Rien ne vaut qu'un bon proverbe
En ce début d'octobre, je constate qu'à bien des égards, cette dernière année de Licence ne sera pas de tout repos. Nous avons déjà une montagne de devoirs dans chaque enseignement. Si je ne suis pas à la bibliothèque, ni en cours, je suis enfermée dans ma chambre. Deux semaines seulement et les enseignants veulent notre mort par burn out.
La plupart des étudiants commencent à chercher leur stage pour avril prochain : trois semaines au sein d'une entreprise en rapport avec notre cursus. Une corvée de moins pour moi, car Victor Dauger a d'ores et déjà signé ma convention de stage pour la période demandée. Jusqu'à présent, je n'exerce que le samedi en donnant un petit coup de main, mais plusieurs jours devraient m'aider à approfondir mes connaissances. À la suite de notre expérience professionnelle, un exposé détaillé sur un sujet de notre choix, doit être rendu et va compter parmi les résultats des partiels, afin d'obtenir notre Licence. Huit mois ! Huit petits mois et je peux m'inscrire à l'Académie de France à Rome, à la Villa Médici pour restauration d'œuvres d'art et monuments. Maria me garde une place, à condition de réussir mon passage devant le jury d'admission. Chaque chose en son temps. Ma Licence, ensuite le jury et à moi l'Italie !
En plus de nos journées sans fin à avoir le nez collé aux classeurs, livres, cahiers et autres archives, le temps automnal ne nous remonte pas le moral. Une semaine que la pluie martèle nos fenêtres, inonde nos caniveaux et fait déserter les squares, d'ordinaire encore bondés d'enfants à cette période. Pourtant rien n'arrête, ni les parisiens, ni les touristes. Les monuments historiques de Paris, les cafés couverts en terrasse et chauffés regorgent de monde. Restaurants y compris. Les familles, elles, vont dans leurs bibliothèques de quartier et les librairies déploient leurs meilleures sorties de la rentrée littéraire.
J'aimerais tellement me conformer à leurs loisirs, mais les priorités sont les priorités. Alors, je démoralise à travers l'intempérie, complice de mes obligations estudiantines. Tout se meurt : la déprime du retour des vacances, les jours qui rétrécissent et qui nous rapprochent de l'hiver. Les arbres, fatigués de la lourde abondance d'eau, perdent leur feuillage, et les fleurs, si jolies, font tête basse.
La seule exaltation reste le cours de James. La rumeur ne s'est pas trompée : il est un génie de la symbologie. Un parfait expert en œuvres d'art. Un passionné de l'Art Moderne, mais par-dessus tout de l'Art de la Renaissance. Il est pédagogue et tenace avec ses élèves. Ses réponses sont précises et très explicites. Il veut savoir de quoi sont capables ses étudiants en leur laissant la parole. James Taylor est un talentueux orateur qui tient son auditoire simplement par son allure leste et sa posture guindée. Sa passion nous emporte avec lui à chacune de ses initiations surhaussées d'humour et de suspense.
En six cours, nous avons pu décortiquer, analyser symboliquement des tableaux tels que l'Adoration de l'Agneau mystique des frères Van Eyck, Le Repas chez Lévi de Véronèse ou encore La Descente de croix de Rubens. La connotation religieuse symbolisée par des couleurs, des allégories, des personnages, des perspectives, des animaux ou d'un esthétisme propre aux peintres, est gargantuesque. Seul un initiateur peut vous happer par ses connaissances. Si un homme tel que lui ne vous inculque pas l'art et la symbologie, la peinture demeure juste une toile sans fond. Certes, grandiose par sa taille et sa perfection du pinceau, néanmoins, vous passerez votre chemin sans y avoir pris un temps de réflexion et sans avoir compris le message qu'elle décèle.
Nos échanges ressemblent à un match de tennis. L'un envoie la balle de façon à déséquilibrer l'autre et c'est à celui qui aura le dernier mot, la bonne formule ou la meilleure définition, que revient le point. Cela l'amuse, je le perçois dans ses yeux.
Il est séduisant, intelligemment perspicace, introverti et passionné par son travail. Tous ces adjectifs d'homme mature devraient m'éloigner de lui, dû à notre différence d'âge. Et pourtant, chaque partie de son corps, chaque allocution sont des objets de désir. Inconcevable de lui montrer quoi que ce soit qui pourrait tirer la sonnette d'alarme, je préfère jouer à l'élève modèle et le taquiner, ou l'impressionner, je l'avoue aussi.
Lorsqu'à la boulangerie, James m'a effleuré de son bras, j'ai voulu découvrir son visage la minute d'après. Quand j'ai plongé dans le ciel bleu de ses yeux Chez Plumeau, j'ai souhaité connaître tous les fils de sa personnalité. Et dès l'instant où nous avons échangé quelques mots au Carmen, j'ai tenu à soulager tous mes désirs par le biais de son ingéniosité. Lors de notre nuit, mes fantasmes assouvis, j'ai essayé de me promettre de ne plus rien partager avec lui. Ni sexe, ni mots, ni regards.
Par ailleurs, nous avons été clairs tous les deux : plus rien entre nous. Alors, pourquoi ses yeux parlent-ils toujours autant lorsque je lui réponds ? Je le sens incertain par moment, avant de reprendre son rôle de professeur. Et le jeu de séduction que nous avons créés durant les cours me rapproche de lui, de plus en plus, et dangereusement. J'ai peur de perdre pied, alors il y a des jours où je suis distante, j'essaye de ne pas le regarder, d'en être indifférente.
Un jeudi après-midi, peu avant son cours, nous nous étions croisés dans le couloir de la faculté. Il cherchait désespérément son itinéraire – une manie par le rectorat de changer de site, de salle de cours et même d'enseignants. Avant de me demander son chemin, je l'avais surpris à prendre une bonne bouffée de courage pour m'adresser la parole, puis ensuite de m'avoir reluquée quand je me suis retournée sur lui. Même si j'avais eu une envie folle d'exploser de rire, je suis restée impassible. Il ne fallait pas qu'il sache à quel point j'étais troublée par sa présence. Que je le cherchais du regard les jours où nous devions nous voir.
En vérité, c'est un combat sans fin entre moi et moi. Laquelle aura le dessus ? La « moi de la raison » ou la « moi de l'impulsion » ? Je ne comprends pas tous les signes qui se présentent encore autour de moi. Si lui et moi devions être ensemble, pourquoi tant d'interdits dans la relation ? Mais si nous ne devions pas l'être, pourquoi autant de rencontres, jusqu'à l'avoir plusieurs heures en face de moi, trois fois par semaine ? C'est à n'y rien comprendre. Lauren m'aurait bien aidé à répondre à ses épuisables questions, qui embrouillent non seulement mon intention mais aussi tout détachement.
D'ailleurs, un proverbe français me vient en tête : « En vain aux passions la raison crie : arrête ; l'homme court à l'abîme en détournant la tête. »
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