L'INCROYABLE HULK, LE MOINEAU ET LA FILLETTE AÉRIENNE
J’ai six ans. Mon père et ma mère sont en train de rejouer la scène du balcon de Roméo & Juliette. Sauf que dans l’œuvre de Shakespeare, Roméo ne ressemble pas à un truand. Les paroles qu’il adresse à sa bien-aimée sont bien plus tendres. Et ce n’est pas la rage qui le porte dans son ascension. Du coup, notre Juliette a fermé les volets. Mais apparemment mon père a définitivement enterré le fils Montaigu pour laisser Hulk s’exprimer pleinement. Il brise les volets avec une facilité déconcertante. Comme plusieurs cambrioleurs avant lui. Il faudra penser à déménager. La lumière réinvestit la pièce à chaque morceau de bois arraché. Dans ce chaos, le visage de mon géniteur apparaît. Il vous suffit de penser à Jack Torrance dans Shining pour visualiser à peu près à quoi ressemble mon père à cet instant précis. Du coup ma mère semble assez terrifiée. Je crois que je le suis aussi. Elle m’abrite derrière son petit corps de moineau. Euh, y a pas plus sûr comme cachette ? Mon père, alias Roméo, alias Hulk, alias Jack Torrance est dans notre salon. C’est moi ou les murs rétrécissent ? Ma mère se saisit du téléphone mais mon père le lui arrache des mains. Puis l’arrache du mur. On ne fait pas dans la dentelle dans ma famille. Mes parents se fusillent du regard. Ça c’est du western ! Mais il n’y a pas de bon et de méchant dans cette scène. Juste mes parents. Ils se sont aimés un jour. Bon aujourd’hui ça paraît pas évident mais si, ils se sont aimés, j’vous jure. Mon père avance doucement. Il parle moins doucement. On peut même dire qu’il hurle. « Mais bordel, tu penses vraiment pouvoir m’empêcher de voir ma fille ? T’as complétement perdu la tête ma pauvre ! ». Ma mère lui ordonne de ne pas s’approcher. La tension dramatique atteint son paroxysme. Et puis… il se passe quelque chose d’incroyable.
Loin de moi l’idée de faire mon intéressante à cet instant précis, mais je me mets à planer à cinquante centimètres au-dessus du sol. Mes parents sont bien trop occupés à s’injurier pour s’en rendre compte. Mais je vole. Whaou ! Pas très haut mais je vole quand même. Je me rappelle parfaitement du sentiment d'apesanteur, de la paix ressentie, de l'endroit exact où c'est arrivé, de la dalle fissurée juste au-dessous de moi. Du temps à l’arrêt et du silence qui m’enveloppait.
Je suis incapable de vous dire comment le duel s’est terminé. Je crois que personne n’a été blessé. Physiquement en tout cas. Moi j’ai raté la fin du film. J’étais bien trop émerveillée par mes supers pouvoirs. Il faut dire que léviter, c’est pas donné à tout le monde. Les mauvaises langues diront que j’ai rêvé cet instant. Les psys, que je me suis créé un cocon imaginaire pour échapper à une réalité trop inconfortable. Que la tension émotionnelle était trop forte et que mon cerveau a vrillé. Peu importe ceux qui ont érigé leur logique terre à terre en religion, même si ma mémoire me joue parfois des tours, ce moment-là, c’est bien un souvenir. De ceux qu’on oublie pas.
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