Paris, heureuse
— Tu t'en vas déjà ? lui demandé-je d'un ton las.
— Faut nourrir la baraque, ma p'tite !
— On s'voit tellement peu en ce moment...
— Viens là.
D'un sourire inversé, Iban me prend dans ses bras et me caresse les cheveux, ma joue posée sur son torse osseux.
— Bin oui, dit-il d'une voix douce. Mais si tu bossais, on n'en serait pas là hein ?
En me détachant brusquement, je lui flanque une tape derrière l'oreille. Le rire gras, il m'embrasse sur la joue et prend la sortie pour s'en aller gagner sa croûte.
Il est évident qu'on ne roule pas sur l'or, mais avec l'argent du jugement que j'ai su économiser, ainsi que le boulot de cet été qu'on a rentabilisé dans la décoration, on s'en sort plutôt bien côté financier. Iban s'ennuie à mourir dans son travail. Sa patronne, Chloé, continue à lui faire du gringue et lui fantasme sur son frère. Il a toujours été compliqué dans ses relations amoureuses.
Depuis quelques semaines, il passe ses soirées à élaborer un plan de travail, et même à dessiner des meubles et autres objets de décoration. Il en a à la pelle dans son tiroir de bureau. Son futur rêve est de monter sa propre boîte, en songeant même à l'ouvrir dans un pays étranger. Instinctivement, la Russie m'est venu à l'esprit, mais il a précisé que ce n'était pas dans ces projets de devenir chaste, ou hétéro.
Sans mentir, il me manque. Où est passée notre belle équipe si complice ? Nos soirées à refaire le monde dans de grands débats et d’infinis éclats de rire ? Écouter Iban nous exposer les derniers potins de la ville durant des heures ?
Le soir, il rentre tard tandis que je suis envahie de devoirs. Toni et Clara sont aux abonnées absentes. Quant à Bastien, après notre rupture et la soirée étudiante à se bagarrer à cause de moi, je comprends qu'il ait pris ses distances. Puis, Camille et moi sommes devenues les meilleures ennemies du monde.
Quelle chiotte ! Alors est-ce cela le passage de l'adolescence à l'âge adulte ? Ne plus se voir par devoir ou par rupture ? En passant en priorité l'avenir professionnel ?
Aujourd'hui, ma vie se résume à la Licence et à James.
Me promettant de ne pas le mettre en liste de mes priorités, il est la seule distraction de mes journées et de mes nuits. Intimement et professionnellement. Il m'instruit à l'Université et au lit -quand nous décidons qu'il y en ait un.
Malgré les aveux de Fuller sur un certain Anglais nommé Livingston, même type qui côtoierait Les Délices de l'Est, je laisse le bénéfice du doute. Après tout, je n'ai aucune preuve que cet homme soit James. Puis, tout ne tourne pas autour de lui.
Cependant, je me sens frustrée par son manque d'attention à mon égard durant ces semaines de vacances. Pas un appel, ni SMS, ni mail pour me souhaiter la Noël ou la bonne année, et cela, bien que je lui aie griffonné mon numéro sur un bout de papier posé sur sa table de chevet.
Enfin, peut-être est-ce préférable ? N'est-ce pas moi qui impose des règles de distance afin de ne pas s'enticher l'un de l'autre ? Et maintenant, je devrais me plaindre qu'il ne m'écrive pas ? Je ne suis pas sa femme et nous ne sommes pas dans une relation officielle.
L'insatisfaction féminine. Je ne veux pas être sa possession, mais tout de même un peu. Quelle exigence !
Une aventure officieuse légère et sans rendre de compte. Il ne me doit rien et moi non plus. Au moins, je ne récidiverai plus.
Mon téléphone vibre dangereusement sur le comptoir de la cuisine et je me précipite pour y lire le numéro de mon correspondant. Numéro non enregistré.
— Hello ? entendis-je en écho.
J'ai envie d'exprimer ma joie en hurlant. Le destin. Il suffit de penser à lui et il m'appelle. Si ce n'est pas un signe ! Un soupir de soulagement souffle en moi, me redonnant espoir de le revoir une nouvelle fois. Je sautille légèrement sur place et un fil de sueur chaud coule le long de ma colonne vertébrale.
Peut-être me contacte-t-il pour tout arrêter ?
— Charlie ?
— Bonjour, James, réponds-je, incertaine.
— Good morning, sweety.
L'adolescente enfouie en moi, qui n'a pas connue le premier amour mièvre, sourit à l'entente de ce doux surnom.
— As-tu passé de bonnes vacances ? s'intéresse-t-il.
— Et bien, j'ai rencontré le père Noël et réglé mes comptes avec 2011. Et toi ?
— Pareil, mais j'ai la mère Noëlle qui m'a tenue la jambe.
— Chanceux !
Il éclate d'un rire étranglé.
— Supposons-nous que 2011 a été de bon augure ? Londres a été joyeuse et gourmande en cette période de fin d'année. Toujours est-il que 2012 peut s'ouvrir, me donner rendez-vous, sous cette Paris, froide et distante. Cette ville aux mille facettes, imperturbable et mystérieuse. Penses-tu qu'elle n'opposerait pas de résistance si je venais lui rendre visite ? Est-elle dans un bon jour ? Sans orage ni pluie ? Attends... je regarde par la fenêtre. Charlie ? Le brouillard se dissipe dehors laissant filtrer quelques rayons lumineux. Je la vois sourire. Dis, tu crois qu'elle accepterait, Charlie ? Charlie ?
Sais-je à présent pourquoi il n'utilise jamais mon vrai prénom ? Comme moi, il a peur que la réalité vienne faire surface, car dans ces moments de doute, je suis Charlie, la fille du Carmen et il est James, mon inconnu de Montmartre. Ni plus, ni moins.
Il a raison. Paris sourit ce matin, elle attend qu'on la caresse de poésie. Qu'on la complimente sur sa jolie robe d'hiver, belle comme l'aurore, époustouflante comme son histoire, et elle souhaite se perdre dans les méandres d'une nouvelle année, où le temps s'arrête sur les deux amants serrés sous un plaid, s'aduler avec ardeur. Ô Paris ! Tu es ravissante quand tu es heureuse.
— Elle t'attend, impatiente, James.
— Dis-lui de ne pas s'enfuir, je la rejoins dans trente minutes.
— Accours, alors.
— Charlie ?
— Oui ?
J'attends le souffle court.
— Non, rien. À tout de suite.
Il raccroche. Le regard dans le vide, je reste avec le portable en main, toujours collé à mon oreille. Il n'y a plus de brouillard dehors.
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