L'Amour sacré et l'Amour profane [1/2]
Au-dessus du diaporama, James Taylor se racle la gorge en remettant de l'ordre dans ses feuillets. Nous sommes dans sa sphère et rien ne viendra le déstabiliser. Debout près de moi, mon bras gauche frissonne à son parfum placide et frais. J'aurais juré qu'il avait lui-même réagi à ce frisson. Cependant, imperturbable, il remonte ses lunettes de son index et d'une voix distincte annonce le cours :
— Aujourd'hui, nous sommes en 1514, M. Frester pouvez-vous éteindre la lumière, s'il vous plaît ?
Illico presto, Jérôme s'acquitte à son devoir d' « assombrisseur de salles ». « L'éclaireur », c'est Vincent.
Plongé dans la pénombre, les rideaux filtrent seulement quelques éclats de lumière et L'Amour sacré et l'Amour profane du Titien s'offre devant mes yeux.
Quelque chose en moi s'épanouit et une autre s'efface. Envoûtée par le tableau dans cette pénombre, il n'y a que ces deux femmes et moi dans cette salle : l'amour terrestre et l'amour céleste. Mais laquelle est-elle ?
— Le Titien. Qui peut me donner une brève biographie de ce peintre ? Oui, M. Lazare ?
— Tiziano Vecellio est né en 1488 en Vénétie. Il est un peintre venu tout droit de l'école vénitienne mais il est aussi graveur. Il est considéré comme l'un des plus grands portraitistes de son temps et il fut également l'élève de Giorgione, le fameux peintre de la Vénus de Dresde, œuvre qu'il va lui-même finir.
— Rubens, Van Dyck, Rembrandt, Nicolas Poussin, Watteau, Vélasquez et Delacroix sont des héritiers de la peinture du Titien, par l'empâtement sur toile, la tâche, le style et la touche vigoureuse font partie des composantes des couleurs de Venise, m'inséré-je. Tous l'ont pris comme modèle.
— Très bien, Lazare et Mlle Mahé, nous félicite Taylor, en s'avançant vers le tableau, un stylo à la main. Venise a son propre style pictural et il en est précurseur, bien qu'il ait aussi appris de l'école vénitienne. Parlez-moi un peu de l'aspect historique du tableau ?
Je suis désormais sur les Champs de Mars, une brise printanière balaye ma chevelure dont une mèche s'accroche à la commissure de mes lèvres. Un livre d'art sur la vie du Titien sur mes genoux. Un cahier en main, je retranscris quelques détails importants sur sa vie puis avec détermination, tourne la page suivante. Celle-ci m'engloutit par la magnifique toile de ces deux êtres féminins sacrés, représentant deux amours différents. Elle m'a prise aux tripes : que devrons-nous être, nous, femmes ? L'objet du fantasme - tant convoité - et expier nos chimères comme nous le souhaitons ? Ou rester une femme amoureuse et fidèle au risque de ne pas l'être en retour ? Laquelle des deux choisir ? Et c'est entre ces lignes que je découvre les réponses.
Salle F366
Je reprends la parole dans un monologue qui ne demande aucunement à être coupé :
— Titien a peint ce tableau en 1514 alors qu'il avait vingt-cinq ans lorsqu'on célébra le mariage de Nicolò Aurelio, grand chancelier de la république de Venise et de Laura Bagarotto la même année. C'est à Titien que Nicolo Aurelio s'adresse pour la commande d'un tableau en l'honneur de sa future femme : Titien peindra deux femmes au bord d'un bassin avec un chérubin, dans un paysage. Ce tableau a été interprété de nombreuses fois déjà au XVIIIème siècle puis, dans les années 1930 où les historiens d'art se sont accrochés à une analyse moins moralisante, plus complexe et surtout beaucoup plus convaincante et émouvante de l'œuvre. Chose contraire aux temps où il a été peint.
— Nous entrons, en effet, dans le sujet, assure le professeur. Otto Pächt dans Question de méthode dans l'histoire de l'art s'est exprimé sur ce débat, je cite : « Jusqu'en 1910, les spécialistes de Titien considèrent souvent que la figure nue représente l'Amour céleste et celle qui est habillée, l'Amour terrestre. Moritz Thausing, historien de l'art, s'exclamera qu'il serait impossible de déterminer celle qui doit incarner l'amour céleste. » Dans ce cas, à nous d'interpréter ces deux femmes, et ce qu'elles représentent. N'oubliez pas, tout est subjectif. Si vous avez les arguments symboliques et historiques à la fois, vous pouvez ainsi renverser l'interprétation du tableau et remettre au grand jour une nouvelle hypothèse. Par ailleurs, nous pouvons également trouver les mêmes analyses que nos prédécesseurs. Je vous écoute.
De mémoire, une conférence a eu lieu il y a des mois de cela, quand Lauren était encore de son vivant. Elle m'y a amené : c'était sur l'art vénitien et la philosophie humaniste sur l'amour à l'époque du Titien.
Je lève la main.
— Oui ? Mademoiselle Mahé ?
— Un poète et philosophe néoplatonicien durant la Première Renaissance italienne, de l'Académie des Médicis parle de l'idée des deux Vénus, des Geminae Veneres - des Vénus jumelles - personnifiant l'une comme la beauté éternelle, inaccessible, et l'autre comme la beauté visible et périssable. De surcroît, on trouvera encore dans le célèbre recueil d'emblèmes de Giovanni Campani, à la fin de la Renaissance, deux personnages féminins, deux allégories qui auraient la plus grande ressemblance avec les deux très belles femmes du Titien, en particulier pour ce qui relève des attributs : la flamme, symbole de l'amour de Dieu, dans la main gauche de la jeune femme nue, et le somptueux costume profane de la seconde, même si ces deux figures ont des valeurs morales différentes et désignent, dans ce cas, le Bonheur éternel - Felicita eterna - et le Bonheur fugitif - Felicita breve -. Cette confrontation entre une Vénus nue et une Vénus habillée aurait été au final familière aux cercles d'artistes humanistes de l'Italie du Nord. C’étaient là toutes les mœurs de la société de cette époque vis-à-vis des femmes.
Nous entendons une mouche volée. Ai-je dit une connerie ? M.Taylor reste stoïque un moment avant de sourire :
— Impressionnant ! s'exclame-t-il avant de lever son stylo, il est prêt au débat.
Le souffle court, excitée à l'idée d'épiloguer sur la symbologie, mon oreille se tend à son étude :
— Panofsky, également historien de l'art et essayiste allemand du début du XXème siècle, décrit en ces termes le contenu de l'allégorie de Titien : La Félicita eterna veut convertir son interlocutrice qui s'enferme dans une réserve muette ; la femme à qui s'adressent ces trésors d'éloquence n'est pas une prude mortelle qu'on veut amener à de meilleurs sentiments, mais la personnification d'un idéal de vie encore attaché aux choses éphémères, aux parures et aux fleurs, et qu'une sœur plus âgée - on serait tenté de dire la meilleure partie de son moi - incite à faire un retour sur elle-même et purifier ses mœurs, finit-il.
Cette toile semble discuter avec moi, comme tentée de me faire passer un message. Mes yeux s'attardent sur chacune des deux femmes du tableau.
— Sachez que la belle jeune femme habillée est un personnage d'un célèbre roman vénitien, Polia. Il raconte l'histoire d'une prude jeune fille, frigide jusqu'à être cruelle, mais qui abandonne peu à peu le service de la chaste Diane, déesse de la chasse et de la guerre, pour le culte de Vénus, déesse de l'amour, de la passion et de la beauté.
Son regard s'attarde sur moi, une seconde de trop. Je déglutis difficilement. A quoi joue-t-il ? Pourquoi cette interprétation ne m'est-elle pas incompréhensive ? Il ne m’analyserait pas non plus ?
Soudain, je repère l'indice :
— Je crois avoir trouvé la clé.
— Dites ?
— Dans le bas-relief du sarcophage. Sa partie droite est identique à une des illustrations de l'Hypnerotomachia Poliphili de 1499, celle qui représente Adonis flagellé par Mars, tandis que Vénus se précipite au secours de son amant.
James me regarde intensément. Je connais cet éclat, il l'avait dans le bleu de ses yeux Chez Plumeau. Plongeant mon regard dans le sien, je poursuis avec autant d'enthousiasme :
— Le véritable thème du tableau n'est pas l'antithèse de l'amour céleste et de l'amour profane, mais le rite de la tintura delle rose. Je m'explique : devant la fontaine, un rosier, aux ronces épaisses, cache une partie du bassin de marbre sur lequel se reflète la lumière du soleil. Cette réfraction est caractéristique de ce matériau. Le mot marbre est d'origine grecque - marmoros - signifiant brillant : la lumière pénètre jusqu'à deux ou trois centimètres de profondeur et se réfracte sur les cristaux de calcite. Pourquoi ce rosier dont les pétales roses sont dispersés, soit au sol, soit sur la bordure avant de la fontaine ? Parce que Vénus s'est blessée à la jambe en voulant aider son amant. Elle a été piquée par l'arbuste. Elle est là, la clé. Le péché de chair et du désir à travers cette rose. Associée au feu et à Vénus, la rose rouge symbolise la beauté, l’amour et la passion.
— Et pourtant, cette interprétation comporte encore quelques difficultés, notamment lorsqu'il s'agit de déterminer le sens des motifs qui se trouvent à gauche du tableau. Le cheval non sellé qu'on voit sur le bas-relief peut être compris comme le symbole de la frigidité et de la virginité, car on le retrouve dans les gravures sur bois de l'Hypnerotomachia. Toutefois, le tableau du Titien ne se contente naturellement pas d'illustrer un moment particulier de ce roman mythologique. Nous devons admettre une certaine licence poétique de la part de l'artiste, tout en sachant que cette licence n'équivaut pas à une totale liberté de choix. Qu'elle est conditionnée par d'autres facteurs historiques. En premier lieu, par les exigences du genre auquel le tableau du Titien a, selon toute probabilité, appartenu, c'est à dire au tableau allégorique peint à l'occasion d'un mariage. L'image d'une conversion due à la déesse de l'amour conviendrait sans doute à ce genre de tableau.
Surprise, je le détaille encore et toujours. Cette fois-ci, il n'y a plus rien de repoussant. L'art oratoire, il l'a. Il intrigue par ce magnétisme de savoir qui hypnotise la pièce. Cette magie de connaissance qui m'émeut à l'excès et qui le bouleverse avec ardeur. Tous les étudiants sont sur ses lèvres, sur sa langue, dans ses mots, dans le lyrisme du peintre qu'il aime tant complimenter. Nous sommes en 1514. Nous sommes à Venise. Plus rien n'existe, sauf lui.
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