Code couleurs [2/2]
— Je fais toujours une étude de couleurs avant. Comme une esquisse. Ça aide à anticiper les difficultés de la peinture et ça permet d'expérimenter. Il ne faut pas que ce soit perfetto, ma coerente tra i colori. Pour les sombres, telle que la peinture noire, ce qu'on lui reproche, c'est qu'elle ternit les couleurs ou les rend grisâtres. Elle diminue la valeur, modifie la teinte et la chromaticité. On utilise des pigments qui sont proches du bleu foncé.
Elle continue de m'expliquer le peu de chromaticité du noir en me sortant le tube de peinture acrylique sous mes yeux, dont elle étale la substance contenue, puis mélange l'orange avec le noir. Le mélange donne une très mauvaise couleur, une espèce de caca d'oie. Prise dans son monologue, elle attrape un autre tube de couleur bleue :
— Ma bene avec les couleurs freddi, comme le bleu, les couleurs complémentaires créent des teintes neutres, donc pour créer du noir il vous faut deux couleurs complémentaires, qui sont des deux côtés opposés de la roue des couleurs. Parmi celles-ci, il faut des pigments transparents et sombres. C'est comme cela qu'on crée du noir.
Je reste sans voix. Je ne savais pas que le noir n'était pas du noir mais du bleu foncé. Pour parfaire un noir, il faudrait le mélanger aussi ?
Elle revient sur ma palette et me pose la question :
— Pourquoi du marron, du rouge, du doré et du noir, signorina ?
— Je n'en sais rien. Je les aime bien.
— Connaissez-vous leur signification ?
— Euh... pour certaines, oui.
— Ma come ! Pour manier des couleurs il faut apprendre à les symboliser signorina Mahé ! Lauren ?
— Le rouge représente la passion, nous en avons déjà parlé, Charlène. Maria, elle est encore en apprentissage, l'informe-t-elle à notre restauratrice. Comme le Yin et le Yang, il y a des couleurs positives, et négatives comme le rouge qui symbolise l'ardeur, la sexualité, le feu, la couleur du sang, de l'enfer et de la luxure. Elle remue ainsi les passions et l'énergie. Puis il y a celles qui sont positives. Le marron est une couleur douce, rassurante et maternelle. La douceur du chocolat est un bon exemple. Le doré, lui, symbolise la fécondité, la richesse, la fortune. Il se marie très bien avec le marron, le rouge et le noir. Tu as bien choisi.
— Coïncidence ? signalé-je en arquant un sourcil.
— À ton avis ?
Ma bouche s'avance en une moue, signe d'un doute évident. Lauren m'envoie un clin d'œil complice.
— Le noir est souvent perçu comme le deuil, la mort, la tristesse, le vide et l'obscurité mais il est aussi la couleur de l'élégance, de la simplicité, de la sobriété, de la rigueur et du mystère. Quel qualificatif te personnifie ? me demande-t-elle.
— Comment ça ? Vous pensez que ces couleurs me qualifient ? Quoi ? Parce que je les ai choisies et préférées ?
J'enchaîne les questions entre curiosité et scepticisme.
— Évidemment ! Les couleurs sont très importantes dans l'art, même dans la vie de tous les jours. Dans notre façon de nous habiller, dans les publicités, par exemple. Elles sont de formidables révélateurs de l'évolution de nos mentalités. Rien qu'avec les couleurs de notre subconscient, il est possible de cerner la personne, tout comme le message qu'elle a tenté de communiquer.
— Je n'y crois pas.
Lauren se lève et prend un pinceau pour me le tendre.
— Prends.
— Allons ne soyez pas sciocca, ragazza ! Commencez par faire une esquisse. Savez-vous dessiner ?
— Comme tout le monde, non ? Le dessin est le premier moyen de langage. Meilleur moyen pour un enfant pour se faire comprendre, non ?
— Bien répondu, ajoute Lauren.
— C'est que ça commence à rentrer, conclut Maria.
Je me mets au travail sous les regards experts et pédagogues de mes chères instructrices. Je dessine à l'aide du fusain, un homme cagoulé et masqué mais pas n'importe quel masque : celui de la peste, en forme de bec ressemblant à un oiseau et posé sur sa tête, un chapeau noir à un large bord. Ce costume représente pour moi une façon de se cacher, de passer incognito. De plus, il symbolise un évènement historique : la peste noire. Il représente la peur des Hommes d'être contaminés, de mourir dans d'atroces souffrances, mais aussi la trahison, des chrétiens qui ont accusés les juifs d'en être la cause. De la mauvaise foi. Et de la punition divine.
Pour ce qui est de la peinture, l'acrylique est utilisée par les étudiants notamment en écoles d'art car elle ne bouge pas après séchage, elle ressemble à ce qu'il y de plus proche de la peinture à l'huile. Le travail dure environ deux heures sans finir correctement. Cela n'est qu'une esquisse. Je finis ma touche de noir et recule pour apprécier le rendu.
Lauren et Maria s'approchent, toutes deux, devant la toile. Elles inspectent, chuchotent. L'Anglaise sort même une loupe afin de voir les détails.
— Pourquoi ce masque ? me demande-t-elle.
— En symbologie n'est-il pas un objet de dissimulation, d'identification ou de transformation ?
— Oui, mais dans l'art oriental, il constitue parfois un symbole de tromperie ou de vice.
— Parfois, dis-je comme pour contrer son interprétation.
— Pourquoi celui de la peste, alors ?
— Il fauche l'âme des vivants.
— Vous y avez réfléchi ?
Maria continue d'inspecter les couleurs, mais je suis sûre qu'elle écoute le dialogue entre Lauren et moi.
— Plus ou moins.
— C'est très macabro votre truc, déclare l'italienne.
— C'est intriguant surtout. Vous identifiez-vous à cela ? rajoute Lauren.
— Non ce n'est pas moi ce personnage, dis-je sans la quitter du regard.
— Well, who is it ?
— Mon prochain faucheur.
Mon ton ne laissait pas la possibilité aux deux femmes de demander de plus amples informations.
Elles échangent un regard de connivence et se taisent. Maria se détourne pour rejoindre son petit bureau, dans la pièce à côté. Quant à Lauren, elle me scrute, interrogative.
Interprétez-moi. Essayez, je ne vous laisserai pas voir, cette fois-ci.
Pour la toute première fois, j'arrive à garder un visage impassible.
Elle détourne le regard et sort dehors téléphoner.
Le test fini, je m'éclipse dans la salle d'à côté pour y déposer la blouse et ranger la palette. La porte tinte, Lauren est rentrée. J'entends, malgré moi, une conversation en italien entre les deux femmes :
— Maria... j'aimeriais savoir ce que vous tramiez avec mon mari ?
— Que voulez-vous insinuer ?
— Salvatore et lui ont fait affaire ensemble et cette expertise n'est pas une simple vente. Allons, entre femmes mécènes. Dites-moi ce que vous cachez derrière cette splendide expertise.
— Je ne peux vous donner de réponses. Salvatore ne me disait pas tout, ma chère.
— Je ne suis pas dupe. Salvatore se fichait pas mal de l'art, mais vous...
— Et c'est pour cela que vous êtes venue, Lauren ?
— Entre autres.
— Vous vous fatiguez pour rien. Votre époux ne vous cache rien, c'est un homme bon. Lui avez-vous posé la question, d'abord ?
— Mon mari a très bien appris à contrôler ses expressions.
— Pourquoi vous mentirait-il ?
— Sans doute pour me protéger.
À pas feutrés, je pénètre à ce moment-là et observe les deux femmes. Lauren a une mine de chien battu, les épaules basses. Quant à Maria, elle reste de marbre.
— Cette expertise n'est en aucun cas matière à caution. Mon mari aimait ce tableau, il n'y a rien à ajouter, lâche l'Italienne, froidement.
— Où est-il aujourd'hui ? J'aimerais le voir.
— Hors de question ! crie-t-elle en balayant de sa main. D'ailleurs, je ne sais pas où Salvatore l'a mis. Ça n'a pas d'importance.
— Maria, vous savez qu'il me reste peu de temps...
Pour ne pas en apprendre davantage, je toussote et signale ma présence. Elles font volte-face et s'arrêtent donc de converser. La Signora Federighi s'adresse à moi en revenant au français :
— Samedi prochain à l'atelier, sans faute, dit-elle avant de se retourner vers l'Anglaise. Lauren, merci de m'avoir trouvé une apprentie digne de ce nom.
— Je vous en prie. Vous me revaudrez bien ça.
— Avec ce que je sais, Lauren.
Je les scrute attentivement. Comment font-elles pour être si inexpressive avec un ton aussi bienveillant alors qu'elles viennent de se disputer à propos du mari de Lauren ?
— Grazie, Maria. Charlène allons-y ?
Je remercie à mon tour notre hôtesse, dans sa langue :
— Grazie mille Signora Federighi, E stato un vero piacere di conoscerla (Merci beaucoup, Madame Federighi, c'était un réel plaisir de vous rencontrer).
Les deux consœurs se retournent brusquement sur moi, surprises.
— J'ai fait sept ans d'italien, annoncé-je en prenant mon manteau et mon sac.
La fierté se dessine sur le visage de Mrs Smith, et Maria me sourit, admirative :
— In questo caso, siete la benvenuta à L'Atelier d'Or, Signorina Mahé (Dans ce cas, soyez la bienvenue à l'Atelier d'Or, Mademoiselle Mahé).
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