dernier année de Licence en Eco, passe en trombe, vêtu d'un simple slip et suivi d'une nana aux cheveux et sous-vêtement trempés, hurlant : « tu vas me le payer ! » Nous nous attardons un instant sur eux avant que je déchiffre à nouveau la toile.
— Ça ! Du grand Art ? m'offusqué-je en jetant un coup d'œil à la femme du tableau, se couvant de ses bras, de honte.
Bastien a suivi mon regard.
— Oui, l'art est beau quand il heurte la sensibilité.
— Qui sont ces personnages ?
— Celui de gauche, c'est Albert Le Flamenc et celui de droite est Louis Ier d'Orléans. La femme nue est Mariette d'Enghien, l'épouse d'Albert et la maîtresse du duc, explique-t-il.
— Donc, l'amant montre le corps de son amante à son mari qui ne la reconnaît pas ?
En plus d'être l'épouse d'un idiot, elle est la maîtresse d'un sadique.
— Tu as tout compris. C'est tiré du livre La Vie des dames galantes de Brantôme.
— Comment tu sais ça, toi ? demandé-je, intéressée.
— Je suis en Master « Mention Lettres Langue et littérature françaises ».
Il a toujours les mains enfoncées dans les poches, une moue dessinée sur son visage.
Je hoche la tête et la relève pour interpréter cette femme, Mariette. Le faisait-elle de son plein gré ? L'homme n'a jamais cessé d'être vil, et ce, depuis des siècles. Je peine à comprendre que l'on soit d'accord pour s'infliger un tel déshonneur.
— Charlie ? me coupe-t-il dans mes songes.
— Mmh ?
— Je m'excuse si je t'ai froissée l'autre soir... tu sais... à la soirée à thèmes.
Je l'observe attentivement. La beauté de ce garçon frôle la perfection. C'est absurde, car la beauté s'assimile au goût de chacun. Pourtant, que ce soit la forme de sa bouille ovale, sa bouche bien dessinée et charnue, ou ses longs cils qui soulignent son regard profond, son sourire dévastateur, il dégage un charme fou. Blond cendré et mal coiffé, ses fines boucles couvrent l'ensemble de sa chevelure courte. Sa morphologie aux épaules carrées le différencie des autres garçons de la fac, plus gringalets. Un David de Michel-Ange à mes yeux. Un adonis du XXIème siècle. Il est habillé d'un gilet de costume trois pièces, une chemise blanche à manches courtes et d'un simple Jeans.
Lorsqu'il s'excuse de nouveau, je me tourne vers lui, d'une voix plus froide que je n'aurais voulue :
— C'est-à-dire ?
— Tu sais bien... Le type lourd quand il n'a pas ce qu'il veut.
J'arque un sourcil, pas satisfaite de la réponse. Il se gratte la tête, cherchant sûrement ses mots, et poursuit :
— J'ai l'habitude de ne pas insister, car je n'ai jamais eu besoin de le faire, à vrai dire. Et donc.... J'ai bien saisi que tu n'étais pas comme les autres nanas que je côtoie habituellement, réussit-il à prononcer en guise de pardon.
— Excuses acceptées, lui dis-je sans quitter la longueur de ses cils.
— Je ne t'ennuierai plus à l'avenir. Et je suis content que tu aies accepté l'invitation. Bon, je te laisse avec Delacroix.
— Delacroix ?
— Oui. C'est un tableau d'Eugène Delacroix, affirme-t-il en montrant le tableau qui m'a interpellé en guignant la demeure.
— Waouh ! Tu as une toile si chère chez toi ?
Il s'amuse de ma question.
— C'est Dimitri Stein qui a reproduit cette œuvre. Elle s'intitule Louis Ier montrant sa maîtresse. Mon père en est admirateur.
— De qui ? Delacroix ou Stein ?
— Des deux, je crois. Mais, une préférence pour Delacroix, tout de même.
Il me laisse seule, en pleine réflexion et rejoint ses invités dans le salon quand la voix de Serge Gainsbourg sonorise la maison avec son tube Sea sex and sun.
J'inspecte une dernière fois la posture de Mariette, morose, et longe le couloir.
— Seaaa, sex and sun ! chantonne un groupe, dont les voix me sont très familières.
Il est une heure du matin. Je suis arrivée un peu tard, accompagnée de Clara. Iban et Toni étaient déjà sur place. Quant à Camille, elle était chez eux depuis le début de l'après-midi. Elle a même confectionné pleins de petits plats et acheté les boissons avec Gaël. Ce dernier nous a fait visiter.
Le pavillon comporte cinq chambres, une cave à vins, un home-cinéma, un patio, une terrasse au premier étage, une cuisine indépendante, trois salles de bains dont une suite parentale, une douche à l'italienne et un grand dressing. Pour faire court, c'est un palace. Contrairement à mon petit cottage au bord de l'océan.
Mon verre à la main, je balaye de mes yeux chaque scène qui se déroule face à moi. Il y a très peu de place pour se frayer un chemin à travers les étudiants qui se bousculent. Certains vomissent à même le sol, d'autres sont à moitié nus en train de s'embrasser. Un type a emprunté le vélo de la petite sœur des Ferroni pour faire le tour de cette grande maison de Neuilly-sur-Seine, datée fin du XIXème.
À l'étage, les chambres sont pleines de couples. Parfois, un duo, tantôt de plusieurs personnes. Des pilules et de la poudre décorent l'îlot central de la cuisine. Le salon baigne dans une fumée de weed. Je ne suis qu'à mon premier verre d'alcool, mais en voyant ces étudiants réduits à l'état de détritus, je m'arrêterai à celui-ci. Nous appelons cela des Skins Party. Fête inspirée de la série du même nom, où les mots d'ordre sont : drogue, alcool, sexe et absence de limites.
La musique réchauffe nos corps et nous glisse déjà des mots sensuels aux oreilles. Aussitôt, Iban défile vers moi et se stoppe à quelques mètres. Main sur la hanche, il la bouge en s'écriant « Méprise le monde ! » puis fait demi-tour en imitant la même démarche. Il embrase la pièce !
Il y a de ces personnes qui, n'importe où elles passent, parviennent à figer le public, à vous entraîner dans leur brasier d'inconscience et d'euphorie. Iban en fait partie.
Conséquence, je ne peux m'empêcher de le suivre sur la mélodie me dandinant de gauche à droite. Bastien m'a reparlé et j'ai même eu droit à des excuses ! Ça se fête ! J'ai envie de m'évader, de danser. Je me sens, soudain, belle et attirante. Je m'avance jusqu'au milieu de la piste créée dans la salle à manger. Je prends Iban par la taille, sa jambe entre mes cuisses. Nous partons en fou rire, avant qu'il ne me contourne, doigt levé. Et comme s'il comptait, il pointe les parties de mon corps en hochant la tête. Je souris bêtement. À quoi joue-t-il cet abruti ?
Un bras passe autour de mon cou et le parfum musqué de Toni envahit mes narines. En s'approchant de mon oreille, elle me susurre les paroles de la chanson. Je ferme les yeux : le premier verre d'alcool fait effet :
« Le soleil au zénith
Vingt ans, dix-huit
Dix-sept ans à la limite
Je ressuscite
Sea, sex and sun
Toi petite
Tu es de la dynamite. »
Je sens son souffle me chatouiller le cou. J'y passe mes phalanges pour lui montrer qu'elle me gratouille. Les battements de mon cœur m'annoncent une peur rationnelle, une alerte.
Un doigt glisse sur ma lipe et j'ouvre aussitôt les paupières, apeurée.
« Sea, sex and sun
Le soleil au zénith
Me surexcitent »
Mon colocataire suit le mouvement et frôle mon cou du bout de ses extrémités, me faisant frémir... Je me décale légèrement vers la gauche pour me résoudre à ne pas rentrer dans leur jeu ambigu.
« Tes p'tits seins de la bakélite
Qui s'agitent »
Effleure ma poitrine qui répond à la sensation de toucher délicat... Mes bras se plaquent instinctivement sur mes seins. Que me font-ils ? Mon sang bouillonne dans mes veines, tandis que Toni continue de me murmurer ses mots sensuels dans l'oreille et...
« Sea, sex and sun
Toi petite
C'qui est sûr tu es un hit »
...finit par poser sa main sur mon épaule. Je la sens hésiter à descendre et lui jette un regard noir. Elle s'écarte pour laisser Clara se coller contre moi, face à face, et Toni me lâche.
De leur jeu charnel, émane de moi des sens méconnus. Érotiquement méconnus. Bien entendu, je sais très bien qu'aucun des deux m'attirent. Pourtant, la langue de Toni qui marmonnait suavement et l'extrémité des doigts d'Iban qui effleuraient le bout de mes seins, jouant à deux amants fougueux, m'a mise en émoi et m'a bouleversé tant cela est incorrect. Une partie de moi refuse que la situation ait pu lui plaire, une autre se révolte de s'être laissé faire.
Quelqu'un se positionne derrière moi. Je suis prise en sandwich. Clara se détache en regardant par-dessus mon épaule, me laissant dans les bras de l'inconnu. Il me retourne et je panique. Bastien pose une main au creux de mon dos et me chuchote :
— Ne crains rien.
Il resserre son étreinte et je me fige aussi raide qu'un piquet.
— Danse avec moi s'il te plaît.
Sa bouche est proche de la mienne. Nos poitrines plaquées l'une contre l'autre. Il dirige la danse. J'ai chaud. Très chaud.
Il n’y a sûrement pas plus érotique que les chansons de Gainsbourg, et la moiteur entre mes cuisses me le confirme. Cela me fait monter le rouge aux joues.
J'évite son regard et je cherche à lancer un signal de détresse. Mais Clara, qui se tient tout proche, ne bouge pas, les yeux rivés sur nous. C'est presque si elle ne sort pas le mouchoir, émue jusqu'aux larmes. Elle me désespère.
Et Bastien ne m'aide pas en posant sa joue contre la mienne. Je vais céder, je le sais. Il me plait comme toutes ces filles qui gloussent à son approche. Je craque pour sa gentillesse. Sa manière gênée de s'excuser. Je ferme les yeux dans l'espoir que cela passe, pourtant c'est bien son nez qui caresse ma pommette, son front qui se pose contre le mien et ses lèvres qui finissent par s'accoupler avec ma bouche. Quelle douce étreinte !
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