Brad#11 - Transmission
« Thomas, Thomas, il faut te lever. Dépêche-toi. Papi a presque fini son petit déjeuner » murmure mamie en me caressant le front.
Je jette un œil à mon portable. Il est 5 h 30. Deux heures plus tôt que pour aller au collège. Fais ch*, mais pourquoi j’ai dit oui !? Je me traine jusqu’à la salle de bain et me passe de l’eau sur le visage. Oh la la, c’te tête.
Je me sape vite fait et descend rejoindre mon grand-père. De l'entrée de la cuisine, je l'observe les yeux encore à moitié collés par le sommeil. Mon grand père est une sorte de gnome : petit, le ventre rond, avec une couronne de cheveux blancs. Ne manque que le chapeau pointu. Quelle idée ? Décidément, je dors encore. Je m'approche. Sa peau me parait un peu plus plissée que l’été dernier. Il lève les yeux de son journal et me « sourit jusqu’aux yeux ». C’est l’expression de maman. Je soupire intérieurement en lui claquant une bise sur la joue. Il est difficile d’en vouloir pour quoi que ce soit à mon grand-père : Son visage rayonne de plaisir quand il nous voit, que ce soit ses enfants ou mes cousines et moi.
- Allons Thomas, dépêche-toi. Nous n’avons pas toute la journée.
Je marmonne un vague « hum, hum ». Mamie pose un café odorant devant moi. C’est un secret entre nous. Les parents me trouvent trop jeune à quatorze ans pour du café. De toute façon à l’aube, il faut au moins ça pour déciller mes yeux. Après deux, trois gorgées, je tente :
- Tu ne veux toujours pas me dire où on va ?
- Non, non. Je veux te montrer quelque chose. C’est une surprise.
Arggh… J’adorais cette phrase à huit ans quand la nuit me paraissait toujours trop longue - un vrai drame pour mes parents. Mais les ados aiment dormir. C’est physiologique, dit mon père. Je m’en fiche tant qu’il me laisse trainer au lit jusque midi chaque week-end.
Pour papi, c’est une hérésie. C’est un matinal de la première heure. Cela fait trois ans que je ne suis pas venu passer quelques semaines chez eux. Les vacances à la plage avec les parents, ceux des potes ou les colos ont occupé tout mon temps. J’avais zappé que venir chez les grands-parents voulait dire subir les lubies naturalistes de mon grand-père : pêcher pendant des heures, identifier des plantes en forêt pour les dessiner ensuite, reconnaitre le son des oiseaux, chercher un certain insecte dans le sous-bois - souvent en vain. Tout ce qui me réjouissait minot. Y’a pas que les parents qui me voient pas grandir. Mais je ne veux pas lui faire de la peine. Maman m’a répété avant de partir que le temps avec les grands-parents est précieux et qu’ils ne seront pas toujours là. Rengaine connue. J’ai hoché la tête sans lever les yeux de mon combat sur Summoners War. Pourtant, dès mon arrivée, j’ai noté qu’il marche moins bien. Et il ne mange vraiment pas beaucoup. Par contre, qu’est-ce qu’il cause. J’ai dû réfléchir pour trouver son âge. Quelque chose comme soixante-dix-sept ans. C’est vraiment vieux.
Nous voilà dans la voiture, après trois kilomètres, je reconnais le chemin : direction l’étang du Ravoir et la grande forêt qui le borde. Papi est indulgent. Il a essayé de faire la causette quelques minutes mais je suis trop dans le pâté pour suivre. Alors, il roule, en silence, avec un léger sourire au coin des lèvres.
Sortis de voiture, l’air est chargé des odeurs de sous-bois et d'eau stagnante. Le tapis de feuilles étouffe nos pas. Après un kilomètre, nous avons quitté le chemin. Je marche à ses côtés en silence. Il n’y a que nous qui soyons silencieux. La forêt est rempli de sons : le vent dans les arbres, les oiseaux qui chantent le matin, et le léger bourdonnement des insectes.
Papi se tourne soudain vers moi avec un doigt sur la bouche, amusant vu notre parcours muet. Il nous installe sur un rocher et sort deux paires de jumelles de son sac. Super. Une longue planque à l’affut d’une bestiole. Nous attendons, lui patiemment, moi toujours un peu comateux. Je regarde à travers les jumelles pour tuer le temps. Et retrouve un plaisir oublié : celui de voir des milliers de détails invisibles aux autres. Gamin, je me prenais pour un super espion. En une demi-heure, j’ai déjà aperçu deux écureuils et une sorte de fouine.
Papi attrape ma manche et chuchote : « A trente degrés du grand chêne, trois arbres en recul, regarde la cime. Vite ! »
Je m’exécute et oh ! Ma bouche s’ouvre sans proférer de son. Un rapace prend son envol : brun et blanc, de très longues plumes lui font des doigts au bout des ailes. Je suis à la jumelle son survol de la forêt et le vois plonger. Il disparait puis resurgit, juste au-dessus de la ligne de bouleaux qui nous masque l’étang. Le voilà de face, il fonce vers nous, un poisson frétillant au bec. Il passe juste au-dessus, montrant son ventre blanc, le dessous de ses ailes poinçonné de taches sombres et vire pour revenir à son point de départ porté par un courant ascendant.
« Papi, c’est l’oiseau de ta sculpture ? Celle que je voulais toujours sur ma table de chevet quand je venais en vacances ? »
« Oui, Thomas. C’est un balbuzard pêcheur. Je n’en avais pas vu depuis ma jeunesse. Un couple s’est réinstallé dans la région. Tu ne pouvais pas manquer ça, si ? » Et ses yeux pétillent de joie. Les miens aussi sans doute. « Oh que non ! Merci papi. »
Annotations
Versions