Devant la faculté

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Les yeux fermés, dos appuyé contre le mur de l'enceinte de l'Université, je soupire. C'est l'heure du déjeuner et les étudiants profitent pour sortir dans les rues de Paris en quête d'une brasserie ou d'un fast-food pour se restaurer. Mon sac sur l'épaule, ma veste à bout de bras, j'ai chaud. Alors que j'attends Camille, partie aux toilettes pour se remaquiller, je tente de ne pas penser à ce que je viens de vivre. Je suis agacée par mon comportement. A cause de l'alcool, j'ai laissé mes désirs prendre le dessus sur ma raison et voilà où j'en suis ! Quelle idiote ! Je souffle un bon coup et fais le vide dans mon esprit mais une voix se distingue parmi toutes les autres, avec un léger accent anglais, tout près de moi.

— Le Cosi ? Quelles sont les spécialités gastronomiques de ce restaurant ?

— Devine, James, entends-je Mollet lui dire.

— Le Cosi, c'est une consonance italienne non ? demande-t-il de sa voix rauque et profonde. Je dirai peut-être spécialités méditerranéennes ?

— Bingo ! Spécialités corses et provençales. Nathalie a choisi ce restaurant justement grâce à ses origines du Sud. L'endroit y est très cosy.

J'ouvre immédiatement les yeux et le cherche du regard. Ils marchent à quelques mètres sur ma gauche. J'exulte intérieurement. Le cœur battant, les frissons sur les bras, le chatouillement dans le cou et le souffle court, je fixe sa nuque. Ma main voudrait venir la caresser en y passant mes doigts à la naissance de ses cheveux.

— En tout cas, la cuisine méditerranéenne ne me repousse pas, ajoute James, poliment.

Il étire ses lèvres en un sourire conciliant. Comme ce fil invisible qui lie deux êtres sans cesse à la recherche de l'autre, il fronce les sourcils et balaye la foule d'un regard, pressé. Puis il me voit. Je ne bouge pas. Ne cille pas. Ne souris pas. Je l'examine en sentant mon cœur s'arrêter. Ressentir une ardente envie de m'avancer vers lui et de le saisir par le bras pour lui dire à quel point il est à tomber. Mais je ne fais rien. À son tour, il abaisse ses yeux en remontant ses lunettes et continue son chemin. Il a suffi d'un instant pour casser la magie de notre habituel échange visuel qui s'exprime plus que nos mots : une envie coupable.

Son allure désinvolte détourne les têtes des filles qui le croisent. Sa carrure envoûtante dépasse grandement celle plus chétive de son collègue. Sa prestance s'impose uniquement parce qu'il n'en prend pas conscience.

— Salut.

À ma droite, Gaël Ferroni, reconnaissable par son parfum musqué et son timbre de voix unique, pose son épaule contre le mur, près de moi. Je ne tourne même pas la tête, toujours éprise par le professeur de symbologie.

— Salut, Gaël, réponds-je, d'une voix neutre.

— Comment tu vas ?

— C'est à toi qu'il faut dire ça. J'ai cru comprendre que tu as du mal à te remettre de ta rupture avec Camille.

— Ouais... mais ça va mieux, dit-il légèrement trop enjoué.

— Tant mieux. Tu es un gentil garçon. Tu ne devrais pas te tracasser pour elle, tu mérites mieux, précisé-je avec monotonie.

— Sais-tu que tu parles de ton amie, là ?

— On a eu quelques différends, souviens-toi.

James et Mollet ont traversé le boulevard.

— Mon frère et Iban n'ont cessé de te mettre en garde contre elle. Pourquoi tu ne te méfies que maintenant ? s'intéresse Gaël en sentant qu'il se redresse à côté de moi.

Je ne réponds pas. Oui, pourquoi ?

— Qu'est-ce que tu as à le fixer, ce prof ?

— Lequel ? demandé-je toujours sans intonation. Il y en a deux.

— Arrête de me prendre pour un imbécile. Qui regarderait Mollet ? Je te parle de James Taylor.

Je cache ma surprise.

— À ce que je sache, ce n'est pas ton enseignant. Comment le connais-tu ?

— Mon père. Apparemment, il l'a rencontré lors d'une soirée mondaine à Londres il y a quelques années.

— Le monde est petit, ajouté-je sans grande joie.

— Comme quoi, continue-t-il. Il est très sympa, pas bouffi d'orgueil avec la réputation qui le précède.

— C'est-à-dire ?

— C'est un très bon expert en art. Un des meilleurs.

— Ah ! Je l'ignorais.

Pourtant ce n'est pas comme si j'avais essayé quelques informations sur Internet au sujet d'un Taylor et de la symbologie. Je suis vraiment nulle avec la technologie. Ai-je réellement envie de fouiner sa vie maintenant que je sais son prénom ? Si je cherche à le faire, j’en saurais trop, et j’aimerais tourner cette page… Gaël me coupe dans mes réflexions :

— Et dans l'enseignement, comment est-il ?

— Doué. Il est vraiment très doué, dis-je en hochant la tête.

— Ah ! Si Charlie Mahé l'affirme, c'est qu'il doit être impressionnant.

— Il sait de quoi il parle, ça c'est sûr.

— Bon, j'te laisse..., bougonne-t-il avant de conclure : Camille.

Il s'interrompt et je décroche ma contemplation pour poser mon attention sur la rouquine qui vient de se poster devant nous. Les deux ex se scrutent avec mépris avant qu'il entre dans la fac. Au loin, Taylor et Mollet deviennent de simples silhouettes se confondant aux autres parisiens.

— Qu'est-ce qu'il te voulait ? me balance Camille.

Je l'avais oubliée. Rien qu'au ton de sa voix, je suis capable de poursuivre les questions-réponses mot pour mot.

— Me saluer.

Comme avec Gaël, je ne la regarde pas. Mes pensées se bousculent vers un autre problème, et, à vrai dire, leurs histoires m'indiffèrent.

— Et pourquoi ?

— Parce que c'est ce que font les gens qui s'apprécient.

— Ah. Tant mieux pour vous alors, ajoute-t-elle, une pointe d'agacement dans la voix.

Un silence s'installe, dans lequel je comprends qu'elle est vexée. Le feu de la jalousie la consume tellement qu'elle peut me servir de chauffage.

— Tu m'expliques ce que tu as depuis ce matin ? Tu es ailleurs, reprend-elle, comprenant que je ne rentrerai pas dans cette discussion infantile.

Les deux collègues ont disparu au coin de la rue et enfin je gratifie Camille d'un sourire.

— Alors, on mange où ce midi ?

La brasserie à laquelle nous avons décidé de manger est remplie d'étudiants. Nous choisissons nos sandwichs et nous nous installons face à face près de la vitrine, me laissant à loisir la vue de la vie parisienne qui grouille de personnes aux pas vifs, tandis que Camille jacasse à m'en casser les oreilles. Le répit cesse lorsque sa bouche est pleine.

Bien que l'on se soit reparlé, quelque chose s'est brisé de mon côté. Je la considère aujourd'hui comme une copine de cours et non plus comme une amie. J'essaye en vain de retrouver cette amitié si forte que nous avions, c'est sans compter sur les quelques mois de trêve où elle m'a montré un visage, une facette d'ailleurs semblable à celle de son père : sournoise et dominatrice. J'aurais pu lui confier mon aventure avec James. Cependant, je ressens une infime méfiance qui m'ordonne de la boucler et, à la façon dont elle l'éloge depuis trente minutes, je risque d'aggraver le froid qui s'est installé entre nous depuis que je l'ai attrapée sur sa relation avec Frank Mollet. Aujourd'hui, je ne vaux pas mieux.

Je profite de l'incruste de Liam Rocha à notre table pour m'éclipser. Entendre Camille fantasmer sur James Taylor peut me rendre assez fière de l'avoir eu en intimité rien qu'à moi, mais venant d'elle, ça m'agace. Ses dires sont salaces, obscènes et parfois, je me demande si ce sont les femmes ou les hommes les plus crus dans leur rapport au sexe.

Cet après-midi, j'ai un cours sur l'architecture et sculpture antique suivie de l'art de la Grèce antique. À seize heures, je finis ma journée et je cherche désespérément comment aborder James sans qu'aucun de ses collègues ni des élèves ne nous surprennent. Après longue réflexion, je sais pertinemment que cette histoire doit rester derrière nous. Avoir une relation secrète - quelle que soit la nature - doit être bannie de l'enceinte de l'Université. C'est pourquoi, une discussion s'impose, d'adulte à adulte. Devrais-je prendre le même itinéraire que lui ? D'ailleurs, à quelle heure finit-il ? J'essaierai de lui parler à la fin du cours, vendredi, dans ce cas. Cinq jours… c’est long.

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