Dangereuse confrontation
En enfilant ma combinaison, je ne cesse de réfléchir à ce Delacroix. Pourquoi diable Dauger a-t-il voulu que j'assiste à l'étude d'authenticité de la toile ? Les œuvres des Maîtres peintres ne peuvent être restaurées par une stagiaire. Je souhaite rester humble et lui dire que je ne suis pas assez expérimentée pour cette tâche. Une partie de moi se dit toutefois qu'il a, à coup sûr, de bonnes raisons de m'impliquer, que c'est à moi de prouver que j'en suis capable.
Je me dirige vers l'atelier, où m'attend le nettoyage d'une toile sans grande valeur. Discuter de la vente privée avec Chambers et les deux spécialistes ne me concerne pas et Dauger m'a laissé prendre congé pour finir ainsi mon travail.
Pinceau large et sec en main, je dépoussière lentement chaque recoin du tableau. Cela peut durer un moment, l'application doit être soignée. Une fine mèche chatouille le bout de mon nez et je finis mon dernier coup de pinceau.
Concentrée, je prépare méticuleusement un mélange de térébenthine et d'huile de lin rectifiée. Devant le tableau, j'applique le composé avec un chiffon doux, l'essence nettoie la peinture et l'huile nourrit la toile et ravive les couleurs. Mon inséparable chiffon de coton blanc près de moi, je termine le nettoyage en insistant légèrement dans les endroits où la crasse s'est déposée, sans frotter.
À travers la fenêtre, les rayons de soleil sont plus éclatants, l'heure a dû tourner sans que je m'en aperçoive. Appliquée dans mon entretien, je n'entends pas la porte s'ouvrir. La voix modulée et tonitruante de Pascal Durand me salue. Je sursaute et me retourne vivement :
— Oh ! C'est vous.
Il scrute l'ensemble de l'atelier avec attention avant de s'adresser à moi :
— Je vous ai fait peur ? Je m'en excuse, ce n'était pas dans mes intentions.
Le voir entrer sans frapper me met très mal à l'aise, comme à chaque fois que je me retrouve dans la même pièce que lui. Il aspire toute l'oxygène environnant. Je me tourne vers mon chevalet, ne sachant quoi répondre.
— J'aimerais m'entretenir avec vous. En privé, insiste-t-il sur ce dernier en claquant la porte.
Je n'ai pas envie de jouer à la maligne lorsque nous sommes seulement tous les deux, avec, en prime, la porte fermée. Alors, je hoche la tête contre mon gré.
Il s'avance vers moi, en prenant soin de marcher lentement, les mains derrière le dos et le menton relevé.
— Je souhaitai vous dire que vous pouvez me demander toute l'aide que vous voulez ici. Pas besoin de passer par une tierce personne.
— Je ne pensais pas que cela vous tenait à cœur.
— Très.
Je déglutis, le cœur battant aussi fort que pour un marathon.
— Ne soyez pas intimidée par moi. Et s'il y a quelque chose dont vous aimeriez me parler, dites-le-moi. Nous sommes plus que de simples connaissances et je serai ravi de pouvoir dépasser ce stade-là.
Je hausse les sourcils et sa voix s'adoucit.
Durant ces deux dernières années, mes visites répétées chez Camille m'amenaient à passer du temps avec lui, quand il faisait acte de présence. Bien qu'il me reçût avec courtoisie, par des dîners copieux et un service impeccable, lorsqu'il était dans les parages – comme aujourd'hui – il m'imposait un embarras étouffant. Certes, sa politesse n'était pas à taper sur les doigts, mais il était aussi collant qu'un chewing-gum sur un pantalon passé à la machine à laver. J'avais l'impression que son intérêt pour moi, trop prononcé, déclenchait mes alarmes instinctives de défense.
C'est avec grâce qu'il tentait de me sourire, et pourtant, sa raideur légendaire ne le rendait pas plus sympathique. En vérité, je ne saurai comment expliquer cette gêne. Il n'avait pas de mauvaises manières et n'était trop cruel. Alors, quoi ? Était-ce parce que je ressentais une approche malsaine ? Ou était-ce simplement dû à ce personnage et arrogant qu'il était, m'effrayait ? Peut-être m'imaginais-je des scénarios et qu'il n'aspirait à aucune arrière-pensée.
Quant à Camille, elle devenait muette dès qu'il était présent. L'ambiance était tendue.
Pour finir, son éternel narcissisme à répéter les « moi » à l'affilé et les « je » continus, m'exaspéraient.
— Je pense que la relation professionnelle sera suffisante, Maître Durand, réponds-je gentiment.
Il ne dit rien, ses yeux me fixent comme deux fentes. Le souffle court, je le vois s'approcher de plus en plus près. Mon sang palpite bruyamment dans tout mon corps, comme s'il se préparait à une attaque.
— Enfin, Charlène. Il y a un peu plus entre nous, voyons..., ajoute-t-il dans un léger murmure.
— Je ne pense...
— Chut ! s'exclame-t-il, un doigt sur mes lèvres.
J'ai un mouvement de recul et il s'arrête un temps sur ma bouche.
— Pardonnez mon franc-parler, répliqué-je. Mais la première impression que j'ai eue de vous, Maître Durand, ne m'a pas semblé amicale, voyez-vous ? Vous m'obligez à vous appeler Maître ! Si vous souhaitez que nous soyons plus cordiaux, je préférerais Monsieur. Je ne suis pas l'une de vos clientes ni votre bonne. Je suis venue plusieurs fois chez vous et l'entente a été bienveillante, mentis-je. Faut-il parfois dissocier le travail et la vie privée, vous ne pensez pas ? Je suis désolée si je vous ai laissée croire à plus....
Je détourne la tête, indifférente, tandis que lui me saisit par le coude d'un geste vif. J'en lâche mon chiffon et me poste devant lui, yeux dans les yeux :
— Ôtez vos mains de mon bras, s'il vous plaît, chuchoté-je en décortiquant mot par mot.
— Je vous demande un peu plus de respect à mon égard, Mademoiselle Mahé. Est-ce si compliqué ?
La lueur de défi qui scintille à travers le gris de ses yeux, me confirme qu'il est grandement sérieux.
— Si vous ne me lâchez pas, je crie.
Il desserre ses doigts rapidement, la main bien plate et le sourire aux lèvres. Il ajuste sa veste et change de ton, d'une voix solennelle :
— Nous avons mal commencé. Si vous souhaitez revenir passer une soirée avec ma fille, sachez que je me ferai un plaisir de dîner avec vous deux. Nous pourrions faire plus ample connaissance et repartir sur de bonnes bases. Et pourquoi pas me parler de ce Delacroix que vous allez restaurer avec M. Dauger ?
— Je ne pense pas aider M. Dauger sur un travail aussi important, Maître Durand.
— J'ai tout réglé, ne vous en faites pas.
Le commissaire-priseur tourne les talons, pose sa main sur la poignée de la porte et finit par me dire :
— Au plaisir. Et dorénavant, appelez-moi Monsieur Durand.
Le souffle court, j'attends qu'il s'en aille, accours vers la porte et verrouille afin de respirer un bon coup.
Désormais, l'air me semble à nouveau respirable et je prends le temps de calmer les battements de mon cœur qui se sont sérieusement affolés pendant cet échange. Décidément, cet homme est vraiment méprisable.
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