Premier puzzle

7 minutes de lecture

— J'ai surpris une conversation entre Lauren et Maria il y a deux ans, balancé-je de but en blanc, elle te soupçonnait sur l'expertise Botticelli.

Pour casser l'ambiance, j'aurais pu remporter la Ligue des Champions dans le domaine.

Il soupire et me décale sur le côté.

— Et qu'est-ce qu'elle disait ? demande-t-il, en s'asseyant sur le bord du lit.

Je me redresse en oubliant ma nudité.

— Elle pensait qu'il y avait une affaire étrange derrière celle-ci, avec Salvatore Federighi.

— Encore une fois, je n'ai rien vendu, insiste-t-il en se retournant vers moi.

Déconcertée, je hoche la tête. Est-il exaspéré ou inquiet ? Il se ferme comme une coquille dès qu'on aborde le sujet de cette histoire. En bon synergologue, ses expressions se figent alors que le reste de son corps n'affiche que la sérénité. Peu de personnes ne peuvent le remarquer, sans doute, mais les yeux de James sont des radars à mensonges et à l'heure actuelle, il plaide coupable. Quelle culpabilité ? Celle d'un expert au secret inavouable ? D'un directeur de galerie qui risque gros ? S'est-il fait avoir ? Ou est-il complice ? Travaille-t-il pour la mafia ? Sauve-t-il les fesses de Maria et de son mari ? Cette expertise a une deuxième couche de peinture, inexplorée. J'en suis persuadée et James ne dira jamais rien. Et là, j'en donnerai ma main à couper.

Je l'examine longuement.

— Tu n'auras aucun problème, ajoute-t-il en me prenant par la main, comme s'il avait lu dans mes pensées. Cette vente est tout à fait légale en Grande-Bretagne.

— Lauren n'a pas perçu la chose de la même façon, et j'ai confiance en son jugement. Tu sais bien, non ? Alors, peut-être que Maria et Salvatore ont préparé quelque chose derrière ton dos ? Qui sait ?

Il lâche ma main.

— Ecoute, Charlie, dit-il, posément en posant un genou sur le lit, une main dans ses cheveux. Lauren était très malade ces trois dernières années. Peut-être ne le voyais-tu pas, mais elle délirait. D'ailleurs, elle parlait souvent d'études de la mémoire eidétique. Une théorie au-delà de nos espérances, une mémoire qui saurait se rappeler nos vies antérieures, tu imagines ? Elle avait arboré des plans, des tests et tous un tas de calculs plus incroyables les uns que les autres pour savoir si quelqu'un possédait ce don.

Alors, elle en avait parlé à son mari. Pourquoi ne pas avoir fait le lien entre nous ? Sait-il que j'ai la mémoire absolue ?

Je fronce les sourcils : il est sceptique.

— Et tu n'y crois pas ? demandé-je, interloquée.

— Je suis trop terre à terre. Qu'on ait des dons venant d'une famille descendante, je conçois, mais pas d'une vie antérieure. D'abord, faut-il aussi croire à cette théorie, conclut-il.

Sur la vie antérieure ? C'est la première fois que j'entends cette assimilation avec l'étude que Lauren avait entreprise.

— Pourquoi cette question ? me demande-t-il, après mon silence.

La tête basse, j'esquive son regard.

— Quand est-ce que tu pensais me l'avouer ? me réprimande-t-il, en comprenant que j'étais au courant.

— Je viens de t'annoncer que je ne t'avais pas tout dit, dis-je pour ma défense.

— As-tu encore des révélations à m'avouer ?

Prudente, je tire d'abord le drap jusqu'à ma poitrine avant de m'approcher de lui. Sur le ton de la confidence, pour l'inviter à se confier à son tour :

— J'ai fait la connaissance d'une masseuse qui travaille au Délices de l'Est.

What's the fuck ? Le salon érotique ? Tu fréquentes ces lieux ? m'agresse-t-il.

J'arque un sourcil, lèvres serrées. Les bras croisés, je le brusque :

— Tiens ! Tu as l'air de savoir ce qui s'y déroule, en tout cas.

Il sourit fièrement.

— Tu as un don pour retourner les situations.

— Pas mieux que toi.

Un long silence, où une attitude arrogante se démêle de sa sensibilité. Un sourire béat s'élargit sur son joli minois tout en me déshabillant du regard. Il semble fier et moi, exaspérée.

— Mais Charlie tout le monde sait ça ! Enfin, tu crois que ça n'existe qu'à Paris ?

— Tu y es déjà allé ?

— Mais non, enfin ! Pourquoi cette question ?

— Donc, je peux finir mon histoire ? l'interromps-je.

Il m'invite à poursuivre d'un geste de la main.

— Elle s'appelle Kasia Dabrowska.

La bombe est lancée. Et aucune réaction de sa part. Seule une concentration digne de celle de ses cours, se dessine sur son visage.

— Il y a plus d'un an, continué-je. J'ai appris qu'un homme du nom de Mark Livingston, lui inflige des sévices durant son travail.

Il fronce les sourcils.

— Ce même homme aurait vendu un Friedrich à un ami de mon père, avec l'aide d'un restaurateur du nom d'Helmut. Un Anglais avec un accent à peine perceptible voire inexistant. Dans le milieu de l'art, yeux clairs, cheveux châtains et une alliance au doigt, dis-je avec précaution, doucement. Il y a deux ans, il a reçu un appel d'une certaine Lauren.

James est figé, le regard dans le vide.

— James ?

Après une longue hésitation, il récupère son caleçon et ses lunettes qu'il avait posées lors de sa hâte, enfin se poste face à moi. Au pied du lit, il tourne, il vire comme un lion en cage puis revient à l'endroit initial. Le visage fermé et sérieux, il semble chercher ses mots. Dans un geste brusque, il enlève ses lunettes et les pointe vers moi, tremblant presque de colère.

— Il y a deux aveux qui me turlupinent à cet instant. Éclaire ma lanterne puisque tu sembles tout deviner. Que je saisisse bien ton sous-entendu, un Anglais dont l'accent ressemblerait étrangement au mien, maltraiterait une femme et comme il vend si bien des tableaux et que le nom de Lauren s'est affiché sur l'écran de son portable : cela voudrait dire que je suis cet homme ? Sous quel nom m'as-tu dit ? Regarde-moi, maintenant.

Sans ciller, je l'observe, abîmé par mon accusation, frappé dans son amour-propre.

— T'ai-je déjà agressée ? Et surtout sans ton consentement ?

— Non, jamais. Mais peut-être qu'avec moi, tu ... je ne sais pas.... Dans nos ébats, tu es très dominant.

— Et bien c'est là que tu te trompes, vois-tu. Je suis dominant parce que tu souhaites que je le sois. Donc, je joue à la domination. Mais c'est toi qui mènes la danse.

On se regarde intensément.

— Ça m'a beaucoup affecté ce qui t'es arrivé... divulgue-t-il. Cela n'empêche que ce soit toi ou une autre, je n'ai jamais rien fait sans consentement et payer pour du sexe.

Je me mords la lèvre, honteuse d'avoir douté de lui. Encore une fois, je montre mon incompétence dans le domaine. Une gamine inexpérimentée. Une adolescente qui soupçonne celui qu'elle aime à la moindre allusion.

— Et ce Friedrich est-il faux ?

— Non.

— Alors, où est le problème avec ce type ? Il couche avec des femmes en les payant pour assouvir ses monstrueux fantasmes. Rien de nouveau dans le monde de la débauche.

Il remet sur son nez ses binocles et devient alors plus affaibli, les épaules basses. Et je sens déjà que sa seconde hypothèse, celle alors que j'avais deviné en deuxième théorie, l'assène d'un coup de massue sur la tête. Il cligne plusieurs fois les yeux avant de dire d'une voix brisée :

— Lauren avait un amant ?

Certes, c'est la douche froide pour moi de savoir qu'il ressent encore des sentiments amoureux pour elle, mais à ce moment-là il a besoin de réconfort, pas d'une petite amie jalouse. Je retire ce qui couvre mon anatomie et caresse son torse jusqu'à ses épaules saillantes.

— Il y en a des milliers de Lauren.

Il n'est plus là et je lui lève le menton de mon index. Enfin, son bleu célestin s'éternise dans mon vert olive.

— Livingston, je connais ce nom, avoue-t-il.

Je me recule et il me fixe en attendant que je dise quelque chose, mais c'est lui qui s'acharne à trouver mes réponses :

— Ce n'est pas l'historien d'art ? Celui qui a écrit sur le pop-art et sur ...

Putain de bordel de merde !

— Georges Segal ! m'exclamé-je, avant de mettre mes mains contre mes joues.

Bouche ouverte, les yeux écarquillées, au tour de James de me regarder comme un extraterrestre.

Ce jour-là, je me suis arrêtée sur un petit écriteau où il était écrit : « c'est vraiment si difficile de colorer une sculpture que j'ai rejeté la couleur pour le moment. Je travaille en noir, en blanc et en gris. Je regarde beaucoup du côté de Rembrandt. Je regarde les tableaux des maîtres anciens qui ont, en fait, une toile plane peinte comme par enchantement pour qu'elle ressemble à une sculpture en trois dimensions afin de voir ce qui se produit si je parviens à indiquer certains de ces clairs et de ces obscurs qui sont purement imaginaires. » Georges Segal, 1988, propos recueillis par...

— Mark Livingston ! Bien sûr c'est là que j'ai lu son nom, à la galerie Templon où j'ai rencontré Lauren.

Je lève les yeux vers lui. Nous venons de coller un premier puzzle dans le jeu de son ex-femme. Nous venons de nous comprendre.

— Mark Livingston est un faux nom, conclut-il.

— Lauren et lui ont bossé sur cette exposition ensemble, et ce jour-là, je l’ai rencontré !

~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Annotations

Vous aimez lire Laurie P ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0