Le nombre d'or
Iban se lève pour allumer la chaine Hi-Fi et envoie de la musique. J'ai encore le sang qui bout vivement dans mes veines et peine à redescendre de ma colère. Comment est Selena ? Est-elle plus jolie que moi ? Est-elle plus fine ? Est-elle de ces parisiennes bourgeoises ? Et Bastien joue-t-il a un double jeu ? Ou est-il sincèrement un de ces hommes empathiques ? La confiance... Allez, faut que je lui fasse confiance, il n'y a pas deux minutes, je me disais qu'il m'aime et que c'est le plus important. Je secoue la tête pour chasser les mauvaises pensées et comprends que je viens de m'absenter au point d'avoir loupé le début d'une conversation bien animée entre Iban et Toni, sur un homme que je ne connais pas, un prétendant à Iban apparemment.
— Ce n'est pas un Apollon, arrête un peu ! Tu vas le voir parce que t'as personne d'autre, ne te voile pas la face, vocifère Toni.
— La beauté, c'est relatif et propre à chacun, on est tous le moche de quelqu'un, conclut Iban, d'un ton détaché.
Je suis fière de toi mon chou ! pensé-je avec un tendre sourire.
— Ouais bin, y'a pas très longtemps j'ai regardé un documentaire super intéressant sur la beauté. A ce qui paraît, tout est une question mathématique. Genre tu additionnes tes avant-bras avec la longueur du bras, que ton nez mesure telle taille, bref vous avez compris... Et bien, si tu as la mauvaise addition, et bien, dommage pour toi, ricane Toni. Au cas contraire, tu serais d'une beauté sans pareille ! CQFD.
Clara semble se mordre la langue pour ne pas répliquer à sa petite amie. Iban, la bouche remplie de pizzas, mâche rapidement pour pouvoir lui répondre mais Bastien s'esclaffe :
— C'est quoi ces conneries ?
— Un doc sur le nombre d'or, dit-elle. Quoi ? Vous ne connaissez pas ?
Le nombre d'or. Nous l'avions évoqué une ou deux fois avec Lauren lorsque nous avions étudié du Leonard de Vinci : L'Homme de Vitruve. Une adrénaline forte me submerge et je tends l'oreille aux explications de Toni, prête à entendre ce qu'elle avait à dire sur la proportion divine.
— Et bien, c'est le nombre de Dieu. L'accord parfait de toutes équations pour l'esthétisme et la beauté, d'après Léonard de Vinci.
Je toussote, parée à pinailler. Je ne peux pas lui laisser dire d'âneries.
— Faux. Ce n'est pas de Vinci, et ce n'est pas le nombre de Dieu, contesté-je, sans lever les yeux sur elle.
— Je sais de quoi je parle, s'impose Toni, sans hausser le ton. Mon ex petite amie s'intéressait de près aux proportions esthétiques du nombre d'or. C'est pourquoi aussi je me suis arrêtée un temps sur ce doc à la télé.
— L'expression nombre d'or sert à désigner à la fois deux grandeurs différentes, expliqué-je levant mon index, sans faire attention au regard noir que Clara jette à Toni, la première est physique – plus précisément astronomique, la seconde est purement arithmétique. Ce nombre est égal, environ, à 1,61. Cela correspond à une proportion considérée comme particulièrement esthétique.
—Donc, c'est un accord parfait pour l'esthétisme et la beauté.
— Je ne dis pas le contraire. Je remets en question ta certitude que ce nombre est divin, tenté-je d'éclaircir le sujet.
— Bien sûr qu'elle est reliée à la divinité !
— Tu l’affirmes mais laisse-moi t'expliquer, commencé-je. Prêts pour un cours ? Tout d'abord, c'est dans les Éléments d'Euclide, le mathématicien grec, qu'on lit pour la première fois un traité sur les nombres irrationnels où le nombre d'or est mentionné. Mais la démonstration est purement géométrique. Les Grecs ont fait de ce nombre une figure mystique par la suite, en raison de sa présence obsédante dans le pentagone étoilé : le pentacle, auquel ils attribuaient une valeur symbolique. Trop long et bien trop compliqué à expliquer, car c'est très mathématique, je vais faire court d'accord ? Le cinq étant sacré, nombre de l'harmonie et de l'équilibre. Il symbolise l'axe reliant le macrosome (Univers – Ciel) au microcosme (Être humain – Terre). Cela date de la Préhistoire : les cinq pétales de la fleur, ou encore les dix doigts divisés en cinq par chaque main. Ainsi dont, la nature et le corps humain étaient déjà créés par le nombre d'or... comme par hasard. Fascinant, non ?
— D'où un créateur ! Tu vois ? Car sinon qui aurait inventé le nombre d'or ? Tu vas me dire que ce sont les néandertaliens, peut-être ?
— Oui, mais là, je te parle du début. Ils ne l'appelaient pas le « nombre d'or », Toni. Ceci est arrivé bien plus tard. Avant tout, laisse une place importante à Léonard de Pise, l'un des plus grands mathématiciens italiens du Moyen-Age.
— Qui c'est, celui-là ? demande Clara, elle aussi intéressée par le sujet.
— Vous en avez déjà entendu parler... Fibonacci.
— Oh mais oui, bien sûr ! s'exalte Bastien, à son tour épris par mes explications. La suite de Fibonacci. 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21, etc. C'est ça ?
— Exact, chéri. Cette série déboucherait sur le nombre d'or, et c'est cette suite qui va tout déclencher.
— Donc c'est lui qui a inventé le nombre d'or ? Non parce que ça devient long là, s'impatiente Iban, légèrement penché au-dessus la table, la même concentration que lorsqu'il regarde Déco sur M6.
Je souris fièrement, gardant un peu de suspens à mon récit.
— J'y viens. En 1509, Luca Pacioli, mathématicien et moine franciscain, écrivit la Divina proportiona. Il semble que ce soit le premier traité consacré au nombre d'or. Cela parle de ses propriétés mathématiques, ses attributs esthétiques, sans oublier certains aspects mystiques. Et... l'ouvrage est illustré par Léonard de Vinci, lui-même ! Le terme de « Divine proportion » revient donc à Pacioli, pas à De Vinci. A chaque fois, on en revient à lui, bien que grand inventeur, on ne va pas tout lui attribuer. Bon et peu après, l'astronome Kepler qualifie la sectio divina de « joyau de la géométrie ». Et enfin, c'est au tour de De Vinci d'utiliser l'expression de « section doré » ou « section d'or ». L'expression « nombre d'or » - pour désigner le nombre des mathématiciens – serait entrée dans l'usage à l'époque contemporaine.
— Pourquoi me contredire sur l'aspect divin du nombre d'or, alors ? Car jusqu'à présent ce sont, je te cite, des découvertes.
— Patience, ma chère Toni, dis-je d'une voix douce. Le mystère qui réside dans le nombre d'or se trouve dans le secret le plus absolu de la secte extrêmement fermée qui réunissait Pythagore et ses disciples. Secret qui ne pouvait être violé sans que le coupable encoure les plus terribles châtiments humains et divins. Mais, au fil du temps, il y a eu des fuites.
— Et dire qu'on pense que notre société s'empire, elle n'a jamais changé, paraphrase Clara en secouant la tête.
J’acquiesce durement.
— Suivant les pythagoriciens, l'harmonie de l'Univers était une harmonie de nombres, continué-je. Parmi ces nombres irrationnels, le nombre d'or tient une place privilégiée dans la géométrie des décagones et pentagones, car ils comportent respectivement encore ces chiffres : dix et cinq, pour leurs côtés.
— Je n'ai toujours pas compris cette obsession pour ces nombres, demande Bastien, son coude sur le dossier du sofa, le corps tourné vers moi. Le dix étant le multiple de cinq, ok. Mais pourquoi cette fixette sur ce chiffre ?
— Chez les Anciens, c'est une valeur très symbolique les nombres, tu sais. Pourquoi ? Je n'en sais rien, lui expliqué-je. Ce que je sais c'est que le cinq est la représentation parfaite et géométrique du nombre d'or : le pentacle, le pentagone étoilé, l'axe, l'équilibre. Ceci étant, cette divine proportion par et selon Luca Pacioli, possède plusieurs des attributs de la Divinité. Elle est unique, comme Dieu, sinon on ne la nommerait pas ainsi.
— Voilà, j'ai raison, merci, se félicite Toni, comme mettant fin à ce sujet.
— Mais ! Parce qu'il y a toujours un « mais ». Est-ce une simple hypothèse ou une réalité arithmétique ?
— Tu fais chier maintenant, intervient Iban. Tu veux en venir où ?
— L'art, voyons ! La réponse peut se trouver dans les œuvres des artistes, poursuis-je, un doigt sur mes lèvres. De la Renaissance à l'époque contemporaine – si l'on s'en rapporte à l'analyse des différentes œuvres de peinture, de gravures, de dessins ou d'architectures – certains artistes en ont usé systématiquement, soit directement des propriétés de la divine proportion, soit indirectement par les figures géométriques associées au nombre d'or comme le pentagone, le décagone etc... C'est dans le milieu de la littérature, de la poésie et des arts, que l'on rencontre, et de beaucoup, le plus d'adeptes du nombre d'or. Harmonie. Divin. Foi. Tout est lié. Ainsi, l'intérêt que l'on porte au nombre d'or présente souvent un caractère religieux. C'étaient les mœurs de l'époque, ne l'oublions pas ! Il suffit juste d'analyser les peintures d'autrefois pour y trouver nombre de symboles religieux ou mythologiques. Tout tournait autour de la Foi et les artistes y croyaient. Certes, il est possible que certains artistes ignoraient absolument tout de la géométrie du nombre d'or et s'y soumettaient d'instinct. Seule la série de Fibonacci et les schémas géométriques des polygones les plus simples leur étaient familiers. Beethoven ou Rembrandt ne l'ont jamais utilisé et pourtant, leurs œuvres sont basées sur cette proportion.
— Mais y'avait une méthode, non ? demande Toni.
— Eh bien, plusieurs artistes créent ou déclarent créer d'instinct et sont, de ce fait, incapables de formuler les règles auxquelles ils obéissent, souvent indifférents à ces règles. Après, faut savoir que beaucoup de créateurs dans quelque domaine que ce soit, ne souhaitent pas dévoiler leurs « secrets » ni leurs astuces. Mais, effectivement, il y a certains qui ont utilisé une méthode. C'est le cas, lors de la Renaissance, de Piero della Francesca, d'Albert Dürer et de De Vinci. Et à notre époque, il y a le peintre Sérusier ou l'architecte Le Corbusier. D'autres ont fondé consciemment leurs compositions sur des ossatures géométriques, rigoureusement établies. Et ce sont des monuments des plus incroyables, dont leur mystère reste encore entier.
— Lesquels ?
— La pyramide de Khéops et le Parthénon en font partie. Vous saviez que c'est de ce monument que la lettre grecque phi (φ) a été inventé par Théodore Cook, pour désigner le nombre d'or ? La façade du Parthénon a été décoré par un sculpteur grec du nom de Phidias, celle où il y a la statue d'Athéna, et on peut retrouver la présence du nombre d'or, dis-je, tout sourire.
— Incroyable ! Et dis-nous une peinture vraiment très célèbre basée sur cette méthode, s'empresse de demander Iban.
— La Naissance de Vénus, de Botticelli. Il a décelé toutes les facettes de la beauté dans la composition, recouru à des schémas universellement usités, doué du génie de « l'Art de Géométrie », il a innové, variant les diagrammes de ses compositions en fonction des exigences du thème à illustrer. Pour faire simple, il a utilisé la géométrie du nombre d'or. Il suffit de regarder ses œuvres et recréer les schémas par-dessus pour y retrouver un triangle isocèle, ou dans le cas de La Naissance de Vénus du rectangle d'or qui respecte parfaitement ses dimensions. Le tableau fait 172,5 × 278,5 cm.
Je prends un papier et un stylo puis leur écrit la division suivante : 278,5/172,5 = 1,61.
— 1.61 est la lettre grecque phi. Lettre qui figure dans l'équation de la suite de Fibonacci. 1.61 est le nombre d'or.
La musique est soudain plus forte qu'en fond. Quatre paires de yeux me fixent, hagards.
— Il y a les diamètres correspondant à la divine proportion dans son tableau aussi, les deux cercles, le rectangle d'or... Bref, ce serait trop long et je n'ai pas la toile sous la main non plus. Enfin bon...
Je baisse la voix, consciente que la simple plaisanterie de la conversation à virer en un cours de Maths Sup'.
— Tout ce discours pour te dire, Toni, que le nombre d'or peut être divin ou simplement mathématique. Chacun l'interprète à sa façon.
Lorsque je finis mon discours, tous me regardent bouches bée.
— Quoi ?
— Tu as lu dernièrement un livre sur le nombre d'or ? me demande Bastien, interloqué.
On entendrait une mouche volée.
— Euh non. Pourquoi ? dis-je simplement, ne comprenant pas sa question.
— Est-ce que tu te rends compte de la précision à laquelle tu as su nous définir le nombre d'or ?
— Et bien, quand on est passionné, je suppose qu'on retient énormément de détails, non ? réponds-je un peu hésitante en les regardant les uns les autres, tous tournés vers moi, toujours hébétés.
Bastien me dévisage avec tendresse avant de poser ses lèvres sur les miennes.
— Incroyable ! Merci pour cette définition, conclut alors Toni pour casser le silence, puis s'adresse à Iban : mais pour en revenir à l'essentiel, ton Fabien, il a vraiment une tête en diagonale et non géométriquement pentagonale, tu saisis maintenant ?
— Ah ! Mais depuis tout à l'heure tu parles de Gueule en Biais ? crié-je, surprise.
— Mais arrête de l'appeler comme ça, il s'appelle Fabien Galanvier, s'exclame Iban, en tapant sur ses cuisses.
Clara, Toni et Bastien pouffent de rire.
Gueule en Biais, Galanvier. Bonnet blanc, blanc bonnet.
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